Dimanche 1 novembre 2009



Prétendre que le quartier n’a pas changé et que je le retrouve comme il était autrefois ne me le livre pas plus qu’il ne m’en éloigne. Indifférent à l’idée qu’un jour je pourrais souhaiter revisiter ce que je ne songeais pas même quitter, je n’y étais pas plus présent autrefois que je ne le suis aujourd’hui tandis que je cherche les signes d’une irréfutable présence, le nom d’un rêve gravé dans la pierre qui m’auraient aidé à saisir un instant, cet instant qui m’avait vu m’arrêter un dimanche matin au bout d’un trottoir, un ballon à la main.
Ce n’est pas à pied que je reviendrai sur mes pas, mais en suivant les traces de cet absent dans la mémoire duquel je me glisse pour n’y rien trouver qui relève de ce qui fut. La mémoire de l’absent est vide comme la mienne. La rue est déserte, intouchée, le temps s’est glissé avec les mauvaises herbes entre les pavés du trottoir, pas de saisons, pas l’ombre d’un dimanche matin, aucune question, pas même les rebonds d’un ballon dont je percevrais l’écho et que je renverrais à l’enfant qui joue, mais des pierres qui ne nous ont pas vu passer, qui n’ont pas bronché, qui ne bronchent pas, nous n’y étions pas, l’instant dure intact et montre du doigt la marée qui pousse et reprend tout.

Jean Prod’hom

Petit Pierre, Aloïse, Laure, Carlo, Richard…



Silencieux, buissonniers, iconoclastes, secrets, libres, orphelins, capricieux, assassins, incendiaires, solitaires, passionnés des dentelles, mie de pain, tamis, scotch, galets, morceaux de gomme, sucre cuit, chiffons, barres de métal, papiers peints, manche de cuiller brisé, moules, feuilles écrasées, teintures pour cheveux, débris d’avion, vernis marin, vernis à ongles, ciment, tissus rapiécés, cabanes, bobines, peurs, ressorts, boîtes de conserve, calicots, accordéons, stylos à bille, enveloppes, tranchet de cordonnier, bris de verre, lacets de chaussure, journaux, plaques de liège, sciure de bois, coquilles d’oeuf, rubans, tissus, colles, souches, vis, papier d’emballage, peinture à l’huile, tôles, crayons de couleur, pâte de dentifrice, transistors, cailloux, peluches, blanc d’œuf séché, laine, tessons, couteaux, balais, anses de pot de chambre, prises électriques, poignées de porte, souvenirs, médicaments, rouleaux à pâtisserie, transistors, bois flottants, sable, fil de fer, bidons, ampoules usagées, briques, mines de plomb, os, branches, cartons, feutres, ombres, bouts de ficelle, couvercles, bouchons, graffitis, clous, papiers coupés, coquillages, caramel, bigorneaux, encre d’écolier, calendriers, craies grasses, tuyaux en plastique, coraux, suc de pétales, fils de soie ou de coton pêle-mêle, cousant ensemble une certaine idée de la douleur, la force des vertus, la loi des échanges, quelques espèces d’oiseaux disparus qui chantent dans des aquariums, les vaches à la lisière du bois quand il pleut, les bielles, l’asymétrie de nos jours et la symétrie des visages, les exploits de Don Quichotte, les rebellions silencieuses, le manège des us et des coutumes, la résurrection des mandorles, le chants des vagabonds, nos existences prophétiques, les tours de la fortune, le temps libre, la multiplication des Olympes, les révolutions discrètes, la guerre, la nécessaire exactitude, les gondoles à Venise, les trésors des décharges, l’inadmissible pauvreté, la misère muette et sèche, demain.

Jean Prod’hom

Les mots sonnent vide

A l’horizon, des mots de pierre tout juste bons à fabriquer des rhéteurs, ils sonnent vide. C’est toujours comme cela, à quoi bon alors. On est sur le point de renoncer, de tout jeter par-dessus bord. On permute les galets, on dit que c’est la dernière fois, on s’obstine, mais aucun subterfuge, aucune ruse ne nous évitera, vaurien, une cuisante défaite, nous voici à deux pas d’une froide insomnie.

Soudain la volonté qui s’arqueboute contre le vide pour garder un oeil sur le désir qui s’éloigne, se retire et laisse la place à un, deux, trois, quatre galets imperméables encore il y a un instant. Ils se déclaquemurent, s’amolissent, décollent du lieu où ils adhéraient. Pourquoi je l’ignore. Ils se vident du vide que leur coque retenait et s’avancent liquide au fond d’un maigre sillon qu’ils creusent et qui s’aventure dans une nuit sans limite, l’irriguent de proche en proche, en tous sens. Le corps et l’âme se glissent à leur suite et distinguent ébahis une carte dans la nuit. Ils sont quatre, quatre mots qui s’avancent ensemble pour dessiner un instant le chiffre de ce qui sera à la fin.

Ils ne demeurent pas dans leur combinaison initiale, l’un quitte la scène, puis c’est au tour du second, recouverts un instant par ceux qui veillent au guichet et qui se mettent à clignoter. Le ciel allume ses bougies, la nuit se peuple. Je les aperçois qui reviennent pour me diriger, ils essaiment leurs humeurs et quelques-uns des secrets qui se terraient derrière leur coque, déclenchent un incroyable anticyclone qui balaient la nuit de l’épaisse brume qui ralentissait mon avancée. J’y vais à tâtons, de mot en mot, de galerie en galerie de perspective en perspective: nuit noire de haute pression piquée de mille feux qui dessinent une carte vivante de ce que je ne peux nommer. Rien de sert de semer des cailloux, il y a plus urgent, tout va si vite.

On sortira plus tard les yeux éblouis, comme la taupe de sa galerie, les mains presque vides. Aux lèvres pourtant quelques mots, les mots sont isolés d’un vide sanitaire qui tient leur coeur au chaud. C’est le jour, inutile de se retourner, la carte s’éloigne à mesure qu’on tente de s’en saisir, comme un parfum, comme le rêve à la sortie de la nuit. On n’en saura pas plus.

Notre vie est double et chacune d’elle est la vérité de l’autre, elles nous disent dans l’alcôve chacune leur tour ce qui leur manque, elle nous disent aussi que nous ne serions rien si nous ne les traversions pas toutes deux quotidiennement. Chacune accueille le rêve immémorable de l’autre et le rêveur avance, dans ce jour comme dans cette nuit, sans petit carnet pour noter ses rêves.


Repiquage RSR1, Presque rien sur presque tout
Antonio Tabucchi, vendredi 25 octobre 2009

Jean Prod’hom