La menace

Rester en rade alors que le monde appareille, sans que rien pourtant ne s’éloigne vraiment – sinon le souvenir d’images qui s’entassent en arrière de la tête – , sans que l’on recule non plus. Ne rien avoir à dire à ce propos, ou un mot, à peine un mot qui resterait au travers de la gorge, et qui dirait tout, d’un coup. Mais ne le dire que plus tard, peut-être, lorsque la menace se sera éloignée ou qu’elle aura trouvé en nous la place qui lui revient, avec ce mot qu’on cherche et qu’on ne trouve pas, parce que ce mot est un mot de notre langue. On est là, et on ne sait pas par quel bout commencer, parce qu’il n’y en a pas de bout, que tout est demeuré en l’état. Tout ça bien sûr devait arriver, on le sait, et on se retrouve enfin dans l’impossibilité de différer plus avant cette menace, grosse d’avoir été écartée. Et de la différer encore un peu pour qu’elle puisse continuer sa tâche, nous accompagner lorsqu’on s’attellera à la nôtre, qu’on sait au-dessus de nos forces, tout reprendre, comme un livre dont aurait commencé la lecture il y a des années, et qu’on reprendrait en raison d’une ou deux phrases sur lesquelles on aurait buté et qui nous aurait obligés à aller de ce pas.

Ce qui semble nous maintenir à l’écart, mais qui nous accueille aujourd’hui encore quand bien même on se trouve dans l’impossibilité d’y entrer, sur le seuil de quoi on se dresse comme un pantin, un étranger, un malotru, n’a pas changé, c’est bien le monde dont on vient et dans lequel on a cru pouvoir demeurer, un monde reconnaissable à la traîne qu’il laisse, à quelques souvenirs qui courent devant, à la mélodie qui s’est tue et qui accompagnait notre réveil. Méconnaissable pourtant, non pas qu’il soit défiguré, ou en lambeaux, mais à cause des couleurs passées, qui maintiennent à distance les noms dont l’affublaient les récits qu’on se racontait pour lui assurer par des couleurs vives sa consistance. Les choses ont repris ce qui leur revenait, inquiètes. Le doigt sur les lèvres, elles demandent un peu de silence. Désormais restent dans ma gorge des mots orphelins, durs, sourds, décollés de ce qui les animait et de ce qu’ils faisaient vivre, pierres dans un tonneau, squelette dans un habit trop large. Les mots ce matin font bande à part.

Jean Prod’hom