Encalminé

Grande ferme de Lombardie à l’heure de la sieste ou carrefour désert dans une petite ville de province, un dimanche. Dans une cour aux grandes allures me parviennent des bruits de vaisselle. Soleil au zénith.
Au fond d’une cuisine à la blancheur de lessivier, un adolescent médite, s’affaire au bord de je ne sais quoi. Il interrompt sa tâche et lève la tête, le patron est absent, il n’a guère de temps à consacrer au visiteur, ses amis l’attendent. Il reprend ses activités, il ne s’est pas éloigné du bord qu’il habite. Lisse et sans rides.
Dehors les bruits du printemps, pépiements et froissements, senteurs et poussières, le temps libre devant.

Jean Prod’hom

(FP) Avec le temps

Contraint chaque jour d’avancer, mais libre en tout temps de revenir sur ses pas, d’où l’obligation de s’y être rendu une première fois pour disposer de la liberté d’y retourner plus tard, revisiter les décharges de marbre à Sienne, errer dans les prés de Bonperrier, longer les haies de Vers-chez les-Rod, se baigner dans l’Orcia, se perdre dans les forêts de la Chapelle-des-Bois, et considérer ces lieux inconnus à nouveaux frais, comme s’ils étaient offerts à mon regard pour la première fois.
Si bien que passant le Col de Lys ou le col de Pierra Perchia je ne sais plus s’il s’agit du premier ou du second, si même j’y suis passé un jour.
Qu’importe! A tout prendre, parie sur la liberté. Parie que tu fus l’hôte de ce col une infinité de fois. (P)

Contraint le jour de notre naissance, mais libre ensuite de remonter aux origines du sentier sur lequel nous avons déjà cheminé aux premiers jours et où les choses se sont accomplies. C’est en repassant le col de Lys pour la seconde fois, en ce lieu où j’ai su la première fois que je l’avais déjà franchi, que j’ai cessé de repousser la liberté, la difficile liberté, la liberté d’accomplir l’accompli en acceptant de retourner là où je ne suis jamais allé.

Ceux qui sont venus avant moi m’ont obligé à accomplir, d’abord et à mon insu, ce que j’accomplirai lorsque mon temps sera venu, ils m’ont enseigné le partage accessoire de la liberté et de l’obligation, ils m’ont appris à composer avec ce qui a été et l’accepter, à dire l’identité du passé et de l’avenir, à distinguer l’accompli de l’inaccompli pour mieux les confondre et deviner par après la grande nouvelle qui ne peut pas se dire.

Jean Prod’hom

Aucun bruit du dehors n’arrive plus maintenant jusqu’aux jeunes gens. Il y a tout juste une branche de rosier sans feuilles qui cogne la vitre, du côté de la lande. Comme deux passagers dans un bateau à la dérive, ils sont, dans le grand vent d’hiver, deux amants enfermés avec le bonheur.
«Le feu menace de s’éteindre», dit Mlle de Galais, et elle voulut prendre une bûche dans le coffre.
Mais Meaulnes se précipita et plaça lui-même le bois dans le feu.
Puis il prit la main tendue de la jeune fille et ils restèrent là, debout l’un devant l’autre, étouffés comme par une grande nouvelle qui ne pouvait pas se dire.

Jean Prod’hom

Dimanche 29 mars 2009

Un pré à la teinte indécise tapisse le fond d’une large cuvette à la profondeur réduite, que borde là-bas une bande étroite d’épineux; s’en dégage à mi-hauteur, à peine, un frêne gris et squelettique. On distingue à travers le tricot vieilli de ce petit bois un second pré qui tire sur le jaune lui aussi, ou sur le vert pâle peut-être, et qui monte en pente douce jusqu’à un grand bois sombre, à l’avant-garde duquel s’avancent trois sapins sans chausse, la tête perdue sous de hauts nuages tristes.
Rien à deux pas sinon l’étroit ruban de bitume, et rien au-delà ou presque, un jardin abandonné aux premiers jours de novembre qu’un inutile treillis aux larges mailles entoure. Le clos est adossé à un talus sur le flanc duquel le regard vient buter avant de remonter jusqu’à la lisière et tenter sans succès de s’échapper par-dessus l’épaule des épicéas. Sur la gauche un antique verger, arbres décharnés, lavandes passées, que le propriétaire ne taille plus qu’au hasard des ans qui passent. Manquent les murs en ruine d’un vieux cimetière désaffecté. Pas un bruit, pas un souffle.
Confondus le clos, les bois, les prés, le verger, pièces si peu distinctes qu’elles tendent à désespérer le langage. Les maintient pourtant ensemble et vivantes le voile oublié d’une mariée égarée, une folle tache blanche, tranchante, l’envers d’une clairière, la pièce solitaire du puzzle sans couture de l’hiver.
Le bétail patiente à la Moille-au-Blanc et les quelques ruches de la lisière sommeillent encore un instant avant de mettre le feu à ce papier gris qui traîne à la queue de ce qui n’est déjà plus.

Jean Prod’hom