Dimanche 6 juin 2010

On s’y trouve engagé à demi, sans qu’on le veuille vraiment, couché et immobile alors que le soleil s’est levé depuis longtemps, mais on renonce à prendre les devants. Dehors la rumeur prend de la consistance, avec par-dessus bientôt du cristal, les moineaux, un rouge-queue, les rires des enfants qui préparent la table du déjeuner, des éblouissements. Tiens, le vent a tourné, pas de cloche ce matin, pas de chant non plus : le coq s’est tu. Le renard qui l’a croqué la veille rodait depuis quelques jours dans le pré fauché, chassant le mulot mais visant du meilleur; il attendait que le blé ait levé assez haut pour vider le poulailler. C’est fait, pas besoin ce soir d’attendre la nuit avant d’aller me coucher.
En retrait donc, retenu d’aller droit devant au plein. Pris à parti pourtant trois fois, par les pleurs d’un enfant, le claquement d’un volet libéré de son arrêt, et le souvenir ce soir d’un vieil homme aperçu la veille dans un café de Lausanne, dégingandé mais d’une belle élégance. J’ai cru le reconnaîte. La foule souffrait au soleil, il était à l’ombre avec une vieille femme à laquelle il souriait. Il semblait venir de très loin et était sur le point d’y retourner. Comme s’il était venu faire un saut parmi les hommes, rassasié mais gourmand encore, lorsque le soleil brûle et qu’un courant d’air traverse de la cour au jardin. Cet homme presque aveugle, rencontré un jour dans une bibliothèque, n’avait pas vieilli.
Et tandis que je suis encore loin de l’autre bout de la journée, je songe au chemin qui me permettra de rejoindre au plus court ce qui est resté en arrière ce matin, l’autre moitié. J’y songe avec un sentiment de plénitude, celle d’avoir traversé sans peine un pays arasé, sur un tapis volant au-dessus d’une belle journée à laquelle je n’aurai pas touché, une de ces journées qui en définitive ne comptent pas, d’autant plus étranges et merveilleuses qu’il n’en reste rien, d’un seul tenant, sans relief, accrochées à deux demi-rêves.

Jean Prod’hom

Entrer dans le jour | Jeanne

je n’y arrivais pas
je me refusais d’entrer dans ce jour
je voulais attendre (si je l’atteignais) la nuit
les couleurs se seraient atténuées
la lumière tamisée
j’y verrais sans doute plus clair
mais là, non, je ne pouvais pas être de ce jour
rien pour changer d’avis
rien autour

et la nuit s’est glissée là
heureuse rencontre
et la nuit s’est posée là
dans ces marges

et tout est revenu
comme si je m’observais d’ailleurs
à me souvenir des heures passées en douces compagnies
à entendre (et pouvoir entendre) de nouveau ces rires
alors
j’ai fermé les yeux

et j’ai vu ces grands champs fleuris de jonquilles que j’aurais pu ne jamais connaitre
me suis retrouvée sur quelques chemins rêvés menant aux clairières isolées
de ma besace ouverte où m’attendaient patiemment quelques livres
j’en ai sorti le plus usé, le plus écorné – celui qui me laisse écrire dans ses marges
celui qui me laisse là, dans son espace littéraire
je me suis assise là, à l’ombre d’un saule pleureur (pour sa fraîcheur et son chant dans le vent)
quelque crayon à la main, précieusement, j’entrais en lecture

ce soir, cette nuit
je sais
je le sais
je ne peux évidemment qu’être là
dans ces champs de mots pour éviter qu’ils ne brûlent, éviter qu’ils ne me brûlent
je préfère les laisser glisser (pas en torrent)
les laisser être de ces ruisseaux qui s’écoulent lentement
qui, certains de leur place, passent paisiblement près des saules pleureurs

ces espaces, si vastes.. si conquérants..
je suis conquise – toute entière à leurs causes
je ne veux, ne peux être qu’en eux

entre ces lignes..
et.. tout autant..
dans leurs marges..

Jeanne




écrit par Jeanne qui m’accueille chez elle dans le cadre du projet de vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.

Et d’autres vases communicants ce mois :

Christine Jeanney et Jean-Yves Fick
Tiers livre et Dominique Pifarely
Joachim Séné et Urbain, trop urbain
Morgan Riet et Murièle Laborde Modély
France Burghelle Rey et Denis Heudré
Florence Noël et Anthony Poiraudeau
Anne-Charlotte Chéron et Christophe Sanchez
Maryse Hache et Pierre Ménard
Louis Imbert et Arnaud Maïsetti
Michel Brosseau et Brigitte Célérier
Jeanne et Jean Prod’hom

Jean Prod’hom

In fine

Que nous acquerrions quelques connaissances, quelques outils ou bienfaits, bref des bénéfices, au détour des actions qui nous ont permis de faire ce que nous devions faire en vertu des impératifs de la conscience, tant mieux. Que tout nous glisse entre les doigts, sable, eau et dollars, qu’importe en définitive. Que nous perdions de vue l’horizon qui veille sur le passé et le seuil de la maison qui nous a vu naître, et le monde qui se trouve à égale distance de l’un et de l’autre, ce serait se placer sur une voie sans issue. Mais que nous n’atteignions pas à la fin l’équanimité désirée en dépit de nos efforts constants et obstinés, c’est ce qui peut nous arriver de pire.

Jean Prod’hom