Bois Vuacoz

Montpreveyres / 9 heures

Le jour se lève lorsqu’elle fait son apparition dans la cuisine, par la porte qui communique avec la chambre. Il est sept heures, tout indique qu’elle est debout depuis longtemps déjà, mais rien ne permet d’en savoir plus; elle tire la porte derrière elle, pose en passant le dos de sa main droite sur le radiateur, puis se tourne du côté du poêle dans lequel elle glisse un morceau de bois.
La fenêtre est entrouverte, les rideaux tirés, on entend les moineaux dans la haie, une mésange s’accroche à la mangeoire suspendue au lilas, les arbres sont nus encore. On entend à peine la fontaine.
La bouilloire siffle, il y a du désordre sur la table qu’entourent quatre chaises au placet brodé, mais aussi une pile de journaux, de la publicité mêlée à un courrier plus sérieux. Elle est assise au bout de la table, regarde par la fenêtre, un rayon de soleil claire ses mains qui tiennent un bol de thé; à l’autre bout une petite radio, un journaliste demande à son invité de commenter les actualités, elle écoute distraitement, le froissement des pages du journal repousse l’entretien au second plan. Elle tend le bras et interrompt l’émission.
On entend alors dans la cuisine ce qu’on entend lorsqu’on est seul, des bruits, ceux du dedans et ceux de dehors, qui inquiètent un peu, parce que c’est aussi ceux que d’autres entendraient s’ils avaient été à sa place. Aucun vivant n’en doute, la solitude rassemble.

Montenailles

Le Mont-sur-Lausanne / 11 heures

Le sentier déroulait ses lacets jusqu’au col de Matze avant d’allonger son pas à flanc de coteau jusqu’à Van d’en Haut. C’était il y a quinze jours, le soleil avait terminé le travail entamé par le foehn et le froid avait consolidé la couche de fond; ne restaient que les os des anciennes coulées venues mourir dans le lit de la Salanfe: pas de quoi s’inquiéter. La neige qui recouvrait encore les pâturages semblait indiquer la présence d’un lac qu’aurait bordé au nord un collier de chalets colorés. Il faisait un temps de conte de fées, la prudence voulait pourtant qu’on s’arrête sur les bas de Van d’en Haut.
On pensait alors que l’hiver avait tiré ses dernières cartouches, c’était sans compter avec les us et coutumes des fins de saison: il est en effet tombé deux mètres de neige la semaine passée, plus d’un mardi soir, si bien qu’une avalanche, une avalanche énorme est descendue mercredi des Perrons, sur un large front, et a emporté une quinzaine de chalets sur les hauts de Van d’en Haut; on n’avait pas vu ça depuis 200 ans.
Les chalets étaient fort heureusement vides; l’un d’eux, en miettes, fait voir aujourd’hui ses entrailles, lambourdes et lambris en mikado; les autres, un peu manchots, ont de la neige plein la bouche et les yeux rouges; penauds dans leur trou ils attendent le printemps.
De mon côté je me félicite de m’être approché en deux fois – par voie de presse d’abord, en réalité ensuite – de l’un de ces événements qui ont la mystérieuse vertu de nous en priver un jour d’un coup, définitivement.

Carrefour

Riau Graubon / 17 heures

On voudrait parfois qu’il s’épuise, tarisse, disparaisse; qu’il renonce à ses grimaces, à ses sourires, à ses poisons. On voudrait qu’il se prenne dans les mailles du filet qu’il ravaude et se noie, on voudrait entendre ce qui revient lorsqu’il se tait, le vent, les moineaux, le lilas. On voudrait faire la peau à ce charivari, à ce charivari d’opinions et de jugements, à ce poudingue de croyances et de convictions, ce fatras de points de vue et de sentiments.
Vite ailleurs, oh pas loin et jeûner; affamer ces démons qui m’ont nourri et m’épuisent, m’étouffent comme le lierre.