Près de 12000 corps reposent dans le cimetière militaire allemand du Mont-de-Huisnes, tout près d’Avranches, sur une colline où se dressait autrefois un moulin face au Mont-Saint-Michel: un bâtiment circulaire, deux étages, cent huitante morts dans chacune des soixante-huit cryptes. Beaucoup de soldats, des femmes aussi, plus de soixante enfants, tous allemands. J’ai fait la causette avec le jardinier, il habite Céaux et sa mère a vécu la guerre à Huisnes. Il travaille depuis vingt-deux ans sur le site dont il assure la conciergerie; il tond la pelouse et taille les rosiers, accueille les visiteurs. Les familles allemandes se font plus rares, il faut dire que beaucoup des jeunes victimes de cette sale guerre n’ont pas eu d’enfants. Inutile de le regretter, les liens se distendent, les souvenirs aussi. A l’inverse, on peut regretter que les nations imposent leur logique de guerre dans le regroupement de leurs morts. A cet égard, le jardinier de Céaux m’a raconté une belle histoire, elle concerne un soldat anonyme mort en 1944, que des inconnus avaient enveloppé après la bataille dans une vareuse allemande et qu’on a conduit, le moment venu, au Mont-de-Huisnes. Jusqu’à ce que, il y a cinq ans, en conclusion d’analyses génétiques très poussées, les commanditaires d’une enquête longue et difficile fournissent la preuve que le corps mort emmailloté dans une vareuse allemande était habité avant de mourir par un Canadien. La famille préféra rapatrier ses restes outre-atlantique. Bêtement: de cette erreur d’attribution, il y avait assurément mieux à faire.
Ce n’est pas un hasard si j’ai fait la connaissance, il y a deux ans, de Patrick Vincent, professeur d’anglais à l’Université de Neuchâtel. Je lui dois la confirmation des liens qui unirent Thoreau et Agassiz au milieu de XIXe siècle. Faut dire qu’il leur doit de son côté le motif de sa belle conférence inaugurale (le chapitre VI de Novembre en rend compte). Je l’ai revu, en vrai cette fois, à Dorigny, il y a un mois, à l’occasion du vernissage d’un livre auquel il a participé: Le Poème et le Territoire. Il m’a parlé à cette occasion des traductions du Prélude de Wordsworth; j’en ai lu depuis les extraits disponibles. Et puis il m’a écrit hier ceci:
Je viens de terminer « Novembre » que j’ai lu avec beaucoup de bonheur, le sirotant étape par étape comme un grand whiskey ! Cela m’a pris un mois pour parcourir votre parcours d’une semaine, comme quoi la marche, mais surtout l’attention aux détails, peut ralentir le temps. J’ai l’impression d’avoir découvert une région, qui, jusqu’à maintenant, me paraissait aussi plate qu’inintéressante. Ma famille a dû subir toute l’histoire de la correction des eaux, et même les betteravesm’intriguent un peu plus qu’avant. Votre style est aussi sobre que le thé et les fruits secs qui ont alimenté votre épopée (j’étais tout de même soulagé lorsque vous vous êtes remis au café et au vin suite au décès de votre ami). Merci pour ce beau livre qui deviendra, je l’espère, un classique, et où je suis très honoré de figurer. Je l’ai prêté à mon père, qui va sûrement l’aimer, et je vais également le recommander aux amis et connaissances.
Non content de me faire, hier, ainsi rougir, Patrick Vincent m’envoie aujourd’hui, un lien sur une recension dans Arcinfo, signalant Huit lectures pour découvrir la Suisse autrement – Novembre en fait partie.
Le plateau suisse à pied en un roman
Seul roman des huit ouvrages proposés ici, «Novembre» est un fabuleux récit de voyage à la première personne qui vous plonge sur les sentiers du Seeland. L’auteur, Jean Prod’hom, a découpé son ouvrage d’après son itinéraire, en douze étapes. Un parcours existentiel de dix jours, sac au dos, au départ du Riau sur les chemins de la Sarraz, d’Yverdon, Portalban, Ins, Bargen… Direction «les terres du Nord que les hommes ont trop souvent désertées, là où le présent bégaie, l’avenir hésite et le passé s’attarde». Le lecteur marche avec avidité dans les pas de son guide, que son départ à la retraite couplé à la maladie grave de l’un de ses amis a poussé sur les routes, à la recherche de sérénité.
Pour qui? Celles et ceux qui aiment découvrir la Suisse à travers les mots et les yeux des autres. Contée par Jean Prod’hom, elle est une terre d’histoire, d’agriculture, de barrages, de vertes prairies, de films oubliés, d’auberges sur le bord du chemin, et d’une nature qui déploie ses merveilles au fil des pas du marcheur. La lecture de «Novembre» donne envie de se jeter sur les routes du Seeland, sur les traces de Jean Prod’hom.
Le passage. «Les îles sont des refuges et des rampes de lancement; on y est tourné vers le large, on ne s’y enterre pas. Nous avons tous un irrépressible besoin d’île et d’une embarcation pour nous en évader.»
Le +. Jean Prod’hom a glissé dans son livre quelques images de son périple sur les routes du Plateau suisse. Autant de petits cailloux semés çà et là, qui donnent un contexte visuel bienvenu.
A quoi bon, ici en Picardie, à Audresselles, il pleut.
On s’est vu pour la première fois à la Sauge; c’était en octobre de l’année dernière, puis à Estavayer-le-Lac et à Morat. Tu as lu NOVEMBRE en décembre et on a fait connaissance. Nos routes se sont à nouveau croisées en mars dernier, à Ins, à l’occasion d’une rencontre d’agriculteurs, d’ingénieurs, de cimentiers, de paysagistes, de pédologues et de politiques qui s’étaient donné rendez-vous pour évoquer les problèmes liés à l’utilisation des sols du Grand Marais. Tu m’as expliqué au moment de l’apéritif que DSP fêtait en juillet les 25 ans de son existence; tu m’as proposé alors de participer à cette fête en écrivant quelques mots sur l’entreprise dont tu as, avec d’autres, assuré le succès et dont tu vas, sous peu, te retirer. Tu as ajouté, pour me convaincre, que j’aurais, si j’acceptais, toutes libertés et que les portes du château me seraient ouvertes. C’est fait, trois mois ont passé. Je t’ai envoyé début juin une dizaine de photos et un peu plus de 40 000 signes. Quelque chose qui est comme un supplément au chapitre VI de NOVEMBRE et qui s’intitule Rendez-vous à Delley.
Je vous y invite, d’abord, à retourner au mésolithique, et à emboîter le pas de ceux qui, les premiers, ont semé du blé d’automne, ici à Delley, à quelques pas du lac de Neuchâtel – qui ne formait alors qu’un seul lac avec ceux de Morat et de Bienne –, dans le triangle formé par le ruisseau des Côtes et celui de la Côte Lombard, qui surplombait le lac avant qu’on oblige celui-ci à se retirer à l’occasion de la première correction des eaux du Jura. Vous découvrirez, dans la seconde partie, les impressions de l’amateur que je suis lorsque, un dimanche de mars, j’ai débarqué dans la cour du château. Et le lundi qui a suivi, lorsque j’ai découvert les activités qui s’y déroulaient: le grand jeu dont Darwin a énoncé les principes au milieu du XIXe siècle et auquel se livre, avec Agroscope et les agriculteurs, la petite équipe du Château de Delley. Je vous propose enfin de suivre les avatars de la famille des Castella, née sur les rives de la Sarine il y plus de sept siècles et qui s’est éteinte ici-même en 2006. Le lecteur fera la connaissance de Tobie Castella, la fine fleur de cette lignée de patriciens; un homme exemplaire qui a su concilier avec bonheur, à la fin du XVIIIe siècle, tandis que la révolution grondait à la porte de son château, le travail de la terre et la rêverie, la peine et l’émerveillement.
Je voudrais pour conclure remercier toute l’équipe de Delley qui a rendu possible une aventure qui, maintenant qu’elle est achevée, me fait espérer que les entreprises ont peut-être tout à gagner en laissant librement parler d’elles. Si la littérature, comme je le crois, se nourrit du monde tel qu’il va, elle a aussi pour tâche de regarder au-delà de ce qui est, c’est-à dire d’élargir notre regard en direction de ce que d’emblée on ne voit pas, qui soudain remue, interroge, enchante.
PS Vous recevrez Rendez-vous à Delley si vous me faites parvenir une enveloppe A5, que vous aurez affranchie et sur laquelle vous aurez mentionné vos coordonnées postales.
A l’adresse suivante: Jean Prod’hom Moille-Messelly 3A 1082 Corcelles-le-Jorat