Irène et Stéphane de Dorbon

Nous sommes partis le premier août à midi de Jorasse, sur le sentier qui mène à Rambert: par le raidillon du Larzay et la traverse de la Saille, les virolets du Pessot et Plan Coupel, jusqu’au cirque enfin, tendu comme un arc entre le Petit et le Grand Muveran, qui recueille et lance les eaux de la Salentse jusqu’au Rhône entre Saillon et Leytron.  
Nous avons laissé en cours de route les mélèzes pour nous retrouver, plus haut avec les raiponces et les anémones, les renouées et les centaurées, les scabieuses, les gentianes, grandes et petites, et toutes ces fleurs qui, en août adoucissent les moeurs de la montagne. 
C’est en contrebas, à respectable distance des pierres et des ardoises du col de la Forcle, un peu après l’ancien glacier et le lac dans lequel se prélassent à la mi-été les restes emmaillotés de l’hiver et le ciel, à la sortie d’un étranglement de gros rochers, fatigués par une trotte qui pèse davantage lorsque les années se liguent contre vous, que nous avons aperçu Dorbon. Une multitude de petites bannières aux couleurs du sainfoin et du cerfeuil, du chou, du gaillet et du lilas s’agitaient au vent d’ouest. Bientôt des cris et des rires d’enfants nous parvinrent. Cinq minutes encore et nous serions des leurs.

Se croisent à Dorbon, pour une nuit ou deux, ceux qui viennent de Derborence et d’Ovronnaz, dans une ancienne bergerie un peu tordue par les ans. On y fait halte en famille, à plusieurs ou seul. On y est si bien accueilli que le nouvel arrivant pense d’emblée que là-haut tout coule de source et qu’il suffit d’y être pour en être. Il n’a pas tort mais rien ne l’est en réalité.
Il faudrait décrire avec soin l’art que déploient les tenanciers pour laisser croire à leurs hôtes qu’ils n’y sont pour rien, loin de tout, sans électricité et sans véhicule, le jardin potager, la lessive et la vaisselle, le bois fendu, les réparations de fortune, les transports de matériel, la cuisine.
Mais discrets, en retrait de tout ce qu’ils proposent, les deux responsables m’en voudraient de ce déballage. Disons qu’ils travaillent dur à l’insu de tous, comme au paradis. Ils appartiennent à ce qu’on appelle la noblesse d’alpage. 

Elle s’appelle Irène, il s’appelle Stéphane, ils sont montés début juin et redescendront fin septembre; aidés par leurs deux ânes qui trottinent avec légèreté sur les sentiers; ce sont eux qui assurent les transports hebdomadaires. Huit poules fournissent des oeufs frais, trois chèvres le lait et deux chats enseignent à qui veut l’insouciance et les vertus du désoeuvrement. 
Ne croyez pas cependant qu’Irène et Stéphane sont des idéologues, pas de prosélytisme non plus dans leur aventure; ils avancent toutefois d’un pas qui ne s’en laisse pas conter et ne cèdent pas aux mirages du progrès; ils préfèrent vivre à Dorbon dans l’ombre plutôt que dans la lumière et les paillettes. Chacun à sa manière pourtant, parce que ce n’est pas le même sang qui coule dans leurs veines. 
Irène est de la famille de celles et de ceux qui vous rendent bon par leur bonté même, une bonté continue, généreuse, hospitalière; elle est de celles et de ceux qui sourient même quand ils ne sourient pas et qui prennent le parti à la fin de sourire de tout. Une élégance secrète lui colle à la peau, elle est toujours là, ni trop loin ni trop près.
Stéphane est lui de la famille des ravis, des Bourvil et des clowns tristes, de celles et de ceux dont l’oeil tantôt brille et sourit, tantôt s’assombrit; de celles et de ceux qui se satisfont de ce qu’ils ont sous la main, qui ont fait un jour le pari de s’en émerveiller mais qui s’avisent, chaque jour, que ce pari n’est pas le pari de tous. 

Irène et Stéphane sont tous deux sur le pont, du matin jusqu’au soir, ils répondent quand il fait beau aux demandes des randonneurs qui lézardent au soleil devant le chalet, servent du thé chaud au fond de leur embarcation lorsque le bruit de la pluie sur la tôle dissuade ceux qui ont passé la nuit de lever le camp et invite les passants détrempés à entrer pour se réchauffer. Et si les intempéries obligeaient ce petit monde à passer la nuit dans le gîte? On s’arrangerait, sourit Irène. Inutile de se démonter pour rien.
On a passé une belle fin d’après-midi, Sandra et moi, et une belle soirée; on s’est même fait deux nouveaux amis qui vivent à Genève; elle est bibliothécaire à Bernex; lui s’occupe des trois cent cinquante kilomètres de chemins pédestres du canton de Genève.

Irène et Stéphane ont décidé il y a quatre ans de consacrer un paragraphe de leur vie à ceux que la marche n’effraie pas, d’offrir une âme à des lieux qui, sans eux, en manqueraient. Nous ne pouvons nous passer d’eux. Même s’ils ne figurent pas aux bilans des tableaux qui font état des richesses du monde, ils sont indispensables à nos vies.
Que deviendraient en effet, dans nos sociétés organisées, nos existences sans vacances, nos semaines sans dimanche, nos heures sans égarements; nos existences sans océan, sans montagne, sans pâturage; nos villes sans jardins, nos prisons sans évasions, nos obligations sans liberté. 

Mais on oublie que les métiers d’accueil usent. La tâche est si exigeante qu’elle ne laisse guère de repos et suppose un engagement de tous les instants, auquel il faut ajouter un nécessaire oubli de soi. Il convient en conséquence de se retirer à temps. 
Montez donc à Dorbon! Mais dépêchez-vous, c’est en effet la quatrième et dernière année qu’Irène et Stéphane offrent aux gens de passage et à leurs amis un paradis débarrassé du superflu, qu’ils gardiennent chaque jour de l’aube jusqu’à tard dans la nuit, alors que leurs hôtes dorment encore ou  rêvent déjà. Ils quitteront leur arche le 29 septembre, un peu avant que cette aventure ne leur pèse; fiers, je crois, et sans regret, d’autant que Dorbon n’est pas abandonné: l’alpage se réveillera au printemps prochain, ils ont trouvé des repreneurs. 

Irène et Stéphane se réjouissent mais s’inquiètent en même temps d’un horizon qui, une nouvelle fois, va se déployer dans toute sa largeur comme un éventail. Ils ont certes l’habitude de repartir à zéro, ce n’est pas la première fois. 
Mais cette fois c’est autre chose, Stéphane me l’a dit, ils voudraient trouver après des années de voyage un pied-à-terre. Oh! un modeste pied-à-terre, pas cher. Je pense que ce serait bien que leurs voeux se réalisent, ils ont tant fait pour les autres que c’est le moment que nous fassions quelque chose pour eux. Alors voilà: Irène et Stéphane cherchent un lieu de vie calme, en Suisse romande, en lisière de forêt plutôt, rustique, plus proche d’une rivière que d’une route. Ils ajoutent qu’ils souhaiteraient un lieu avec assez de place quand même pour accueillir les amis et proposer des activités en lien avec la nature. Ils ont de beaux projets je crois, parlez-en autour de vous.

PS
Voilà, n’hésitez pas,
vous pouvez leur écrire
à l’adresse suivante:
irenecollaud@hotmail.com

Juillet 2019

Eine Distanz, die Annäherung verspricht, eine Vollzeitbeschäftigung ohne Arbeit, ein Tod, der intensiver leben lässt. In «November» gelingt es Jean Prod’hom, diese Wahrheiten, die sich jeglicher Logik entziehen, offensichtlich zu machen.

Prod’homs im November 2018 in den éditions d’Autre Part erschienene flüssige Prosaerzählung ist «weder ein Spaziergang noch ein Ausflug, eine Wanderung, ein Tagebuch, eine Irrfahrt, eine Suche oder eine Reise, sondern ein bisschen von alledem». Sie ist auch, und das vor allem, eine Freundschaft mit einem alten Mann, S., dessen Einfachheit und Genauigkeit die Erzählung bis zum Schluss durchziehen. S. will sich die Zeit nehmen zu sterben – in aller Bescheidenheit, ohne Hast, alleine. Man versteht ihn, denn die eigenen Gedanken vermischen sich immer mehr mit Prod’homs Worten – und am Mittwoch, den 8. November, bricht man «mit einem mageren Rucksack auf dem Rücken» in Riau auf, um sich der Welt zu nähern, «die S. verlassen würde.»

La suite, c’est ici

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C’est le journal d’un pasteur de la première moitié du XIXe siècle – rêveur, marcheur, poète, médecin, botaniste – qui m’aura souvent enchanté. Quelques-unes de ses notes sont éblouissantes. On y découvre Lausanne, Genève, Bourdeaux et ses environs, le pays valdôtain dont il vient,… ses amis aussi: Vinet à qui Muston fait la courte échelle pour qu’il soit à l’heure à l’Académie, Michelet qui lui propose un poste de professeur à Paris,…

J’aborde ici le triage des notes contenues dans mon cinquante-sixième cahier, où elles sont rangées sous des chiffres qui vont de 9030 à 9166. C’est la conversation que j’ai eue avec moi-même pendant toute une année; cela trompe l’isolement, mais ne mérite pas de survivre; ma bonne Aline seule pourra s’intéresser, et encore, à condition d’en supprimer les répétitions fastidieuses. – Pourquoi les avoir écrites? – Pour desserrer mon cœur et me distraire; si j’avais pu l’épancher dans une intimité sympathique, j’aurais bien préféré. Mais peut-être eussé-je alors perdu mon temps à être heureux.

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Rouissage du lin près de Calais

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Calais

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Bonne nouvelle de Bienne!

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À l’écriture de concevoir l’inconcevable, la vie de l’homme d’avant l’écriture.

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Cabane de l’Escampette, en famille et en bout de baie, douanier de Saint-Michel et de Tombelaine.

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Sur les rives de la Voiselle dans le Marais de Bourges.

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… Le lendemain, jeudi, je suis parti à 5 heures pour remonter le torrent jusqu’au pont de Nant; puis je suis monté à la Varraz, où je suis arrivé au moment où les vachers faisaient rentrer les vaches. Après une halte dans un chalet, je me suis mis en route pour Anzeindaz, en passant par la Boulaire. Les gazons sont déjà bien jaunes; plus de fleurs; mais en revanche les sources sont abondantes à cause des grandes pluies. Au moment où j’arrivais sur le col qui sépare Anzeindaz de la Varraz, j’ai entendu une effroyable détonation; c’étaient des blocs qui se détachaient des Diablerets. Le ciel était obscurci par la poussière. J’ai passé deux jours à Anzeindaz, occupé à me promener le long du ruisseau à boire de ses eaux glacées et à causer avec quelques amis… »

Lettre de François Bertholet-Bridel, été 1853

Lectures d’été | Jean-Loup Trassard

Jean-Loup Trassard écrit ceci en 2017:

– Pensez vous réellement ouvrir un procès?
– Il me semble que c’est aujourd’hui nécessaire pour la santé de notre société. Et puisque les cultivateurs se veulent modernes, il sera intéressant de leur faire connaitre une nouveauté qui nous vient des Etats-Unis, ah oui, comme le si puissant bulldozer: un procès en responsabilité collective pour le massacre d’un petit territoire à la surface de la planète. Il est possible en effet d’intenter une action en justice au nom des générations à venir.
– Espérez-vous des peines de prison?
– Bien sûr que non et même pas de dommages-intérêts, mais une condamnation morale affirmant aux yeux de tous non seulement qu’ils ont pollué l’air, la terre et l’eau, mais qu’ils continuent à le faire! Chacun d’eux devra être nommément cité et condamné!
– Si le langage de l’argent est le seul qu’ils entendent, un procès sans conséquence ne va guère les inquiéter.
– Il n’y aura pas non plus de condamnation à réparer puisque une remise en l’état de la campagne est sans doute impossible. Mais les prévenus devront au moins payé leur avocat.
– L’avocat va plaider la nécessité pour ses clients de produire un maximum en quantité à cause des prix trop bas auxquels le lait, la viande, le blé leur sont achetés, qui entraînent un danger de faillite pour leur entreprise!
– Evidemment. Et la corde sensible sera celle avec quoi certains, quand le piège s’est refermé sur eux, ont pendu leur propre vie à une poutrelle de la stabul’!
– La presse entière a fait connaître ces drames, que pourrez-vous leur opposer?
– Je partage, bien sûr, la tristesse de telles réactions individuelles mais les inviter dans l’instance pour en tirer argument serait inapproprié, elles sont dues à la marche défectueuse de l’économie agricole et l’avocat qui oserait les invoquer plaiderait à côté! Je répondrai, d’abord, que la pollution a beau être généralisée il est évident qu’elle ne remédie pas aux difficultés actuelles des éleveurs et cultivateurs, ensuite et surtout, que l’argument économique n’est pas, mais pas du tout, à la hauteur du problème soulevé!
Il est certainement regrettable que des éleveurs qui ont été mal conseillés, ou qui ont choisi de prendre un risque et qui ont perdu, soient financièrement acculés au désespoir, mais il n’en est pas moins inadmissible qu’une catégorie d’habitants de la campagne, sous prétexte qu’ils se sont endettés auprès d’une banque, se croient autorisés à supprimer de la surface de la terre toutes les plantes et les bêtes qu’ils considèrent inutiles ou nuisibles à leur propre intérêt… 
-…

(Verdure, Le Temps qu’il fait, 2019)

Je me demandais de mon côté en 2013 pourquoi les parents et les avocats dont ils s’entourent désormais ne se sont pas mis à l’ouvrage et n’ont pas déposé une plainte devant la Cour pénale internationale de La Haye contre l’école qui met trop souvent leurs enfants en danger, en les faisant inutilement et dangereusement échouer. En guise de réponse on a inventé un concept qui a bon dos, le concept de résilience.