Août 2019

 

Un journal? Pour ne pas perdre de vue le jour, le mois, l’année… Guère plus. 

Lundi 12 août 2019
Réveil tardif puis lecture des études d’une équipe du CNRS sur la mémoire. J’entends dans les fourrés un oiseau piquer les noisettes. Mise à jour de la bibliographie d’Elargir les seuils: Modiano et Auster. 

Départ en début d’après midi du côté d’Aubonne, avec Sandra, pour acheter un lit à Lili, il lui sera livré de Micasa dans un mois. Études sur la mémoire au retour, puis balade avec Oscar jusqu’à la Moille-aux-Frênes. Soupe de courgette, salade et riz. 
Je vais cueillir quelques tournesols à la tombée de la nuit dans la parcelle d’engrais vert en Cugnieux, les laisse sécher sur la tèche de bois du hangar. Sandra taille la haie qui envahit le pied de ses ruches. Lecture des premières pages de la première partie de L’Invention de la solitude – Portrait d’un homme invisible. 

Mardi 13 août 2019
Les milans sifflent – soufflent – dans le ciel traversé de bandes roses, bleues, blanches, 6 heures 30. La fraîcheur élargit ces premières heures, qui se glissent dans les combles par les lucarnes. Bruits de moteurs au loin, qui concourent au ralentissement général. L’agitation du monde qui va suivre est inexplicable. 

Je dépose Lili à Vevey, en ramène un cabochon trouvé à l’embouchure de l’Ognona. On remonte par Chardonne et Chexbres, halte au tea-room. 
Fin de la lecture du Portrait d’un homme invisible, j’entame celle du Livre de la mémoire avant de raccourcir celle des Études sur la mémoire, qui se confondent avec des réflexions sur le vieillissement. Promenade avec Oscar, dis deux mots à l’employé communal du prochain gros orage qui va emporter, un jour, notre place de parc. 
La lumière d’après orage, les ouvertures dans les bois, la fraîcheur, l’état de mon âme, insouciante, légère, moqueuse, la perspective de voir tout à l’heure Sandra et mes enfants, ce soir un ami, tout aura donné à cet après-midi un visage enchanté. 
Repas au restaurant de la Chavanne où cuisine une équipe de jeunes femmes. Frédéric me remet une émouvante broderie qu’a réalisée Nathalie: deux chardonnerets.

Mercredi 14 août 2019
Ciel bleu grec. Lecture du Livre de la Mémoire. Sandra et Lili sont descendus au marché et me ramènent le premier tome du Journal de Claudel. Elles sortent dans le jardin les deux poules naines Nègre-Soie arrivées la veille et s’assoient dans l’herbe, tout près d’elles, pour faire barrage au renard qui rôde. Finalement elles reviennent de chez Landi avec un parc mobile.

Je diffère la tonte de l’herbe à un autre jour et poursuis la lecture d’Auster dans le hamac, sur la terrasse de chez Ronny, à la cuisine et le termine avant minuit. Petit tour avec Sandra et Oscar tandis que la lune se lève derrière le Vanil des Artses. Lili installe dans les combles la box de la télévision. 

Jeudi 15 août 2019
Il faut patienter avant de voir par la lucarne un peu de bleu dans le blanc cassé du ciel. Il prend alors l’apparence d’une délicate porcelaine. 

Il prend alors l’apparence d’une délicate porcelaine. Une lessive tourne à la salle de bain. Lecture de Pedigree, puis jardin: je cherche en vain un trèfle à quatre feuilles puis tonds. Longue boucle avec Oscar par le sud et la Moille-aux-Frênes. Lili et Sandra sont sur le lac avec M et V. Arthur rentre ce soir de Münich. 
Je passe le râteau en fin d’après-midi, essaie de contrôler le rythme de mon cœur qui prend quelques libertés et taille la haire des ruches alors que la nuit tombe. Sandra rentre avec Arthur, Lili et M, autour de 20 heures. On mange une nouvelle fois sans Louise qui est à Bristol, elle nous délivre moins de nouvelles qu’en juillet. Je vois quelques-unes de ses belles photos sur Instagram. 

Vendredi 16 août 2019
Réveil à 6 heures, le cœur hésitant. Du bleu sans tache dans le ciel. Lecture de Dora Bruder tandis que la maison dort, j’ouvre la lucarne: quelques oiseaux, les rouges-queues qui s’occupent de leur seconde nichée dans la charpente du hall, le ronflement des véhicules sur la route de Berne. 

Photo | Louise Prod’hom

Fin de Dora Bruder. Je désherbe la petite friche qui s’installe près de l’entré du jardin et taille le pommier. Les battements de mon cœur se stabilisent. Hamac. L’introduction de Jean-Christophe Bailly à sa Légende dispersée vaut le détour. Terminerai en rentrant de Lausanne ce soir. Car ce soir c’est bowling avec Lili et M. 

Samedi 17 août 2019
Au marché ce matin avec Sandra. Je passe au rayon vestimentaire de chez Manor avant de me rendre au café des Deux-Marchés. J’y trouve O. attablé devant un thé. Il évoque son futur déménagement au Locle, en France… d’une séance de cinéma en plein air ce soir. Sandra nous rejoint

Après-midi de lectures dispersées, hésitantes. Il va pourtant bien falloir que je mette un terme à ces lectures préparatoires, qui m’amènent surtout à différer le moment où je passerai à l’établi. Ne rien précipiter, laisser infuser les éléments que j’ai extraits depuis bientôt une année, sans les couper de leur milieu, que j’aurai à revisiter bientôt. 

Dimanche 18 août 2019
La fête battait son plein aux Censières lorsque je suis rentré hier autour de minuit de Lausanne. On y montrait un beau film d’apiculteurs résistants. Prévu en plein air à Mont-Repos, il a été finalement  projeté, pour des raisons techniques dans le hall du Zinema. A une heure ce matin, les fêtards ont été dispersés et le silence est revenu.

C’est le Pôle d’Inaccessibilité relative que je recherche, que j’ai cherché pendant des années dans les montagnes et sur les côtes. Le but de cette expédition est, comme le dit en son temps le pape Grégoire, « d’atteindre à la dérobée ne fût-ce qu’une minime parcelle de cette lumière que rien ne peut contenir 

Cela suffit, pensais-je. Cela suffit, pour un week.end, pour une saison, ou pour une demeure

0n ne peut pas tuer le temps, ai-je lu un jour, sans blesser l’éternité. » Faire descendre les bougies au fil de l’eau, n’était-ce pas joli? Pourquoi, lorsque nous avons vu les bougies se balancer au fil de l’eau, ai-je pensé que le spectacle aurait dû être meilleur? Il semblait à la fois durer trop longtemps et finir trop vite. Mais comme souvenir, il a déjà bonne mine.

(Annie Dillard)

Lundi 19 août 2019
J’ouvre ce matin ces Éléments d’un songe, qu’Yves m’offrit le 6 août 1985 à Dieulefit. Il m’aura fallu 30 années encore pour que je m’y risque, sans hâte ni brusquerie. 

Imaginez une table de jeu  où dix joueurs malhonnêtes  gagneraient à tout coup contre un seul qui respecterait les règles, et préférerait la ruine à la transgression: c’est ce joueur-là que l’écrivain d’aujourd’hui doit imiter, en se montrant d’autant plus exigeant envers soi que le monde l’est moins envers les autres.

Philippe Jaccottet
«Poursuite» in Eléments d’un songe
1961)

Consultation chez P. à 10 heures 30 puis grande boucle en compagnie d’Oscar par le nord. Je trouve trois petits bolets un peu avant la profonde ornière de la grande traverse. Me perds dans les bois jusqu’à 14 heures. Courses au Petit Magaz à Mézières – pommes, pêches, pain – et lectures des premières pages de Vertiges sur la terrasse du Jorat.

Mardi 20 août 2019
Lili dort. Le réveil sonne à un plus de 6 heures. Arthur et Sandra partent à 7. Je bois un café et reprends ma lecture de la première séance du séminaire de Jacques Derrida –   La vie la mort – autour de l’idée de programme – mémoire et projet – dans le champ institutionnel et la biologie de Jacob. Je vais récupérer M. à Servion avec Lili. Il pleut et pleuvra toute la journée. Comme en automne. Je fais quelques courses à la Migros de Mézières. 
Lecture sur la terrasse du Jorat, comme la veille, sous le même parasol. Derrida. Envoi d’un exemplaire de Novembre à Berne. Je prépare le repas – pâtes pour Lili, raclette pour les autres.

Mercredi  21 août 2019
Pas d’amélioration dans le ciel, le vent n’est pas tombé comme je l’ai cru avant l’ouverture de la lucarne, mais il a cessé de pleuvoir et la route est presque sèche. Les oiseaux se taisent dans les haies. De l’humidité, disons pour se consoler que c’est bon pour les champignons. 
Lecture des quatrième et cinquième séances du séminaire de Derrida 75-76. J’ai peiné hier soir sur la troisième, me suis promis d’y revenir ce matin, finalement ce sera pour un autre jour. 
Grande boucle dans les bois, sans Oscar: trois heures, trois chanterelles, un bolet et les pieds trempés; mais un nouvel incipit rédigé à la va-vite sous mon iPhone. Et quelque chose comme un dispositif. 
Lili est allé faire un tour avec Bello, Louise nous a envoyé une jolie carte postale, le vent a tourné à la bise. Déchèterie à 17 heures, quelques courses, une verveine et lecture des Émigrants sur la terrasse de la Croix-d’or. Et repas. Demain conférence des maîtres au Mont, la troisième sans moi, Sandra a pris du galon. 

Jeudi  22 août 2019
Lecture au réveil de la suite du séminaire de Derrida, avec un sentiment étrange, l’espoir que ce qui s’y déplie avec peine, au rythme du marteau-piqueur et de la circulaire à bitume, veuille bien se laisser enfin voir dans une espèce de simplicité ou d’évidence. Mais le dégrappage se déplace ailleurs, et le coup d’œil sur l’étendue des travaux est constamment différé; irai cependant jusqu’au bout, accompagné d’une étrange pensée: c’est ce type de lectures que j’aurais consacré ma vie si je n’avais décidé, entre 1980 et 1990, de quitter l’autoroute sur laquelle je filais à tombeau ouvert. 
Quelques bandes bleues dans le ciel gris me ramène au mystère, la bise est tombée. J’alterne comme hier la lecture de Sebald et celle de Derrida, pressé d’en terminer avec le second. Ce qui m’emballe chez W.G. Sebald c’est qu’il ne craint pas de terminer chacune de ses phrases, avec un soin qui l’oblige souvent à les allonger, modestement, sans surprise, comme un bon ouvrier. 
Et dans cet étirement, ce phrasé lisse et articulé qui monte à l’assaut de la page comme une vague – sans précipitation – quelque chose voit le jour, un rien qui se dépose et qui, lorsqu’il n’y a plus rien, se prolonge comme un point d’orgue ou une respiration. Comme chez Gottfried Keller.
Grand soleil dans le ciel, j’y réponds cet après-midi, grande promenade avec Oscar; et ce livre que je voudrais écrire prend forme, en me ramenant à l’ordre effectif des événements, des réflexions, des rencontres, des lectures. Un ordre qui semble non seulement s’imposer mais être tout naturel, couler de source. Vais commencer à dessiner la carte. 


Vendredi 23 août 2019
Les soleil tarde à s’imposer ce matin, la faible bise de hier est tombée. Sandra et Arthur sont partis à la mine, Lili dort. Je termine dans les combles la lecture des cours donnés par Derrida à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm en 1975-1976.
Dans ce labyrinthe textuel – c’est la loi du genre et le genre du bonhomme – qui passe et repasse à l’endroit et à l’envers à travers les textes de Jacob, Canguilhem, Nietzsche et Heidegger, relevant les mots et les blancs qui les unissent et les séparent, filant le «chevelu» des hésitations et des repentirs qui se croisent, s’alimentent et se relancent, je m’essouffle. Jusqu’à Freud. 
La lecture de Derrida d’Au-delà du principe du plaisir m’aura en effet non seulement fait ralentir mais souhaiter y demeurer encore un peu, comme si ou parce que le philosophe y soulève  du bout des doigts, à mon intention, le lien étrange qui rassemble la vie et la mort – qui ne s’opposent pas plus qu’elles se confondent. 
Lavielamort c’est, pour le dire d’une seule coulée, ce détour au cours duquel la vie se réserve, en se prolongeant aussi longtemps qu’elle le peut, la possibilité de mourir de sa propre mort. 
Voilà qui doit nous réjouir et redonner à notre époque le courage et l’envie de rapatrier cette énigme – qui est, quoi qu’on en pense, la grande affaire de l’espèce et de la vie de chacun – en deçà ou au-delà de la page des avis mortuaires et des afflictions collectives. 

Samedi 24 août 2019  

Oscar aboie, il est temps de retrouver les bois, et le soleil qui n’est pas loin. Grand tour par le nord,  je trouve quatre ou cinq jeunes bolets et de minuscules chanterelles, le soleil tarde, il ne fera son retour qu’à 15 heures, heure à laquelle je vais faire des courses, pour ce soir avec Lili et Sandra, demain avec les cousins et cousines Rossier au Mont, et dimanche avec les Ch. et les B à la Molleyre. 

Samedi 24 août 2019
Je dépose un litre de double-crème, vingt-quatre meringues dans un panier et Lili aux Croisettes. Belle journée entre cousines et cousins au Mont-sur-Lausanne, des cousins et des cousines apaisés, chacun plus proche de lui-même qu’autrefois, comme si chacun avait enfin rejoint le type auquel il avait fini par se conformer. 


On pourrait me demander si et dans quelle mesure j’adhère moi-même à ces hypothèses. A cela je répondrai : je n’y adhère pas plus que je ne cherche à obtenir pour elles l’adhésion, la croyance des autres. Ou, plus exactement, que je ne saurais dire moi-même dans quelle mesure j’y crois.

Sigmund Freud
Au-delà du principe de plaisir

Sandra remonte au Riau à 15 heures, je remonte à 17 heures. Balade d’une petite heure dans les bois avec Françoise et Édouard tandis qu’Arthur et A. préparent leur escapade de la semaine prochaine à Tanay et sur le Grammont. Sandra fait à manger, je fais la vaisselle. La fraîcheur s’est installée et le serein a mouillé l’herbe dans laquelle je fais quelques pas pour digérer.

Dimanche  25 août 2019 
Réveil en roue libre, ciel inchangé, bleu du bleu des bleuets, vent nul.  Un temps qui me ramène à celui des 12 et 13 septembre de l’année dernière, lorsque je suis parti du Riau pour Bourdeaux. 

Je cherche et trouve les émissions consacrées à Modiano, écoutées entre Crest et Saou et, le lendemain, sur la route qui conduit à Dieulefit. L’émission aussi, de 2015, consacrée à la mémoire, écoutée au retour de Grignan. J’avais empaqueté ce qui avait été exposé à Terres d’écriture, et rentrait paralysé par les malentendus qui s’étaient installés entre Y., A.-H. et moi. 
On déjeune dans le jardin tandis que j’enfourne successivement deux plaques de feuilletés que j’amènerai à la Molleyre en début d’après-midi. La première frôle le brûlé.  Arthur et A. continue leurs préparatifs, à la main: pâtes, pains, biscuits.
Après-midi à la Molleyre, je rentre à 19 heures, fais une halte devant le parc des N. dans lequel paissent deux poneys nains. Un homme sans âge vient faire la causette, il habite Sottens et conduit la semaine des cars postaux, depuis Thierrens; le week-end il se consacre tout entier à Marguerite, une génisse d’une petite année dont il est, dit-il, tombé amoureux; elle provient de l’élevage de Jean-Paul. Il lui apprend à répondre à ses ordres souhaite qu’elle consente bientôt à marcher à ses côtés. Il est sur la bonne voie, Marguerite a visiblement fait de grands progrès. 

Lundi  26 août 2019 
Sandra quitte la maison avant sept heures. Je dépose Lili à huit à l’arrêt de bus. Le travail reprend pour tout le monde dans toute le région. Je commence donc ma troisième année de retraite avec le soleil. Le ciel est libre de tout nuage. Lecture ce matin dans les combles de la dernière partie des Émigrants, que j’interromps pour une balade avec Oscar. Les cinq poules sont dehors, le grain que leur a donné ce matin attire une nuée de moineaux.  La disparition lente des poulaillers dans nos campagnes a eu certainement des effets sur la population des oiseaux. A contrario, c’est les piaillements des piafs, le gloussement des poules et le chant des coqs qui sont en danger. Fin des Émigrants

Je récupère Lili à l’arrêt de bus. C’était sa première journée au gymnase de la Cité. Sandra rentre avec un gâteau, on s’est marié à Oron il y a exactement vingt vingt ans, c’était un jeudi. Arthur naissait à Vevey vingt et un jours plus tardns. 

Mardi  27 août 2019 
Le soleil se lève sur les Préalpes avec le même air décidé que la veille. Pas de vent, pas de bruit, la maison vide. Fleur ronronne à mes pieds, Madame A. lance un bonjour à 8 heures, je lis quelques motifs des aventures de Stendhal que Sebald met bout à bout dans le texte qui ouvre Vertiges. Walter Benjamin. Grand tour par le nord avec Oscar. Près de deux heures à La Vernie, assis dans l’un des deux fauteuils brodés de sa chambre. F. dort. J’en profite pour écrire un mot de remerciement: Nathalie a brodé un couple de chardonnerets et me les a offerts il y a quelques jours. En face de l’EMS une école dans laquelle à 14 heures une nuée d’élèves bourdonne. Silence, corps sans conscience.


Je fais quelques courses à Epalinges au retour, ramasse Lili sur le chemin et prépare à manger. Émission sur Cosa Nostra et Toto Riina sur Arte. Il se met à pleuvoir pendant la nuit, j’espère qu’Arthur et ses amis auront pris la précaution d’établir leur campement à proximité d’un toit. 

Mercredi  28 août 2019 
Temps couvert et frais, le ciel mousse. Vertiges, Venise la nuit, tandis que Sandra et Lili se préparent. Vérone. Le même voyage une seconde fois dix après, les rives du lac de Garde. Grand tour par le nord avec Oscar qui m’échappe au retour, près de la Montagne du Château, tandis que je cueille un cinquième bolet.

Je l’appelle, en vain, ignore même s’il a fait marche arrière ou est allé de l’avant, je parie pour la seconde option: il n’est cependant pas au Riau. J’enfourche le vélo d’Arthur et roule jusqu’à la Montagne du Château, appelle à tous les carrefours, ils sont aussi nombreux que les sentiers qui s’en échappent. Des voix me parviennent des Censières, j’y descends, Oscar a trouvé des amis. 
Sandra rentre à 15 heures, elle se met au boulot et je me remets à la lecture de Sebald. 

Jeudi  29 août 2019 
C’est moi qui amène Lili à l’arrêt de bus, puis gymnastique et lecture du Milieu de l’horizon que Lili a lu la semaine dernière. Halte à L’Isle avant de boire un café avec Nathalie puis de partager le repas avec Frédéric au restaurant de Pampigny. 
Je passe le début d’après-midi avec Madame R. autour d’une eau minérale et de biscuits; on parle des dimanches aux Trois Rois. Elle me dit avoir compris ce qui m’intéressait et jetterait un coup d’œil dans ses affaires.
Je repars avec un exemplaire du Florilège que son mari a publié à compte d’auteur en 2008. S’y côtoient des textes de Régis Debray, Alexandre Vinet, saint Augustin… 830 pages de citations classées en deux parties – part du sacré et part du profane – et par thèmes – cent huitante.
Repères dont elle me donne un exemplaire date de 2012, il rassemble des textes et aphorismes choisis et présentés par l’auteur.
On se reverra certainement. Je reprends la lecture de Roland Buti que j’aimerais terminer avant le repas: salade, tortelli à la ricotta et aux épinards. Sandra, Lili et Arthur sont très occupés, retour à Vertiges

Vendredi  30 août 2019 
Soleil et chaleur. Dépose Lili au bus à 7 heures 20, lecture ensuite de la dernière partie de Vertiges, puis rangement dans la bibliothèque. Il va me falloir lever la carte de l’année écoulée, abouter les morceaux en les ordonnant selon l’ordre tout à la fois de la découverte ou de l’exposition.
Mais aujourd’hui, chacun d’eux semble pouvoir se retrouver avant ou après n’importe lequel, parce que chacun d’eux, avec sa liberté, conduit aux autres qui lui font écho. Si bien que l’ordre déterminant est à la fin quelconque, c’est la phrase qui traversera ce matériau, en dessinant en creux ses échappées, qui le décidera. 
Grand tour sans Oscar: deux chanterelles et deux bolets. Longue pause dans la mousse et le soleil, assis contre un sapin, près du tapis de pervenches. Une belle heure. 

Photo | Arthur Prod’hom

Chaque livre a sa forme, qui commande et soutient chacun des éléments qui le composent. Comme un titre. C’est alors que le livre se détache comme un fruit mûr, avec dedans les éléments qui assurent sa stabilité et son réveil, et l’apparition des nouveaux fruits. 
Depuis que la génétique nous a appris que le fruit et la graine ne sont rien sans le texte qui les accompagne, on se doit d’imaginer aujourd’hui que le texte n’est rien non plus sans le monde qui l’enveloppe, dense, épais, charnu – parfois soyeux et tendre comme une pêche – qu’il code et qui le relaie. Je voudrais que les livres ne manquent pas à cette tâche, qu’ils offrent et reconduisent clairement et distinctement les lumières et les ombres des alentours, les vitesses des êtres et des choses, leurs retards, leurs détours, leurs égarements. Je feuillette en rentrant Pontalis. Sandra et Lili ont bouclé leur semaine, pas de nouvelle de Bristol, Arthur prend du bon temps. 

Samedi  31 août 2019 
Un jour encore de beau dans ce beau bateau qu’est l’été. Je me lève le premier, pour la première fois de la semaine, un peu fier. Matthieu Duperrex présente ses Voyages en sol incertain, entre Mississippi et Rhône tandis que je roule entre le Riau et Aproz où je laisse la Nissan. Je m’engage sur le sentier le long du Rhône, rive droite, sur le sable et parmi les verges d’or. Peu d’oiseaux mais quelques papillons, jaunes et blancs, qui vont et viennent sous une ligne électrique qui grésille, entre le fleuve qui semble fuir la plaine que rien n’arrête plus et le chemin de terre qui longe le Lac des Îles, entre troènes et sureaux, noisetiers et bouleaux, noyers et merisiers. Quelques courageux s’y baignent, les plus timides pagaient.
Des bois de feuillus se déroulent au sud jusqu’au fleuve et nous dérobe la vue des Alpes; je devine au nord le chemin qui, des Mayens de Conthey nous avait menés il y a quelques années, Jeremy et moi, au pied du Fava, d’où l’on domine la vallée de la Lizerne et Derborence, avec en face les Diablerets. Je devine aussi, derrière la pointe de Cry et le Grand Muveran, le col de la Forcle.
Le chemin qui double le sentier est un paradis pour les vélos et les chaises roulantes. L’interminable cortège des secondes s’explique: une association a organisé sur les berges du Rhône un rallye à l’intention de leurs pilotes. 
Je trouve chez Madame Berclaz les Voyages en sol incertain de Matthieu Duperrex, mange avec mes collègues des Editions d’Autre part sur la terrasse de l’hôtel Élite puis m’assieds à leurs côtés chez Payot. Retour au Riau à 19 heures 30. 

Toute l’obscurité est dans le jour. Où tant bien que mal il faut s’orienter, tâtonner, balbutier ce qu’on a à dire. Mais l’infime est plus sûr que le reste. Un détail, une inadvertance. C’est ici le seul point de passage.

Thierry Metz

Cadeau

Les chardonnerets de Grancy se sont envolés pour toujours lorsque l’agriculteur de Cuarnens s’est trouvé dans l’obligation de labourer sa jachère en raison de l’invasion de solidages.
Il me reste pour me consoler ceux qu’a peints le Maître du Paradis de Francfort, celui de Fabritius à la Haye et celui du Titien à Florence, le souvenir de celui de Hauterive, de celui de Préfargier et de tous ceux qui ont, à tire-d’aile, rafraîchi et embelli sans avertir mes jours.
J’ai désormais chez moi deux nouveaux pensionnaires. Merci Nathalie.

Irène et Stéphane de Dorbon

Nous sommes partis le premier août à midi de Jorasse, sur le sentier qui mène à Rambert: par le raidillon du Larzay et la traverse de la Saille, les virolets du Pessot et Plan Coupel, jusqu’au cirque enfin, tendu comme un arc entre le Petit et le Grand Muveran, qui recueille et lance les eaux de la Salentse jusqu’au Rhône entre Saillon et Leytron.  
Nous avons laissé en cours de route les mélèzes pour nous retrouver, plus haut avec les raiponces et les anémones, les renouées et les centaurées, les scabieuses, les gentianes, grandes et petites, et toutes ces fleurs qui, en août adoucissent les moeurs de la montagne. 
C’est en contrebas, à respectable distance des pierres et des ardoises du col de la Forcle, un peu après l’ancien glacier et le lac dans lequel se prélassent à la mi-été les restes emmaillotés de l’hiver et le ciel, à la sortie d’un étranglement de gros rochers, fatigués par une trotte qui pèse davantage lorsque les années se liguent contre vous, que nous avons aperçu Dorbon. Une multitude de petites bannières aux couleurs du sainfoin et du cerfeuil, du chou, du gaillet et du lilas s’agitaient au vent d’ouest. Bientôt des cris et des rires d’enfants nous parvinrent. Cinq minutes encore et nous serions des leurs.

Se croisent à Dorbon, pour une nuit ou deux, ceux qui viennent de Derborence et d’Ovronnaz, dans une ancienne bergerie un peu tordue par les ans. On y fait halte en famille, à plusieurs ou seul. On y est si bien accueilli que le nouvel arrivant pense d’emblée que là-haut tout coule de source et qu’il suffit d’y être pour en être. Il n’a pas tort mais rien ne l’est en réalité.
Il faudrait décrire avec soin l’art que déploient les tenanciers pour laisser croire à leurs hôtes qu’ils n’y sont pour rien, loin de tout, sans électricité et sans véhicule, le jardin potager, la lessive et la vaisselle, le bois fendu, les réparations de fortune, les transports de matériel, la cuisine.
Mais discrets, en retrait de tout ce qu’ils proposent, les deux responsables m’en voudraient de ce déballage. Disons qu’ils travaillent dur à l’insu de tous, comme au paradis. Ils appartiennent à ce qu’on appelle la noblesse d’alpage. 

Elle s’appelle Irène, il s’appelle Stéphane, ils sont montés début juin et redescendront fin septembre; aidés par leurs deux ânes qui trottinent avec légèreté sur les sentiers; ce sont eux qui assurent les transports hebdomadaires. Huit poules fournissent des oeufs frais, trois chèvres le lait et deux chats enseignent à qui veut l’insouciance et les vertus du désoeuvrement. 
Ne croyez pas cependant qu’Irène et Stéphane sont des idéologues, pas de prosélytisme non plus dans leur aventure; ils avancent toutefois d’un pas qui ne s’en laisse pas conter et ne cèdent pas aux mirages du progrès; ils préfèrent vivre à Dorbon dans l’ombre plutôt que dans la lumière et les paillettes. Chacun à sa manière pourtant, parce que ce n’est pas le même sang qui coule dans leurs veines. 
Irène est de la famille de celles et de ceux qui vous rendent bon par leur bonté même, une bonté continue, généreuse, hospitalière; elle est de celles et de ceux qui sourient même quand ils ne sourient pas et qui prennent le parti à la fin de sourire de tout. Une élégance secrète lui colle à la peau, elle est toujours là, ni trop loin ni trop près.
Stéphane est lui de la famille des ravis, des Bourvil et des clowns tristes, de celles et de ceux dont l’oeil tantôt brille et sourit, tantôt s’assombrit; de celles et de ceux qui se satisfont de ce qu’ils ont sous la main, qui ont fait un jour le pari de s’en émerveiller mais qui s’avisent, chaque jour, que ce pari n’est pas le pari de tous. 

Irène et Stéphane sont tous deux sur le pont, du matin jusqu’au soir, ils répondent quand il fait beau aux demandes des randonneurs qui lézardent au soleil devant le chalet, servent du thé chaud au fond de leur embarcation lorsque le bruit de la pluie sur la tôle dissuade ceux qui ont passé la nuit de lever le camp et invite les passants détrempés à entrer pour se réchauffer. Et si les intempéries obligeaient ce petit monde à passer la nuit dans le gîte? On s’arrangerait, sourit Irène. Inutile de se démonter pour rien.
On a passé une belle fin d’après-midi, Sandra et moi, et une belle soirée; on s’est même fait deux nouveaux amis qui vivent à Genève; elle est bibliothécaire à Bernex; lui s’occupe des trois cent cinquante kilomètres de chemins pédestres du canton de Genève.

Irène et Stéphane ont décidé il y a quatre ans de consacrer un paragraphe de leur vie à ceux que la marche n’effraie pas, d’offrir une âme à des lieux qui, sans eux, en manqueraient. Nous ne pouvons nous passer d’eux. Même s’ils ne figurent pas aux bilans des tableaux qui font état des richesses du monde, ils sont indispensables à nos vies.
Que deviendraient en effet, dans nos sociétés organisées, nos existences sans vacances, nos semaines sans dimanche, nos heures sans égarements; nos existences sans océan, sans montagne, sans pâturage; nos villes sans jardins, nos prisons sans évasions, nos obligations sans liberté. 

Mais on oublie que les métiers d’accueil usent. La tâche est si exigeante qu’elle ne laisse guère de repos et suppose un engagement de tous les instants, auquel il faut ajouter un nécessaire oubli de soi. Il convient en conséquence de se retirer à temps. 
Montez donc à Dorbon! Mais dépêchez-vous, c’est en effet la quatrième et dernière année qu’Irène et Stéphane offrent aux gens de passage et à leurs amis un paradis débarrassé du superflu, qu’ils gardiennent chaque jour de l’aube jusqu’à tard dans la nuit, alors que leurs hôtes dorment encore ou  rêvent déjà. Ils quitteront leur arche le 29 septembre, un peu avant que cette aventure ne leur pèse; fiers, je crois, et sans regret, d’autant que Dorbon n’est pas abandonné: l’alpage se réveillera au printemps prochain, ils ont trouvé des repreneurs. 

Irène et Stéphane se réjouissent mais s’inquiètent en même temps d’un horizon qui, une nouvelle fois, va se déployer dans toute sa largeur comme un éventail. Ils ont certes l’habitude de repartir à zéro, ce n’est pas la première fois. 
Mais cette fois c’est autre chose, Stéphane me l’a dit, ils voudraient trouver après des années de voyage un pied-à-terre. Oh! un modeste pied-à-terre, pas cher. Je pense que ce serait bien que leurs voeux se réalisent, ils ont tant fait pour les autres que c’est le moment que nous fassions quelque chose pour eux. Alors voilà: Irène et Stéphane cherchent un lieu de vie calme, en Suisse romande, en lisière de forêt plutôt, rustique, plus proche d’une rivière que d’une route. Ils ajoutent qu’ils souhaiteraient un lieu avec assez de place quand même pour accueillir les amis et proposer des activités en lien avec la nature. Ils ont de beaux projets je crois, parlez-en autour de vous.

PS
Voilà, n’hésitez pas,
vous pouvez leur écrire
à l’adresse suivante:
irenecollaud@hotmail.com