François le Champi

Vouloir donner une voix au narrateur de la Recherche, à fortiori au père, à la mère, à Swann et aux 2500 êtres qui la peuplent, c’est risquer le fiasco. Le temps retrouvé est en effet sans rapport avec le souvenir, ses mises en scène et ses vraisemblances ; il n’est qu’un peu de temps à l’état pur, réel sans être actuel, hors du temps.

tortue_mottier_d

Si quelqu’un insistait pourtant, et souhaitait envers et contre tout donner à la Recherche cette voix qui lui manque, Combray par exemple, il faudrait qu’il lui prête au commencement la voix de l’enfant plutôt que celle de celui qui l’a faite sienne.

… si je reprends, même par la pensée, dans la bibliothèque, François le Champi, immédiatement en moi un enfant se lève qui prend ma place, qui seul a le droit de lire ce titre : François le Champi, et qui le lit comme il le lut alors, avec la même impression du temps qu’il faisait dans le jardin, les mêmes rêves qu’il formait alors sur les pays et sur la vie, la même angoisse du lendemain.  

Et si notre homme demeure sourd, il comprendra à la fin qu’il s’est interdit en agissant de la sorte tout accès au passé ; qu’il a perdu, tout perdu et pour toujours.

Et si j’avais encore le François le Champi que maman sortit un soir du paquet de livres que ma grand’mère devait me donner pour ma fête, je ne le regarderais jamais ; j’aurais trop peur d’y insérer peu à peu de mes impressions d’aujourd’hui couvrant complètement celles d’autrefois, j’aurais trop peur de le voir devenir à ce point une chose du présent que, quand je lui demanderais de susciter une fois encore l’enfant qui déchiffra son titre dans la petite chambre de Combray, l’enfant, ne reconnaissant pas son accent, ne répondît plus à son appel et restât pour toujours enterré dans l’oubli.