Ce n'est pas l'heure de rentrer

Les émanations lourdes et enivrantes de la sève que dégagent les rondins de sapin couchés dans les épines croisent l’air bleu et l’humidité qui monte de la terre, elles font tourner la tête et mon visage se penche vers la brise. Les sots soucis qui me talonnaient en montant la Mussily s’évanouissent, je respire, m’allège, rien ne peut désormais m’arrêter.
Il faudrait pourtant que je me lève, une résolution idiote traîne dans les parages, issue d’un mauvais calcul, comme si le petit bonheur auquel j’étais parvenu et qui s’élargissait reviendrait plus vite encore si j’y renonçais à l’instant. La maison là-bas est pourtant vide, ce n’est pas l’heure de rentrer et je n’ai de compte à rendre à personne.
Je prolonge l’aventure en me vissant au banc de bois, remettant d’un coup tout à plus tard, tourne la tête, tâtonne à nouveau pour trouver le meilleur angle, me cale dans ce bain d’essence qui bout, m’enveloppe et me délivre de toute attente, tout est décanté, léger dedans et dehors.
Je souris en pensant à mes trois enfants si jeunes encore, le bonheur se mêle aux senteurs et à la tiédeur humide. J’imagine leurs yeux, leurs sourires, leurs pas sur le chemin qui monte jusqu’ici, les voici accompagnés de leur mère qui en tient deux par la main, ils se rapprochent, l’avenir dans la poche, sérieux, pressés, légers, tendres comme du trèfle.

Jean Prod’hom