Cher Pierre,
Vous avez certainement déjà fait votre devoir ; je dois l’avouer, de mon côté j’ai tardé : c’est ce matin seulement que j’ai déclaré mes revenus et ceux de Sandra, la valeur de notre mobilier et la valeur locative de notre maison, nos dettes et les intérêts de celles-ci, l’état de nos comptes bancaires; j’ai déduit nos frais de repas et de transport, le montant des taxes annuelles pour le ramassage des ordures, les frais d’entretien de la maison, l’impôt foncier et les primes d’assurance contre les dommages matériels et de responsabilité civile. La vraie vie peut commencer.
Oscar saute de son fauteuil, c’est l’heure d’aller faire un tour ; on pousse jusqu’aux Censières, je marche en essayant de fixer ce que je vais présenter dans 10 jours à Rue. Je décide au retour d’aller jeter un coup d’oeil sur place, dresse un petit inventaire de ce qu’on peut trouver dans cette crêperie qui est en réalité un îlot breton : flotteurs, phares, boîtes de sardines, palets, caramels au beurre salé, pinceaux, pulls marins, bois flottés, galets peints, hortensias, cartes postales, noeuds, filets, coquillages, crêpes, cidre. Je ressors avec deux beaux bols bleus à cidre.
Il est deux heures, je décide de faire un saut jusqu’à Avenches, malgré tout, craignant après l’article que Le Bec leur a consacré ce matin dans 24 heures, que nous soyons une nuée à rejoindre le haras fédéral d’Avenches. Il n’y a en réalité personne, mis à part les cigognes qui sont bien là, les cent chevaux qui ont fait du coin leur demeure, les cinquante employés qui les bichonnent, un monsieur armé d’un gros appareil de photo qui se réjouit d’avoir placé dans le même cadre la patrouille suisse des forces aériennes et une cigogne venant d’Espagne. J’ai rencontré aussi Willy.
Willy finit sa carrière de palefrenier, il est né sur les hauts de Vevey, s’occupe depuis vingt ans des juments du haras. Il fait beau, il est bientôt cinq heures et les bêtes n’ont plus besoin de lui ; il regarde en direction du lac de Neuchâtel, les cigognes volent haut. Il en a compté une soixantaine, les premières sont arrivées fin janvier et ont occupé la cime des premiers bouleaux ; les suivantes ont colonisé les suivants, et ainsi de proche en proche. On se retourne, elles sont là, perchées dans les arbres, mais aussi au faîte des toits et au sommet de cheminées de fortune, leurs nids ressemblent à des boules de gui. Mais certains couples ont encore du travail, des oiseaux se cherchent encore, sans nid, bois sec et claquements de becs.
Willy n’a assisté qu’une seule fois à leur départ en septembre. Quelques heures avant de s’envoler pour le sud, elles tournoyaient très haut avec leurs deux ou trois petits. Et puis zou ! on ne les a pas revues avant l’année suivante.
J’ai du retard, file en quatrième vitesse récupérer les filles. Deux hirondelles tournoient dans le ciel de Valeyres-sous-Montagny. Les premières depuis l’Ardèche.
Amitiés.
Jean