Le jour du glyphe

Des quartiers
il y en avait des quartiers
et ces quartiers
sur l’île
avaient un nom
cinq quartiers
cinq noms
sans fond
et pourtant
exempts de secret

l’empreinte du cactus
au milieu du milieu
le bouclier à la flèche perdue

le repère des aigles
le nid du serpent à plumes

ces quartiers correspondaient
à des entailles
dans le temps
et on racontait les hauts faits
de leurs habitants

seule l’étendue d’eau
vers laquelle
coulaient
les ruisseaux de l’île
seule la lagune
qu’un long môle
de pierres cyclopéennes
tenait éloignée
de l’océan
demeurait à l’écart du grand partage

on a essayé disons-le
d’entailler cette étendue
mais rien n’y fit
aucun récit ni ciseau ni flèche
n’entama la lagune
on lui donna simplement
le nom de glyphe
ce sont les goélands et les cormorans
sur le môle immobiles jours et nuits
qui firent le reste

une fois par année
au jour du glyphe
ils ouvraient leurs ailes

s’ils s’envolaient
du côté de la lagune

les enfants juchés
sur les épaules des vieillards
poussaient des cris
précipitaient
les vieillards gueulants
au milieu des joncs
des roseaux
les corps mourants
dérivaient alors
sur la lagune jusqu’au môle

s’ils prenaient
la direction de l’île

on portait les vieillards en triomphe
jusqu’au pied du figuier
et les enfants leur tendaient des fruits

à la pleine lune qui suivait
quoi qu’en aient décidé les augures
on jetait les armes
dans la lagune
et c’en était fait d’une génération

je n’ai pas trouvé plus fidèle image
de la précipitation des premiers hommes

Jean Prod’hom

Dimanche 11 avril 2010



Un bout de haie maigre sous le soleil en haut du talus qui borde la route des Chênes, à deux pas de Vers Chez les Porchet: quelques fines tiges de noisetiers sous des frênes, et des ronces, un bouleau aussi, décapité et manchot. Je m’agite, n’ai-je pas d’autres choses à faire? des choses plus sérieuses? La raison pique du nez, je fais demi-tour et grimpe sur le talus. Avec une légère appréhension, faudra-t-il attendre encore?
Je tâte la terre et m’y assieds pour la première fois cette année, j’aperçois de plus près les jeunes ronces que se partagent équitablement les bourgeons neufs et les piquants acérés. Le dispositif est sommaire mais il me protège de la bise. Nulle traîtrise, la terre est sèche, meuble, chaude, des promesses et du bonheur. Tout autour le lierre résistant, vert, luisant, et les reliefs de l’année dernière dont la neige, le froid et la pluie ne sont pas venus à bout: les brindilles se cassent comme des allumettes, les feuilles mortes s’émiettent comme du tabac. Trop de soleil pour accueillir les crocus, les pervenches ou les anémones, la haie est grise.
Je tâte la terre et m’y couche pour la première fois cette année, j’aperçois en haut les branches innombrables d’un chandelier, c’est un long frêne qui ondule sous la bise, mèches encore éteintes. J’entends à côté de moi un froissement ténu, c’est une coccinelle à la tâche, elle a bien six ans d’âge, mais on n’est décidément pas aux mêmes dimensions, j’ai beau m’approcher, lui prêter mon assistance pour franchir les innombrables obstacles, elle m’ignore. Impossible de la comprendre, sa paire de lunettes jaunes semblent lui suffire dans l’obscurité. Je m’acharne, continue mes observations idiotes, elle s’obstine elle aussi avant de s’envoler.
Je somnole, est-il bien raisonnable de rester là couché à ne rien faire? continuer? mais continuer quoi et m’en aller où? Me voici soudain ramené au rang de la bestiole: que faire dans cette obscurité qui semble me satisfaire et dans laquelle je m’endors? Et qui est prêt à me donner un coup de main?
Sans savoir comment, me voilà debout, le long du pré qui descend jusqu’au bois. Je cherche sans y croire les deux ou trois morilles que j’ai vues il y a quelques jours dans les mains du Grignanais près du Lez. Mais n’y crois pas, pas la tête à ça, mais la tête à quoi, la tête à rien. Je continue ma promenade, il n’y a bientôt plus rien, du gui qui colonise les vergers et moi en trop. Et soudain, sans savoir exactement comment ni pourquoi, je rejoins la coccinelle qui avait pris une grosse avance sur moi, je m’envole, pour rien, là-bas, sur les hauts de Mézières et de Ferlens.

Jean Prod’hom

LXI

Cathy m’a prié de donner un coup de main à son neveu en difficultés scolaires. Il peine tout particulièrement en mathématiques et en physique. Je me trouvais donc en cette fin d’après-midi à la table du personnel du café, aux côtés de Georges qui avait à résoudre pour la semaine prochaine un devoir lié à la question de la poussée d’Archimède.
Je lui explique donc qu’un corps plongé en tout ou en partie dans un fluide soumis à un champ de gravité subit une force particulière, je tente ensuite de lui faire comprendre que cette force provient de l’augmentation de la pression du fluide avec la profondeur, que la pression, étant plus forte sur la partie inférieure d’un objet immergé que sur sa partie supérieure, il en résulte une poussée globalement verticale orientée vers le haut… Mais je m’interromps quand je m’aperçois que le corps de Georges est emmêlé dans le filet de mes explications, les yeux grand ouverts, bouche bée: je crains que son esprit n’ait pris la poudre d’escampette, je me sens bien seul.
Je change alors mon fusil d’épaule et décide de lui proposer une approche plus intuitive du problème, une approche qui devrait, je l’espère, le rapatrier parmi nous et lui permettre d’accéder à l’essentiel. Je me lance…
– C’est dans sa baignoire qu’un beau jour Archimède se rend…
– Ah! non, pas ça, pas lui! C’est un vrai cave ce gars-là! Changer une ampoule dans un hôtel d’Alexandrie le cul dans une baignoire, faut le faire! Un inculte pire pas des nôtres!
Je prends ma respiration, ferme les yeux et coule à pic!