Premier établissement


Avant la conquête
le ciel
la nuit
les vagues
massives et gauches
butant sur l’île
nue et amaigrie
lettre de guingois
vue du ciel

fenêtres grand ouvertes
sur les grains
sur les vents
courants d’air et pluie
bois blanchis
bestioles à plumes compostées
coques nacrées écailles bris
os et caillasse concassés

mais voici les goélands
rescapés d’un interminable voyage
maigres et faméliques
les cormorans
idées étroites idées noires
ils cherchent à s’établir

le claquement de leurs ailes
le reflet de leur trajectoire
dans le miroir de l’océan
les tiennent
éloignés de l’île
ils s’installent à deux pas
sur un îlot de rien
pas la force de repartir

qui les aurait vus
les aurait vus aller et venir
puis plus rien
rien de neuf
sur l’île mourante
des années durant

c’est aux oiseaux de la mer
que l’on doit
ces quelques images
de l’île d’avant la conquête

à eux aussi la suite
ils préparent leur retour
cris insupportables
affûtent
retroussent leurs paupières

ils partagent
d’abord le ciel
les constellations
avant de tirer des droites à la verticale
de chacune de leurs hésitations
ils repèrent sur l’île
les ronciers et les vasières
établissent des nichoirs
sur tout le territoire
colonisent les terres
toutes
jusqu’aux confins

procédure stricte
reproduction des conditions
réaction du milieu
étude de l’impact
apport des modifications
avant d’astreindre le tout
aux fins prévues
chacun dans son quartier

tout fut réglé
tambour battant
du plan de la mosaïque
au prix de la dot
localisation des sources
établissement des droits de passage
constitution de réserves
contrôle des influences
nomination des autorités de substitution
loi sur le contingentement
asservissement du solde

le récit des oeuvres
des oiseaux de la mer
allège aujourd’hui encore
la tâche des chefs de provinces
en peine de justifications

on appelle cette année-là
l’année du grand partage
c’est aux oiseaux de la mer
qu’on la doit
et sur l’océan
la lettre de guingois
reprit un peu de caractère

Jean Prod’hom

Jour de fête

Accoudés au zinc du café du Cygne, Jean-Rémy et ses amis font une partie de 421 en pataugeant dans le vin blanc.
– Lorsque l’un d’entre vous aura obtenu 807, j’offre la tournée.
Ils retroussent leurs manches et se mettent à l’ouvrage. Je repasse en fin d’après-midi, ils ont dessaoulé et le visage des morts.
– T’as pas plus simple !

« Se dépasser, se dépasser, se dépasser… » murmure tristement le cheval blanc du manège sur la place du village.

Les moineaux jouaient à cliclimouchette tandis que derrière le battoir un jeune homme aux idées noires fourbissait ses armes.

Jean Prod’hom
25 février 2010

Grande santé

A la maison, on n’était jamais malades, et quand on l’était malgré tout, ce n’était pas comme chez les autres, si bien que ça ne comptait pas vraiment, on restait au lit, simplement, et ça passait. Il faut dire que l’usage même du mot maladie était proscrit à la maison, et malade n’y sonnait pas de la même manière que chez nos amis. A ce propos je dois noter qu’on n’avait pas d’amis, on était si bien entre nous et les choses étaient tellement plus simples ainsi.
Jamais malades ou presque, et les maladies qu’on avait, ce n’était que des bonnes maladies, celles qui rendent plus fort, celles qui rendent justes, celles qui sont dans l’ordre des choses, les maladies qu’on ne soigne pas, que personne ne soigne, surtout pas nous. C’était un peu comme si on les enfantait, c’était les nôtres. On n’allait donc pas chez le médecin, parce que nos maladies n’étaient pas dues au hasard, c’était un signe du ciel, un message des saisons auxquelles on obéissait. Mais attention, on y obéissait librement, car on savait que c’était toujours au meilleur moment qu’elles allaient faire leur apparition, qu’elles allaient faire leur chemin et s’en aller, ni vu ni connu. Il était donc bien inutile qu’on nous les vole.
Elles tombaient toujours bien, pendant les vacances ou le vendredi avant le week-end, ou à des moments qui convenaient à tout le monde. A ces moments-là on avait le feu vert et on laissait la maladie venir, avec le sourire, tout le monde était content. Malades ensemble, c’était encore le meilleur plan, on y arrivait la plupart du temps. Mais attention, c’était exclu qu’on ne se lève pas, qu’on manque l’école ou que papa ne se rende pas à l’usine.
A la maison on ne parlait pas de remèdes, car les remèdes c’était fait pour les malades, et on n’était pas malades. La maladie c’était pour les autres. Nous on était cinq. Un verre d’argile suffisait, c’était notre cure de printemps, une feuille de chou sur le front ou sur la nuque les soirs où on avait la tête pleine, une cuillère de sucre candy macéré dans de la rave sur un radiateur lorsqu’on avait mal au cou. Et c’était tout, des graines de moutarde à la rigueur si on toussait, du blé au printemps quand l’herbe repoussait dans les prés, du blé que maman faisait germer un jour ou deux dans des coupelles jaunes et on était armés pour le reste de l’année.
On avait un modèle à la maison, un grand-père maternel. Il soignait, disait-on en secret, un rhume chronique en avalant à l’aube des limaces crues, il assommait son arthrose en se faisant des bains d’orties près du poulailler. Lui il en savait sur la nature, les plantes et la lune, mais il ne nous en parlait pas, c’était secret, lui aussi était secret, et il avait un mauvais caractère. Et puis il y avait maman, maman à laquelle mes soeurs et moi on doit presque tout, disons qu’on lui doit un peu plus de la moitié de ce qu’on est. Maman était panthéiste, je crois, panthéiste sans le savoir, et je crois même que nous cinq on n’imaginait pas le monde autrement que sous la forme d’un immense organisme respirant, tous panthéistes, même mon père, malgré ses velléités monothéistes, panthéistes et immortels.
C’est beaucoup plus tard que j’ai compris que nos jours étaient comptés, bien après que Michel ne se jette avec sa draisine rouge sur les bas-côtés du chemin qui menait au fond du jardin en criant, sourire aux lèvres : accident mortel. J’ai eu une enfance au grand air, saine et immortelle.

Jean Prod’hom