Sonogno-Frasco-Gerra-Brione-Motta

à Nathanaël Gobenceaux (Lignes du monde)

Jusqu’au milieu du dix-neuvième siècle les loups étaient nombreux au Tessin. Ils causaient de nombreux dommages aux paysans en décimant les troupeaux de chèvres et de brebis. Pour les éliminer, les paysans creusèrent dès le Moyen-Age des lüére, fosses tapissées de pierres sèches à l’intérieur desquelles ils déposaient un appât vivant pour les attirer et les y faire tomber. On trouve non loin de la petite plaine triangulaire de Brione deux témoignages de ces pièges conçus de telle manière que le loup pouvait y entrer mais, après avoir dévoré sa proie, ne pouvait plus en sortir. Il était aisé alors au paysan de tuer l’animal, de lui sectionner une patte en échange de laquelle les autorités lui donnaient une récompense.

De ses sources jusqu’au Lac Majeur dans lequel elle disparaît, la Verzasca ne s’embarrasse de rien, elle embarque tout dans son lit: la caillasse qui roule du Pizzo Barone, de la Cima Bianca et du Mezzorgiono; les vieux mélèzes, les châtaigniers épuisés, des hêtres; la terre rare que ravine l’eau de la fonte, les restes compostés de fougères, d’edelweiss et de rhododendrons, l’eau des cascades, celle des affluents à laquelle s’abreuvaient autrefois les brebis quand ces anonymes avaient un nom, Efra, Motto, Poncione d’Alnasca; l’eau qui ruisselle, l’eau qui glisse, celle du Val d’Osola, les eaux qui ont eu raison des bergers, bientôt colporteurs ou ramoneurs en Lombardie, éleveurs de bétail ou vignerons en Californie, ouvriers au barrage de Contra levé en contrebas du village de Vogorno noyé aujourd’hui dans le lac de rétention, employés de bureau à Locarno, à Bellinzone ou à Ascona.
La Verzasca a tout embarqué mis à part les immenses blocs de pierre, schistes, micaschistes, gneiss et granite blanc en couches transversales, contre lesquels le torrent toujours plus gros vient buter et hurle continument, une immense rumeur, une rumeur caillouteuse comme si le torrent avait des galets dans la bouche.

Il a fallu des siècles aux Verzaschesi et leur bétail, cheveux blonds et yeux bleus pour atteindre Sonogno, le dernier village de la vallée, au confluent du Val Redorta et du val Vigornesso, en tenant ménage en plusieurs endroits, cultivant maïs et vigne jusqu’à Vongorno, seigle, chanvre et pommes-de terre plus haut dans la vallée. Les truites prospèrent à Gerra. Le châtaignier vigoureux a nourri leur sobriété, un chemin à double ornière, une route enfin construite entre 1868 et 1873. Aujourd’hui il ne faudra à l’hôte de Tenero qu’une paire d’heures pour boire un café au Grotto Redorta et revenir.

Et tandis que je descends sur le chemin qui longe la rivière, tandis que je glisse sur cette pente, avec la terre, les vieux mélèzes, j’entends monter la folle rumeur de la Verzasca, comme celle d’une résistance, une promesse qui ne lâche pas. Il n’est pas aisé de remonter les murs de pierres sèches, de retenir les habitants, impossible de dresser l’eau, mais le bruit monte, remonte là-haut, là où sont les merveilles, au sources, à contre sens, là d’où vient cette rumeur, là où on n’entend rien.

Au XIXème siècle, pas moins de 246 loups furent capturés dans les vallées tessinoises. Dans la Valle Verzasca la présence du dernier loup remonte à 1908. En 2001 le loup a refait une apparition, tout là-haut près du lac Barone. Au-dessus les nuages, immobiles, on n’entend rien, presque rien, quelque chose comme un songe, celui d’un sage qui rêvasse, à Porte Tolle, entre Venise et Ravenne, au bout du Pô.

Jean Prod’hom