Un autre arrière-pays

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La caractéristique d’un chef-d’œuvre est qu’il s’arrête à sa propre affirmation ; comme on dit communément, il est une impasse. Rembrandt, Racine ou Wagner tuent à l’avance quiconque les prend pour modèles ; il n’y a qu’une manière de les continuer, c’est de les oublier, au moins en apparence, d’être Watteau, Marivaux, ou Debussy.
Capture d’écran 2013-03-19 à 14.48.29Capture d’écran 2013-03-19 à 14.48.29Léon BRUNSCHVICG, Le progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, 1953

C’est lorsque la route s’interrompt mais qu’il n’a aucune raison de s’en remettre à la panique parce que la situation n’engage pas sa vie, c’est lorsque les ronciers lui interdisent d’aller plus loin, lorsqu’un mur ou un ravin l’oblige à rebrousser chemin qu’une terre inespérée surgit à deux pas, au-delà de cet obstacle qu’il ne peut franchir, et s’étend immense, image de la terre, muette, à laquelle les circonstances ont choisi de lui barrer l’accès en la lui offrant tout entière, non pas tant une terre à laquelle il aurait pu, s’il en avait décidé autrement, accéder au terme d’un long détour, par ruse ou par calcul, de cela il ne saurait en être question, mais une terre à laquelle il n’accédera jamais et qui demeurera intacte, sans lui, une terre dont on ne peut ni ajouter ni retrancher quoi que ce soit, qui s’arrête à sa propre affirmation, une terre oubliée, une terre à l’écart, peuplée de gens silencieux qui vont et viennent en obéissant à des impératifs qui échappent au calcul, paisibles et secrets, donnant l’avant-gout d’une vie à laquelle il n’a pas ou plus droit.
Il regarde cette terre et ses habitants comme un tableau, sans faire de bruit. Mais combien sont-ils ? Peu à l’évidence, ils n’ont jamais forcé aucun passage, séparent le grain de l’ivraie et l’ivraie du grain, un autre règne, une autre manière d’habiter, un passé plus ample que le sien les précède et les porte, ils vont à l’allure de la mule et de l’âne qu’ils conduisaient autrefois.
N’ayant d’autre chose à faire que de rebrousser chemin, je songe à ces terres d’après le désastre, à ces lieux oubliés, délaissés dans lesquels les gens du voyage attendent la nuit, sans hâte, assis devant leurs roulottes.
Il est temps de m’éloigner de ces terres interdites, avec la certitude que je les retrouverai après de longs détours, que je les considérerai de l’autre côté du ravin, de ce lieu que j’aurai fait mien sans le savoir, avec derrière la haie vive le lieu miraculeux où je suis aujourd’hui.

Jean Prod’hom