Edouard Monot | Opus incertum

Lorsque nous nous sommes acquittés de nos dettes et de l’inévitable, lorsque nous en avons fini avec la pile des affaires courantes, les peines, les été pourris et l’hiver qui se prolonge, les longs couloirs, les sales affaires, la file des obligations, les salons, les successions, les petits plaisirs et les jours les plus longs, bref, lorsqu’on en a fini avec ce qui assure l’équilibre de nos vies précaires et de leurs saisons, n’est-il pas heureux de disposer d’un peu de temps, hors tout, pour retourner au monde qui nous était promis – ou dont on avait rêvé – et dont nous nous sommes tenus éloignés, silencieux, en pliant l’échine parfois ?
Il est de ceux qui ont su aménager le recoin d’une cuisine pour mettre bout à bout les morceaux d’une aventure esthétique singulière, aux contours indéterminés, une de ces aventures qu’on poursuit sans trop savoir pourquoi, avec le souci de la mener à bien, la conviction qu’on n’y parviendra qu’imparfaitement et l’assurance qu’elle nous laissera au mieux les mains vides.
Pas besoin d’un palais pour cela, ni année sabbatique ni résidence d’artiste, une antichambre, l’ombre d’une arrière-boutique, un atelier d’occasion et un peu de temps arraché chaque jour lui ont suffi pour rassembler au moment voulu une trentaine d’objets qui tiennent circonscrit l’incertain, saisi à peine entre ombre et lumière, offert à ceux des passants qui veulent bien renouer un bref instant avec la construction de ces châteaux de sable qui, l’été, irriguaient leur enfance et retrouver le sérieux qui les habitait, l’hiver, devant des puzzles géants.

Des petites fenêtres, rien d’autre que des petites fenêtres en trompe-l’oeil, et dedans une durée, une durée qui dure, un temps qui ne file pas droit, c’est-à-dire du temps roulé comme de la pâte, avec dedans la possibilité que quelque chose survienne.
Mais nous avions beau faire, notre reflet se mêlait à ce que nous croyions voir. Où que nous soyons, nous apercevions le reflet d’un visage captif et le milieu dans lequel il se complaisait, la silhouette d’un inconnu qui nous tenait éloignés de ce que nous étions venus chercher. Tout se passait à notre insu, dans un dialogue organisé hors de nous par la lumière, entre le monde qui va pour son compte dans les pièges d’un miroir sans tain et l’immobilité absorbante de ce qui reste de la représentation derrière les battants d’une fenêtre.
Il y avait pourtant dans ce mariage quelque chose à saisir, les ailes de feu d’un papillon exposé dans une vitrine, derrière ou devant un visage égaré. Mais qui du papillon ou du visage était le suaire, et pour quelle histoire ?

Le soleil déclinait lentement vers l’horizon. Au ras de l’amoncellement rocheux couronnant l’île, la grotte ouvrait sa gueule noire qui s’arrondissait comme un gros oeil étonné, braqué sur le large. Dans peu de temps la trajectoire du soleil le placerait dans l’axe exact du tunnel. le fond de la grotte se trouverait-il éclairé ? Pour combien de temps ? Robinson ne tarderait pas à le savoir, et sans pouvoir se donner aucune raison il attachait une grande importance à cette rencontre.
L’événement fut si rapide qu’il se demanda s’il n’avait pas été victime d’une illusion d’optique. Un simple phosphène avait peut-être fulguré derrière ses paupières, ou bien était-ce vraiment un éclair qui avait traversé l’obscurité sans la blesser ? Il avait attendu le lever d’un rideau, une aurore triomphante. cela n’avait été qu’un coup d’épingle de lumière dans la masse ténébreuse où il baignait. le tunnel devait être plus long ou moins rectiligne qu’il n’avait cru. Mais qu’importait ? Les deux regards s’étaient heurtés, le regard lumineux et le regard ténébreux. Une flèche solaire avait percé l’âme tellurique de Speranza.
Le lendemain le même éclair se produisit, puis douze heures passèrent de nouveau. L’obscurité tenait toujours, bien qu’elle eût tout à fait cessé de créer autour de lui ce léger vertige qui fait chanceler le marcheur privé de points de repères visuels
Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, 1967 (Folio 2008, 104)

On ouvrit donc les fenêtres et on mit l’île autrefois sous cloche au vent. La Verzasca déboulait sous nos pieds, elle avait mis en pièces la montagne, creusait son lit dans un bruit assourdissant. L’eau insaisissable chantournait les éboulis et polissait les fragments d’un puzzle aux motifs inconnus. Elle écrivait de haut en bas un récit immobile qui se poursuivait et que rien ne pouvait arrêter. Les pierres s’arrondissaient, l’eau multipliait ses passages, modelait des réduits, creusait des poches, dessinait des avenues, dévalait la pente entre les cimes et le lac, aménageait les ruines de la montagne en d’innombrables petits chaos irrigués dessus dessous par l’eau qui tenait ensemble l’ensemble qu’elle faisait briller et chanter.

Qu’avions-nous donc à faire de notre côté ? Reprendre une à une les choses mises en pièces en prenant à son compte la part laissée au hasard, reprendre une préhistoire dont on ne sait rien, dessus dessous, la recommencer comme un tavillonneur sous un ciel bleu, refaire ce dont le hasard n’aura été que la réponse paresseuse et immédiate à ce qu’on ne sait voir, reprendre pierre à pierre depuis le dedans, de proche en proche, différant le nom de ce qui commande l’aventure. Aucune appellation ne viendra donc boucler l’ouvrage, ou sans titre, une expression qui n’assure de rien.

Opus incertum, une manière de sonder latéralement l’insaisissable, de reconstruire solidement le précaire en lui offrant un fond, une coque pour autre chose. Ici pour rien ou pour elle-même, un ouvrage détaché de sa fin.
Les petits accidents jouent des coudes, la main écarte deux pièces pour rectifier l’équilibre, demi-tour, reculer ou avancer d’un plan, fort, da, les doigts reprennent des pièces, les refaçonnent, dessus dessous, établissent des ponts, creusent des galeries, collent et recollent, tout recommencer parfois.
Ça va tenir, ça va tenir sans titre, et si ça ne tient pas, on recommencera la partie. Mais sans laisser la main à celui qui n’en a nul besoin et qui fait vivre le monde comme un marionnettiste connaissant le fin mot de l’histoire, mais en prenant cette fois l’affaire sur soi et d’en-bas, comme un insomniaque qui guetterait le lever du jour, avec les mains qui retrouvent leurs fonctions ouvrières, à hauteur des pierres.
Les doigts se méfient des figures et des désignations qu’il tiennent prudemment à distance, ils exigent le silence et se taisent aussitôt que la représentation guigne avant de fondre sur leur attention et les détourner de ce qui est pour les enrôler dans ce qu’ils pourraient dire. Ça va tenir, ça va tenir donc en-deça de la représentation. Ça va tenir en équilibre, par la grâce d’une syntaxe élémentaire de formes rudimentaires, de formes concrètes tenues en un équilibre dont il faudrait faire le récit épique, du déséquilibre initial qui lui donne la chance unique d’aller au-delà de la nature morte au déséquilibre final qui en fait un tableau vivant, tiré à quatre épingles, debout et fragile, sans pierre d’angle ni clef de voûte.

Mais on a beau dire au diable les maîtres signifiants, ils demeurent sur le qui vive. C’est l’eau qui sourd du chaos des rives de la Verzasca qui rend notre monde vivable, si bien que toute nature morte bien comprise n’a de sens que si elle reste vivante. La vie, je dis bien la vie, se fraie un passage dans le chaos auquel elle donne vie, l’aventure des coquelicots et de la camomille se prépare dans les interstices des pavés. C’est dire qu’une nature morte – et toute l’histoire de l’art n’est peut-être que l’histoire mouvementées de la nature morte – si elle ne raconte rien, n’en est pas moins le lieu même où se raconte la possibilité que quelque chose peut advenir.
L’un dira le berger, l’autre l’orage, un troisième la maison, bien-sûr personne n’y croit vraiment, mais chacun est assuré que quelque chose va se lever dans ce rien en équilibre précaire, quand bien même ce rien ne se lèvera pas, demeurera en retrait sur le mode de ce qui n’est pas encore.
Car au-delà du blanc sur fond blanc – ou en-deça – on est embarqué, avec le sens qui nous pousse de l’arrière et les choses qui nous attendent au contour. Papillons, coquelicots, mues de serpents ramassés au bord des routes, rouge sang, rouge pourpre, écriture enfin. Voici une macédoine, voici un banc de melons et de pastèques, voilà un jaune d’oeuf et une ribambelle de tessons usés par la mer. Malaxe, malaxe.


Travaux actuels d’Edouard Monot
Exposition du 6 septembre au 5 octobre 2011
Horaires d’ouverture
Mardi au vendredi de 14h à 18h30  
Samedi de 10h à 17h

Jean Prod’hom