Plaines du Loup

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Lausanne-Blécherette | 12 heures

Une porte s’ouvre, on ne me demande rien, je passais. Un restaurant au rez, des bureaux à l’étage distribués autour d’un hall sans fonction apparente, une table ronde et trois fauteuils, des photographies noir et blanc, deux radiateurs, une grande baie vitrée.
Je m’assieds, sans rien attendre; tout pourrait s’arrêter là, aucune raison de m’en aller, aucune de rester. le ciel est gris, les haies noires, la neige est blanche. On voudrait que ça dure – mais qui? et quoi? – et ça dure.
Trois inconnus se hâtent à l’autre bout du tarmac, bruits de moteur. Le Pilatus PC-12 s’envole plein nord, j’en profite pour me retirer avant que la fenêtre ne se ferme.

Derrière le lac

Un homme assis tient
un petit bassin dans sa main droite.
Un chirurgien lui incise le bras gauche.
Le sang qui coule dans les veines
jaillit dans le bassin.
Puis on panse le bras
et le saignement s’arrête.
Une incision peut parfois faire du bien.
La sève irrigue les plantes.
Les plantes croissent, mais ne se déplacent
pas et ne s’essoufflent pas, tandis que
l’homme a constamment besoin de respirer.
Le sang passe par le coeur
qui bat à chaque instant.
Lorsque le coeur s’arrête pour toujours,
l’homme cesse de vivre.

Karl Philipp Moritz (1790)
Traduction Violette Kugler er Marie-Cécile Baland (2003)

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Yverdon | 15 heures

Dans l’ordre des faits et dans celui des raisons, dans l’ordre des discours, des récits, des romans, dans les encyclopédies, les curriculm réel ou apparent, les programmes, les prévisions et les bilans, les statistiques, les refrains et les mea-culpa coexistent à la fois un rêve et un cauchemar.
Rêve que ces ordres vivent longtemps encore, et croissent, et tiennent leurs promesses. Cauchemar que tout ne soit qu’entrelacement de langages soigneusement orchestré, qu’une seule génération, s’il arrivait qu’un jour elle manque à ses devoirs, oblige l’homme à tout recommencer.
Il y a pourtant quelque chose qui ne plie pas, se dérobe même – sans s’abandonner au désordre –, une chose qui résiste aux abécédaires trop sérieux et à laquelle les noms et les verbes, lorsqu’ils tombent comme la pluie, ouvrent la porte.

Ferme de la Fontaine

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Montblesson / 16 heures

La vieille m’avait dit cet après-midi-là, sans trouver toujours les mots, qu’elle avait suivi pendant de longues années une figure qui la précédait de tout près, celle d’un homme qui en réalité n’existait pas, qu’elle avait vu derrière ses paupières et qui semblait tout ignorer d’elle. Il lui était devenu familier avec le temps, sans qu’elle le veuille, et vivait quotidiennement un instant dans ses parages. Elle lui avait prêté par précaution un peu de courage, celui qu’elle n’avait pas et dont elle aurait besoin peut-être un jour. Elle le voyait toujours couché, quelle que soit la saison, le corps et le visage tournés vers une fenêtre donnant sur l’est, avec le soleil qui brillait. Ils ne parlaient pas, elle se contentait de se pencher, et regardait à travers lui, par la fenêtre, ce qu’il voyait. En savoir plus sur son compte n’aurait mené à rien, elle n’avait jamais vu son visage.
C’était la respiration de cet homme, la chambre blanche dans laquelle il était couché, c’était le chat qui entrait et sortait par la porte entrouverte, ce qui bruissait derrière les carreaux de la fenêtre qu’elle aurait voulu écrire, si cela s’était avéré possible.
Ce tableau vivant lui était devenu indispensable, mais il l’avait invitée également à s’en détourner parce qu’elle n’avait rien à attendre de lui; elle s’était mise alors à aller toujours plus souvent de son côté, là où personne ne l’avait précédée et où personne ne la suivrait, elle aussi.
Le soir en la quittant, je ne me suis pas retourné, c’était peut-être à mon tour de ne pas la retenir, de ne rien précipiter, d’élargir les limites du dedans en restant immobile comme sur un seuil.