J’aime bien les faits. Ils ponctuent le temps, la journée. Du lever au coucher, c’est une ponctuation, la journée est une phrase, il faut la dire sans se tromper, comme à l’époque où je croyais que j’allais faire du théâtre, brûler les planches… ! Non : les faits. Comme une pulsation sur le cours du temps. Ils permettent de vérifier les étapes franchies de l’avancée sur la ligne temporelle. Je me souviens encore de ce que disait mon vieux prof, « il ne faut jamais regarder ses pieds quand on descend un escalier, il vaut mieux qu’un roi shakespearien tombe dans l’escalier s’il ne peut pas faire autrement, mais ne regardez pas vos pieds », ça n’a jamais pu marcher avec moi.
– Monsieur Z…, votre rendez-vous de 9 h est arrivé.
– Un instant, s’il vous plaît.
C’est rassurant. Je m’appelle bien Z…, ça c’est vérifié pour la journée. C’est stable, régulier. Je peux mettre une croix. J’ai fait l’appel de moi-même. Il y a des certitudes sur lesquelles on peut tabler pour la journée sans trop d’imprudence. Moi, ma qualité première n’est pas l’audace, cette histoire d’escalier a été le déclic, je n’ai jamais réussi. Je fais les choses, au fur et à mesure, comme elles se présentent, comme ça on arrive au bout de la journée, il est encore possible d’acheter le journal au guichet de la gare et de rentrer pour les informations. Il est neuf heures. Neuf heures du matin. Si je prends, entre neuf heures et, mettons, neuf heures douze, un intervalle de douze minutes pendant lequel il suffit que je fasse autre chose, alors Monsieur W… en conclura que moi, Monsieur Z…, suis suffisamment 1) important pour le laisser attendre, 2) occupé pour avoir déjà, à neuf heures du matin, douze minutes de retard sur le planning de ma journée, ce qui, au regard d’une journée de, mettons encore huit heures, si j’enlève le temps du déjeuner, me permettra d’avoir huit fois douze minutes, soit… quatre-vingt-seize… ça fait une heure trente-six tout de même… de retard. Et pour ce faire, c’est du grand art, je ne suis pas obligé de perdre mon temps. Je ne perds pas mon temps, pour faire perdre le sien à Monsieur W…, ce serait mesquin, je vais juste un instant faire autre chose. Je suis bien inséré, bien installé dans une trame sociale, temporelle qui fait que Monsieur W… va attendre sans rien dire, et que moi, pendant ce temps, je ferai autre chose.
Bon, enfin, tout ça, ça permet de vérifier, à intervalle régulier, qu’on est en vie.
Et de toutes façons, j’ai toujours autre chose à faire, c’est vrai. Je suis occupé, personne ne pourra dire le contraire. Je n’ai qu’à ouvrir mon agenda. J’aime bien ce mot. Neutre pluriel. Litt. : les choses qui sont devant être faites. J’ai fait du latin, autrefois. Pas beaucoup, mais ça, je m’en souviens. J’ai réussi à parvenir à ce point de mon existence où mon agenda est rempli pour plusieurs semaines à l’avance. Nous sommes en mars, fin mars-début avril précisément, et déjà il se remplit pour … septembre. Dominique le remarquait hier. Même en novembre, j’ai déjà des rendez-vous qui sont marqués, pris. Mon temps de novembre est déjà pris.
Tiens, ça me rappelle de vieux souvenirs, tout ça. Je me souviens du registre que tenait mon père, il se remplissait des réservations au fur et à mesure de la saison, je le regardais, se noircir, se remplir, il me semblait que l’avenir prenait corps dans les registres, les agenda, les plannings, les réservations, plus tard il m’a même laissé écrire les noms des clients, mais c’était déjà à l’époque où ça ne m’amusait déjà plus. Les gens savaient qu’ils dormiraient ici le tant, c’était ferme, réservé, on versait des arrhes à la réservation, sinon mon père effaçait le nom, inexorablement. Il les effaçait du grand registre du temps. Et c’était comme s’ils n’avaient jamais appelé, jamais réservé, et même, comme s’ils n’avaient jamais existé. À la limite, on aurait pu dire ça. Mon père tenait le grand registre du temps, et au fur et à mesure des semaines, la grande double page se noircissait, se remplissait, des noms étaient effacés, déplacés d’une chambre à une autre, certains disparaissaient, d’autres revenaient à intervalles réguliers.
Maintenant c’est mon tour. Je sais, tiens prenons un exemple au hasard, que si je voulais aller, disons, voir la mer le 28 mai, eh bien je ne pourrais pas ! C’est une certitude, et les certitudes sont des victoires sur le temps, non ? Moi, Monsieur Z…, je suis tellement occupé, que si je voulais aller voir la mer le 28 mai, entre mon déplacement à Amsterdam et celui à Besançon, eh bien je ne pourrais pas parce que, entre les deux, des déplacements professionnels, tous les deux, hein ?, je dois régler le dossier W… oui, celui-là même…. Et vu l’affaire, une journée ne sera pas de trop.
– Faites-le entrer, Dominique.
– Bien, Monsieur. Un instant, s’il vous plaît. Je vais le chercher, il est sorti dehors fumer une cigarette.
C’est lui, maintenant, qui me fait perdre mon temps ? Il ne manque pas de culot. Ce n’est pas si compliqué d’ajuster son temps, ses gestes, ses mouvements. C’est la condition sine qua non pour que quelque chose fonctionne dans le monde. Le monde social est une petite mécanique de précision, non ? Il s’imagine quoi, celui-là ? Qu’il est un roi shakespearien ?
Isabelle Pariente-Butterlin
écrit par Isabelle Pariente-Butterlin qui m’accueille chez elle sur son site Ædificavit dans le cadre du projet de vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.
Et d’autres vases communicants ce mois:
Brigitte Célérier et Benoît Vincent
Sandra Hinège et Pierre Ménard
Guillaume Vissac et Laurent Margantin
Joachim Séné et Marc Pautrel
Dominique Hasselmann et François Bon
Michel Brosseau et Stéphane Bataillon
Franck Queyraud et Samuel Dixneuf-Mocozet
Anne Savelli et Piero Cohen-Hadria
Christine Jeanney et Maryse Hache
Anita Navarrete-Berbel et Christophe Sanchez
Claire Dutrait et Jacques Bon
Cécile Portier et Bertrand Redonnet
Christopher Selac et Franck Thomas
Morgan Riet et Vincent Motard-Avargues
Isabelle Pariente-Butterlin et Jean Prod’hom
Jean Prod’hom