Faire taire la mort

Cher Pierre,
Tout va de mal en pis, je tremble, on s’obstine à vouloir faire taire la mort ; on la congèle ici, on la délocalise là-bas en offrant des armes lourdes à ceux qui lui feront la peau.

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L’usine à frustrations tourne à plein régime, on la nourrit en consommant, personne ne voit aujourd’hui comment l’arrêter. On laboure sans repos, plus qu’il ne faudrait, on traque inlassablement ceux qui s’y opposent mais le train est lancé. Le prix aura été exorbitant au démarrage, Henry Ford le sait ; douloureux au maintien de sa vitesse, ceux qui ont été condamnés à prendre place dans les chaînes de montage en ont fait l’amère expérience ; c’est au tour de ceux qui y avaient échappés jusque-là de se mettre au diapason du management scientifique et de la parcellisation : administrations, cultures, écoles, professions libérales…
Inquiétant, personne n’a songé à un système-expert qui fournirait une procédure pour ralentir l’avancée du monstre. Tout est propre aujourd’hui à prolonger l’état de domination et d’exploitation du monde par lui-même, sans qu’on sache bien qui en est désormais l’auteur. Chacun donc se hâte de semer la mort, de retourner la terre pour mettre la main sur les choses qui deviendront de l’or ou pour les intercepter.
Ceux qui sont chargés de piloter l’embarcation hochent du bonnet, tremblent, menacent, font jouer la concurrence, lancent des campagnes, ouvrent des fronts, tandis que les acteurs du marché prennent conscience soudain qu’ils sont tous, sans exception, les éléments d’une chaîne de montage généralisée.
Frederick Winslow Taylor a eu raison de nous, l’organisation scientifique du travail et la croissance nous ont fait commettre le pire en différant à jamais le bonheur que nous nous étions promis de redevenir une fois vivants. Il nous reste la possibilité de nous mettre hors jeu une heure ou deux, ne serait-ce que pour rappeler à ceux qui l’auraient oublié qu’il existe de l’altérité. Quelque part. Je grelotte.
Amitiés.
Jean

Savants fous lâchés dans la ville

Savants fous lâchés dans la ville, ils variaient jour et nuit les points de vue, fixaient des constantes ; ils copiaient leurs voisins, cachaient leur désarroi, faisaient des hypothèses ; ils multipliaient les réponses, modifiaient les circonstances, pariaient sur des variables, faussaient les résultats, demandaient des soutiens ; ils n’hésitaient pas à changer de camp ou de paradigme.
Jusqu’à ce qu’ils s’avisent qu’ils ne voyaient pas plus clair qu’au commencement et que la fatigue aurait bientôt raison de leurs ambitions. Celles-ci, à la baisse, leurs avaient entrouvert pourtant les portes du pays qu’ils n’avaient pas quitté, avec son chant, sa nuit, ses allées. Ils avaient alors laissé le gros de l’histoire aller pour son compte, s’étaient mis hors jeu en rejoignant la pente qui les conduisait de leurs petits pas de vieux consentants au bord du ruisseau, comme autrefois lorsqu’ils étaient copains.

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