Nuit à Bray

L’aiguille des petites vanitées rejoint celle des heures, leurs pointes lancéolées indexent le ciel et lancent douze coups qui tétanisent les contreforts de l’église, derrière son chevet une ombre famélique se hâte. Mais le pathétique n’émeut pas la nuit qui attend son tour. Quelques cris mêlés au vin âcre montent des souterrains du fond de l’impasse et sonnent le glas des dernières espérances : blasphèmes de comptoir, silhouettes brisées, ivresse, échos trébuchants, malheureuses certitudes. Les feuilles mortes ont cessé de danser au pied du réverbère et le clown immobile derrière la devanture du joaillier sourit. C’est le moment que la nuit choisit pour se déplier, et ses plis libèrent une étrange odeur qui rappelle celle du fer et de l’eau, et avec le fer et l’eau les longs soupirs argentés des cathédrales en ruine. Et le fer et l’eau, et les soupirs poussent, poussent, montent de dessous le bitume, serpentent le long des caniveaux, chassent les brumes, balaient les repentirs, font saillir les seuils. Et la nuit confond le paysage en lui reprenant les choses confisquées, un instant seulement, le temps de les disjoindre, de les redresser une à une et de les remettre à leur place, à bonne distance les unes des autres. Plus rien désormais ne demeure en tiers, chaque chose retrouve les coudées franches et les bords que le jour leur avait dérobés, elles retournent à l’insubordonné, buissonnières et mortelles. Tout avance de concert, ensemble et séparément, les aiguilles de l’horloge ont desserré leur étreinte, les cloches leur décompte, chaque chose s’avance nue tête et sans défense. Et la rue bouclée autrefois par le jeu des dépendances s’entrouvre, les panneaux indicateurs qui commandaient le sérieux de nos heures deviennent les majordomes austères d’un songe aux perspectives infinies, les trains ne circulent plus, on marche dans le vif du sujet, dans l’étendue retrouvée.

Convenait-il de construire si haut lorsqu’on veut simplement aller au bout, voir de nos yeux l’effacement des ombres, vivre buissonniers et mortels ?

Publié le 1 janvier 2010 dans le cadre du projet de vases communicants chez Pierre Ménard (Liminaire)

Jean Prod’hom

Pierre Ménard

Le bloc-note poétique

Une image, quelque chose comme lorsqu’on va d’un pas ferme, la tête haute, et qu’on se maintient un bref instant au sommet, en équilibre, avant de s’incliner et de basculer dans le vide sans y être prêt. Par bonheur on se rétablit en trouvant ce presque rien qui survient à chaque coup, qu’il suffit d’accueillir mais sur lequel on ne saurait s’appuyer. On passe là où n’existait aucun passage. Il ne sert à rien pourtant de se retourner, les traces sont effacées. Le monde se remet d’aplomb un court instant, on se redresse et on va de l’avant, marche précaire de celui qui ne revient pas sur ses pas, qui ne craint ni les nuages ni l’acier, qui avance libre et liquide comme une imprévisible méduse.

Jean Prod’hom
20 septembre 2009

LIX

Le jeune pasteur qui officie dans notre paroisse fait régulièrement une halte au café pour s’aviser de l’état des moeurs de ses paroissiens, il regrette que le vin y coule à flot. La situation n’a guère changé, il a du pain sur la planche.
Il croit en outre dur comme fer – et j’en souris moins – que les réformateurs de la première heure étaient des hommes purs et durs, les égaux au moins des saints dont ils avaient voulu abolir le culte. Je le taquine et, pour la paix des ménages de notre commune qui abrite aujourd’hui autant de catholiques que de protestants, je tente à chaque occasion de réhabiliter les papistes pour lesquels j’ai au fond une tendre admiration, notamment ceux de l’époque de Matthieu Schinner qui n’étaient pas que d’invétérés fêtard et qui avaient surtout de solides raisons d’en vouloir aux Luthériens et aux Zwingliens qui furent plus d’une fois les rois des coups fourrés.
Relisant la vie de Thomas Platter, je tombe sur un passage qui devrait sonner le glas de son révisionnisme, je le lui remets ce matin.

Un matin que Zwingli devait prêcher avant l’aube dans l’église de Fraumünster, je me trouvai sans bois; les cloches commencèrent à sonner. Tu n’as pas de bois, pensai-je, mais il y a tant d’idoles dans l’église! » Celle-ci était encore déserte; je courus à l’autel le plus proche, empoignai un Saint-Jean et le fourrai dans le poêle: « Allons, dis-je, tout Saint-Jean que tu es, il te faut entrer là-dedans! » La statue commença à brûler avec de grands pétillements. à cause des couleurs à l’huile dont elle était enduite. « Doucement, doucement murmurai-je, si tu bouges (ce dont tu te garderas bien) je fermerai le poêle et tu n’en sortiras pas, à moins que le diable ne t’emporte. A ce moment, la femme de Myconius passa devant la salle, se rendant à l’église, et me dit: « Dieu te donne une bonne journée, mon enfant! As-tu chauffé? » Je fermai la porte du poêle et répondis:  » Oui mère, tout est en ordre. » Je me serais bien gardé de faire la moindre confidence, car elle aurait peut-être jasé et l’aventure, une fois connue, pouvait me coûter la vie. Au milieu de la leçon le professeur me dit: « Custos, il paraît que le bois ne te manquait pas aujourd’hui? » Et je me dis: « Saint-Jean a fait de son mieux. » Comme nous allions chanter la messe, deux prêtres se prirent de querelle; celui qui avait trouvé son autel dépouillé de la statue criait à son collègue: « Chien de Luthérien, tu m’as volé mon Saint-Jean! » La dispute dura un bon moment, Myconius n’y comprit rien et le Saint-Jean ne fut jamais retrouvé.

Le guide spirituel de notre village lève la tête et me regarde effrayé. Se fera-t-il catholique? Va-t-il entrer dans les ordres? Il commande finalement une bière et un sandwiche pour lui tout seul. Maigre consolation qui pourrait raviver les guerres de religion.

Jean Prod’hom