Vieux anges fatigués

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Cher Pierre,
Le vent d’ouest s’est levé et les premiers nuages butent contre les Préalpes. Si ça suit à l’arrière, le ciel va sérieusement s’alourdir. Il tombe quelques gouttes à 11 heures.

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J’enregistre la fin de l’introduction et la première des huit parties du Gustave Roud de Philippe Jaccottet : Matière paysanne. Qui écrit notamment ceci à propos des terres que le Carrougeois n’a pas quittées : cette campagne qui commence précisément quand on tourne le dos au lac ramuzien, quand on monte un peu vers le nord, et tout change (parfois, comme par exemple à Chexbres, avec une mystérieuse, magnifique brusquerie) : la lumière, le climat, les cultures ; plus haut encore, les rivières commencent à descendre vers le nord. Un pays de collines douces, avec de nombreux villages aux fermes massives, et de loin en loin un bourg, entre deux grands lacs. Mais aussi et surtout un pays serré entre Jorat et Préalpes.
Lili, qui vient manger avec une amie à midi, a fait le voeu de voir sur les assiettes un hot-dog. Je descends à Epalinges, en reviens avec le strict minimum puisque Sandra et moi partons en fin d’après-midi à Charmey : deux jours sans les enfants ; Françoise a la gentillesse de s’en occuper.
Je vais boire après midi une verveine à C ; la responsable de la cafétaria m’accueille avec le sourire, sa collègue lui a parlé de mon passage dimanche. Ça bouge, beaucoup de jeunes gens entourent les résidents ; au fond, un atelier biscôme.
T me rejoint, nous passons ensemble un moment à papoter, son corps ne lui laisse que peu de répit ; toujours marcher, s’asseoir un quart d’heure, puis se coucher, recommencer, varier les positions ; il voit peu de monde et ignore de quoi l’avenir sera fait. Il grimace, sourit, s’empare de ses cannes et va à petits pas retrouver son lit.
A la table voisine un couple d’anges, vieux anges fatigués, le regard éloigné, mais comme reposé ; quelque chose soudain les fait grincer des dents, une broutille qui tord leur visage, leur retire cette grâce à laquelle ils semblaient promis, comme si le monde leur en voulait, qu’ils avaient été oubliés. J’intercède, un infirmier leur apporte la cuillère et le sucre qui leur manquaient ; tout se remet en place, ils me lancent un sourire et retrouvent leur visage d’ange.
Les jeunes gens font bande à part dans le coin cuisine, rient avec l’assurance de ceux qui ont tout le temps. Dans le jardin d’hiver, A. joue avec deux de ses collègues. Dans le couloir qui y mène un livre noir, ouvert sur une photographie accompagnée du mot de la responsable de l’établissement qui annonce le décès, hier, de l’un des pensionnaires. Livre noir, livre d’or sur lequel chacun peut ajouter un mot avant de tourner la page. Je rentre, la vie continue.

Jean Prod’hom