Ce serait ainsi

Dans une aile du palais en ruines, au fond d’un local où se réunissaient autrefois les membres du pouvoir sacerdotal, une douzaine d’hommes masqués s’acharnent sur une femme qu’ils invectivent. Elle ravale ses larmes mais ne se souvient de rien. Elle a les yeux fixés sur un tableau au centre duquel se tient immobile un pendu masqué de noir, maintien stable. Douze hommes au visage glabre rient, ou grimacent, on les dirait en effet inquiets, inquiets que le pendu ne leur fasse soudain faux bond.
On frappe à la porte de chêne massif, deux enfants tendent un papier noirci de signes, l’un des douze hommes lit les ordres, ils se lèvent, soulèvent leurs masques, ce sont des inconnus qui ne dépendent d’aucune administration. Se saisissent chacun d’un balai et s’éloignent sans un regard pour celui dont les larmes se sont mises à couler. On croirait entendre un air de tango. La femme s’approche alors du tableau, retire la corde qui serre le cou de celui dont elle retire le masque. L’homme parle par geste. Ils quittent tous deux le local, longent le palais avant de se retrouver sur le front de mer, ils attendent debout tandis que le bruit de la mer écope le désespoir qui les entoure et dans lequel ils s’enlisent d’abord. On les voit pourtant se détacher des ruines qui les entourent, il n’y a bientôt plus qu’eux qui tanguent.

Jean Prod’hom

A.8

Homo sapiens ignorait selon toute vraisemblance que sapiens il l’était. Quant à ce qu’il savait, on l’ignore aujourd’hui. Pour rompre le cercle vicieux et faire court, on prétend dans les manuels scolaires qu’homo sapiens se distingue de ses prédécesseurs par un outillage plus perfectionné. Personne ne voit exactement le rapport. Ce bon mot sert parfois – rarement – au bar de la rue d’en face pour animer les conversations. Mais je n’y vais pas au bar d’en face.

Homo sapiens se présentait ainsi: plutôt petit, trapu et musclé, c’est tout lui, grosse tête, crâne aplati, front bas, sombre, obscur, obtus, c’est pas moi, arcades sourcilières proéminentes, face avançant en museau, peu de menton, rien de bien nouveau. Les paléontologues affirment que le volume de son cerveau dépassait celui des hommes actuels :1700 cm 3. C’est beaucoup, on ne ménageait pas le carburant, on chassait dans toutes les directions, rennes, mammouths, rhinocéros, laineux s’entend, bisons, petits chevaux. Il fallait aller vite. Comme aujourd’hui. Pourquoi? Personne ne le sait. Aujourd’hui les hommes ont leur bar, si bien que leur cerveau ne mesure plus que 1400 cm 3. Ils ont inventé le papier tue-mouche.

Homo sapiens, faut y croire. C’est dès 10 ans qu’on demande à nos enfants d’apprendre par coeur qu’on a quand même un outillage plus perfectionné que les bêtes. Ils doivent y croire dur comme fer. On leur enseigne en outre pour leur édification que le premier homo sapiens d’Europe date d’au moins 100 000 ans. On l’appelle homme du Neandertal, c’est une vallée près de Düsseldorf, on n’y a rien trouvé d’autre. Comment l’homme de Neandertal passait-il ses journées? Il est permis d’en rêver. Mais ça on préfère le cacher à nos enfants, il n’y a pas de temps à perdre, on n’a pas terminé le programme.

Jean Prod’hom
avec le concours d’Histoire générale | LEP

Estelle Ogier

Il n’avait fallu rien moins que deux chocolats chauds pour conclure la balade d’une douzaine de kilomètres – à travers la campagne enneigée et vide – d’un père et de son fils qui goûtèrent le bonheur de marcher ensemble au coeur glacé d’une nature complice.

Il n’avait fallu rien moins que six orteils au Polydactile – peint par Louis Rivier en 1943 – pour descendre de sa croix sous les yeux ébahis de sa mère. Le fils rejoignit les vivants qui ne l’attendaient pas car ils étaient en train de mener leur vie privée derrière leur porte privative qu’ils n’ouvrirent pas au va-nu-pieds.

Il n’avait fallu rien moins que 16 volumes du dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle (1789-1960) – « Trésor de la langue française », édité par le Centre National de la Recherche Scientifique – pour oser inventer mon propre monde en parcourant les définitions des mots comme on découvre un paysage à bicyclette.

Estelle Ogier

écrit par Estelle Ogier qui m’accueille chez elle sur son site Espace childfree dans le cadre du projet de vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.
Et d’autres vases communicants ce mois :

 Candice Nguyen et Christine Jeanney
 Sam Dixneuf et Stéphane Bataillon
 Juliette Mezenc et Christophe Grossi
 François Bon et Guillaume Vissac
 Michel Brosseau et Jean-Marc Undriener
 Anna Vittet et Joachim Séné
 Cécile Portier et Christophe Sanchez
 Clara Lamireau et Urbain trop urbain
 Anita Navarette-Barbel et Arnaud Maïsetti
 Morgan Riet et Murièle Modély
 Nolwen Euzen et Benoit Vincent
 Maryse Hache et Michèle Dujardin
 Elise et Piero Cohen-Hadria
 Anne Savelli et Franck Queyraud
 Dominique Hasselmann et Dominique Autrou
 Marlène Tissot et Vincent Motard-Avargues
 Kouki Rossi et Brigitte Célérier
 Estelle Javid-Ogier et Jean Prod’hom

Jean Prod’hom