Patte d’oie (Les Pervenches)

Riau Graubon / 17 heures

Nous sommes tous nés à mi-pente, à mi-chemin, dans un monde aménagé par ceux qui nous ont précédés, qu’il nous faudra quitter un jour et dont nous peinons à tracer les lignes de fuite, si bien que ceux qui nous ont faits se sont arrangés pour que nous naissions sur un replat, nous évitant ainsi de rouler à notre delta aussitôt après avoir vu le jour.
Lorsqu’enfant nous naissons, nous n’apercevons que la nuit, nous ignorons tout du champ de forces qui nous entourent et nous assaillent; nous naissons nus, sans repère, désorientés. Il a fallu que nous trouvions au plus vite une main courante à quoi nous accrocher pour envisager et concilier ce double mouvement qui se présente et que tout oppose: consentir à la pente naturelle qui nous emporte ensemble vers le bas et remonter au lieu même où s’est nouée l’énigme, aux sources de ce que nous sommes devenus.
C’est rétrospectivement que j’ai pris la mesure du rôle qu’ont joué certains objets familiers dans ma représentation du monde; ils m’ont permis de m’orienter en leur faisant porter, comme dans un premier langage, les sentiments qui m’affectaient alors. Parmi eux, je me souviens du métro qu’on appelait la Ficelle et qui reliait, au sud, le centre-ville avec le bleu du lac, et le tram qui permettait de rejoindre, au nord, le vert de l’arrière-pays vaudois. Je suis né à Lausanne, sur un replat du Valentin, à mi-pente, entre lac et Jorat.

Savona

Savona / 9 heures

Il n’est pas certain que les courts voyages d’agrément, en avion, nous procurent les bénéfices attendus; ils nous obligent en effet à nous mettre au diapason du pays d’accueil dans la précipitation, à choisir à la va-vite les repères d’une représentation sans laquelle non seulement nous ne retrouverions pas l’endroit où nous avons déposé notre bagage mais perdrions un peu de la fragile raison mise à notre disposition.
Ces voyages d’une semaine ont en outre la faiblesse d’instiller le regret d’avoir été interrompus trop tôt, aussi bien dans la découverte de ce dont nous avions voulu nous approcher que dans l’oubli de ce dont nous avions souhaité nous couper.
Nous perdons ainsi sur les deux tableaux, incapables de nous réjouir à l’aller de ce que nous partageons avec l’étranger et, au retour, de restituer au pays familier un peu de son étrangeté. M’en aviser n’aura pas été pour rien dans le tableau sans cadre que je ramène de Palerme; y coexistent les silhouettes de Sandra, Arthur, Louise et Lili, celles du restaurateur de Monreale et des gamines de Santa Maria Vergine, les oranges du cloître de San Giovanni degli Eremiti, quelques tessons, le bus 731, la rue la nuit, les hirondelles de Roccapalumba, le sainfoin, la mer, l’Afrique.

Santa Maria Vergine

Palerme / 17 heures

Cher Pierre,
Nous avons ce matin, Arthur et moi, fêté Pâques et baptisé Clara, Giuseppe, Flavio, Renata, Marco et Giovanni dans l’église de Santa Maria La Nuova, tandis que Sandra et les filles allaient faire un tour de ville en triporteur.
Nous nous sommes retrouvés à un peu plus de midi, direction Santa Maria Vergine: bus 101 jusqu’à la Piazza Croci, puis 731 jusqu’à cette plage de quartier qui vaut le détour, au pied du Monte Pellegrino où sainte Rosalie trouva refuge. Un dernier bel après-midi au bord de l’eau, à bricoler l’avenir en mettant bout à bout ce que les hommes ont préféré confier à la mer mais que celle-ci a rejeté; Arthur en a tiré un aéroglisseur, Louise un radeau de luxe, Lili un bateau pneumatique et Sandra un sous-marin: la mise à l’eau a été émouvante.
Ils m’ont bien aidé aussi à collecter quelques-uns des restes de la beauté du monde, on a même fait une exposition. Puis les enfants se sont baignés et on est rentrés.
Ah oui, j’allais oublier, on a donné le ballon orange acheté à Cefalù à deux petites filles qui se bronzaient, impossible de l’emporter dans l’avion. On en a profité pour faire la causette; elles sont d’ici, habitent l’un des immeubles qui regardent la mer, leur père est pêcheur; elles vont dans une école qui se situe juste après le cimetière mais aujourd’hui c’est dimanche et demain c’est encore les vacances, elles sourient, l’une a le bras dans le plâtre. Il faut se séparer, ciao, ciao, et grazie. Lorsqu’on se retourne un peu plus loin, les deux filles sont debout, elles courent en tous sens, utilisent leurs mains et leurs pieds, elles ont adopté notre ballon.
Amitiés
Jean