Rendez-vous à Delley

Portalban, le 3 juillet 2019

Chère Evelyne,

On s’est vu pour la première fois à la Sauge; c’était en octobre de l’année dernière, puis à Estavayer-le-Lac et à Morat. Tu as lu NOVEMBRE en décembre et on a fait connaissance.
Nos routes se sont à nouveau croisées en mars dernier, à Ins, à l’occasion d’une rencontre d’agriculteurs, d’ingénieurs, de cimentiers, de paysagistes, de pédologues et de politiques qui s’étaient donné rendez-vous pour évoquer les problèmes liés à l’utilisation des sols du Grand Marais. Tu m’as expliqué au moment de l’apéritif que DSP fêtait en juillet les 25 ans de son existence; tu m’as proposé alors de participer à cette fête en écrivant quelques mots sur l’entreprise dont tu as, avec d’autres, assuré le succès et dont tu vas, sous peu, te retirer. Tu as ajouté, pour me convaincre, que j’aurais, si j’acceptais, toutes libertés et que les portes du château me seraient ouvertes. 
C’est fait, trois mois ont passé. Je t’ai envoyé début juin une dizaine de photos et un peu plus de 40 000 signes. Quelque chose qui est comme un supplément au chapitre VI de NOVEMBRE et qui s’intitule Rendez-vous à Delley.

Je vous y invite, d’abord, à retourner au mésolithique, et à emboîter le pas de ceux qui, les premiers, ont semé du blé d’automne, ici à Delley, à quelques pas du lac de Neuchâtel – qui ne formait alors qu’un seul lac avec ceux de Morat et de Bienne –, dans le triangle formé par le ruisseau des Côtes et celui de la Côte Lombard, qui surplombait le lac avant qu’on oblige celui-ci à se retirer à l’occasion de la première correction des eaux du Jura.
Vous découvrirez, dans la seconde partie, les impressions de l’amateur que je suis lorsque, un dimanche de mars, j’ai débarqué dans la cour du château. Et le lundi qui a suivi, lorsque j’ai découvert les activités qui s’y déroulaient: le grand jeu dont Darwin a énoncé les principes au milieu du XIXe siècle et auquel se livre, avec Agroscope et les agriculteurs, la petite équipe du Château de Delley.
Je vous propose enfin de suivre les avatars de la famille des Castella, née sur les rives de la Sarine il y plus de sept siècles et qui s’est éteinte ici-même en 2006. Le lecteur fera la connaissance de Tobie Castella, la fine fleur de cette lignée de patriciens; un homme exemplaire qui a su concilier avec bonheur, à la fin du XVIIIe siècle, tandis que la révolution grondait à la porte de son château, le travail de la terre et la rêverie, la peine et l’émerveillement.

Je voudrais pour conclure remercier toute l’équipe de Delley qui a rendu possible une aventure qui, maintenant qu’elle est achevée, me fait espérer que les entreprises ont peut-être tout à gagner en laissant librement parler d’elles.
Si la littérature, comme je le crois, se nourrit du monde tel qu’il va, elle a aussi pour tâche de regarder au-delà de ce qui est, c’est-à dire d’élargir notre regard en direction de ce que d’emblée on ne voit pas, qui soudain remue, interroge, enchante.

 

PS
Vous recevrez 
Rendez-vous à Delley si vous me faites parvenir une enveloppe A5, que vous aurez affranchie et sur laquelle vous aurez mentionné vos coordonnées postales.

A l’adresse suivante:
Jean Prod’hom
Moille-Messelly 3A
1082 Corcelles-le-Jorat

Juin 2019

– Ne serait-ce le petit débarcadère de l‘île Saint-Pierre?
– Ça y ressemble. C’est en réalité sur les rives du lac de Neuchâtel, à Portalban. Image aperçue au mur du café du Vieux Four de Delley

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Dorigny

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Je t’en prie, lorsque dans mon âme ou dans la tienne tu découvres un dogme qui risquerait de nous séparer, tiens-le pour faux, aussi faux que le Diable. 

Thomas Carlyle

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– Extraordinaire semaine en compagnie de Julie d’Étanges, Saint-Preux, Claire d’Orbe et les autres. À Clarens, aux sources de la Veveyse et à Meilleries. On a croisé en cours de route les Moraves à Montmirail, Malan à Genève, John Nelson Darby à Rolle, Oberlin chez lui en Alsace, Alexandre Vinet et Eugène Rambert au cimetière de Clarens. Et d’autres. Ça fait une drôle de pelote.
– Qui connaît aujourd’hui les noms de Malan, de Darby, d’Oberlin ? Quelle surprise de les croiser sur le chemin d’un voyageur d’aujourd’hui?
– On voyage aussi dans le temps. Par ailleurs, on croise bien des inconnus tous les jours, et on ne s’en étonne pas. Malan a préparé, à Genève, le terrain à Darby. Celui-ci aurait rencontré – j’en doute – Oberlin en Alsace, cet homme qui a accueilli, quelques décennies plus tôt, Lenz. Je fouille.


– Élevée dans la parole de Darby, je ne peux oublier son nom, même si j’ai quitté son chemin dès l’adolescence… Malan, ce nom me rappelait vaguement quelque chose, j’ai consulté Wikipedia, de même pour Oberlin… Aujourd’hui ce sont des inconnus ou presque…


– Mon mari, Gabriel, historien, a beaucoup écrit – et publié aussi – sur la période du Réveil. Ces noms me sont familiers comme ceux de personnes de mon entourage. Mais je ne les ai pas autant côtoyés qu’il l’a fait lui-même. Et j’en entends rarement parler maintenant, d’où mon étonnement. Un peu comme quand on apprend qu’un ami qu’on croyait mort vit toujours et que quelqu’un l’a croisé!

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Salanfe ou l’histoire d’une convoitise | Le promeneur retrouvera certainement quelque chose du « beau désert » de Javelle. Qui sait – peut-être se sera-t-il même surpris à trouver cette cicatrice dans la montagne belle, à trouver juste le droit de l’homme de transformer sa terre.

(Pierre-François Mettan)


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Roche, neige, eau, poussière d’ardoise (Tour Salière)

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Traversée de la première moitié du XIXe siècle – Genève, Londres, Bourdeaux… – en compagnie de poètes qui ont cru pouvoir fixer l’ancre de leur embarcation dans le ciel et un seul livre.

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Miel au Riau
tourne tourne
or et soleil
abeilles
images du fils

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Alpage d’Emaney, inalpe samedi prochain.

 

 

Rendez-vous à Delley

Cher Pierre,

On ne se plaindra évidemment pas de la prolifération des livres; ils témoignent de l’indéniable santé de la littérature, disons d’une forme de santé et d’une forme de littérature. Cette richesse n’est toutefois pas sans effet sur celle des auteurs: le revenu qu’ils tirent de leurs livres les nourrit si mal qu’ils sont amenés à chercher ailleurs un complément. Ils s’organisent, monnaient leurs apparitions, multiplient les lectures, séduisent, signent dans des librairies, gesticulent sur les réseaux sociaux, rivalisent de trouvailles et de coups publicitaires. Les médias font ce qu’ils peuvent pour commenter et relayer leur travail.

On s’est vu, Evelyne Thomet et moi, pour la première fois, je crois, à la Sauge; c’était en octobre de l’année dernière, puis à Estavayer-le-Lac et à Morat. Evelyne a lu NOVEMBRE en décembre. Nos routes se sont à nouveau croisées en mars dernier, à Ins, à l’occasion d’une rencontre d’agriculteurs, d’ingénieurs, de cimentiers, de paysagistes, de pédologues et de politiques qui s’étaient donné rendez-vous pour évoquer les problèmes liés à l’utilisation des sols du Grand Marais. Evelyne est la présidente de DSP, une PME active dans le secteur des semences, qui fait le lien entre la sélection et la multiplication des semences. Elle m’a expliqué au moment de l’apéritif que DSP fêtait en juillet les 25 ans de son existence; elle m’a proposé alors de participer à cette fête en écrivant quelques mots, quelque chose qui aurait les dimensions d’un chapitre de NOVEMBRE. Elle a ajouté pour me convaincre que j’aurais, si j’acceptais, une entière liberté et que les portes du château me seraient ouvertes. C’est fait, trois mois ont passé, je lui ai envoyé début juin une dizaine de photos et un peu plu de 40 000 signes. Rendez-vous à Delley est là, tout frais sorti de chez le graphiste et l’imprimeur avec lesquels travaille cette PME. C’est un supplément au chapitre VI de novembre. J’y évoque Jean-Loup Trassard et Dormance, Gustave Roud et son Journal, Mendel et ses lois, Darwin et Caillois, une grande famille patricienne du canton de Fribourg ; mais aussi les Révolutions française et helvétique, la division du travail, l’efficacité et l’espèce de tristesse qui en est née ; le Musée romain de Vallon et la multiplication des pains de l’église de Ressudens, les moulins Bossy et l’Oxford Pub de Corcelles. Mais aussi et surtout une poignée de grains qui nous vient de la nuit des temps, que l’homme relance depuis et dans lesquels il joue sa vie et ses rêves.

Combien j’ai touché pour le taf ? Dix sous de l’heure, moins que les paysans et les employés de commune. C’est naturellement peu, trop peu. Mais la liberté gagnée restera ce cache-misère aussi longtemps que l’écriture – et la littérature avec elle – dédaignera ces territoires triviaux dans lesquels nous vivons. Cette expérience me fait espérer aujourd’hui que les entreprises ont elles-aussi quelque chose à gagner en laissant librement parler d’elles. Si la littérature, comme je le crois, se nourrit du monde tel qu’il va, elle a aussi pour tâche de regarder au delà de ce qui est, c’est-à dire d’élargir le regard en direction de ce que d’emblée on ne voit pas, et qui soudain remue, interroge, enchante. Si vous êtes intéressé et m’envoyez votre adresse, je vous ferai volontiers parvenir ce texte qui, au vu des circonstances, constitue un exemple, modeste certes, d’une autre manière d’inscrire – écologiquement – l’écriture dans la marche du temps.

Amitié 
Jean