Un tour encore

On dit oui et les idées se multiplient comme si on écartait les bras, heureux d’avoir un pays et toute la journée devant soi. On fait un pas, deux pas en direction du quelque chose qui tient ensemble l’horizon, impose sa loi sans qu’on sache vraiment comment et pourquoi, donne chair aux ombres et aux mirages croisés en chemin. On veut s’approcher pour y voir clair, le temps presse, plus près encore, et le temps dont on dispose fond à mesure qu’on prend les dimensions de ce qu’on laissera à la fin derrière soi. Il ne reste bientôt plus rien, il faut se hâter et glisser quelque chose dans le seau qui fuit, n’importe quoi, quelque chose. Mais comment faire tenir debout et solide ce qui s’étale et réduire ce qui fut à quelques mots? Faudra-t-il toujours mettre un peu de la lumière sous le boisseau pour ne pas tout abandonner et détaler les mains vides?
Arrivé au tournant du jour, la bouche est sèche, on aligne quelques mots qu’on espère pourtant fidèles. Plus jamais ça, on ne nous y reprendra pas, trop dur. Mais ce sont d’autres mots qui parlent soudain, sous la dictée desquels l’imprévisible jette ses mailles, et on respire à nouveau. Deux lignes ou trois qui déroulent leur foulée. On sourit d’avoir à peu près réussi ce qu’on ne pouvait complètement manquer et qu’on a cru un instant pouvoir faire naître au forceps. C’est fait, on a lacé à notre insu, une fois encore, les deux bouts de l’horizon.
Le beau temps revient avec le soir, les verts et les ocres de la plaine confondent leurs impressions, la nuit dénouera les noeud du jour et on se lèvera allégé demain. Sisyphe aura retourné le sablier, on aura devant soi un pays tout neuf, le viatique pour un tour de manège et toute la journée devant soi.
Je rêve ce soir à un horizon qui ne se réduirait pas à l’empan de notre courte mémoire mais à l’envergure de nos bras étendus, à un horizon qui aurait, un matin, l’horizon pour horizon.

Jean Prod’hom

Dimanche 6 février 2011

Relu ce matin la fin du Grand Meaulnes et frappé, plus encore qu’autrefois, par l’épuisement accéléré de la narration dans la troisième partie, réduite à la juxtaposition froide et sèche des événements qui se succèdent comme celles des pièces d’un dossier à instruire. Mais cette mise à plat, qui débouche sur une invraisemblable déception, relance pourtant jusqu’à la fin le mystère. Le secret pénètre la ville – Bourges et Paris –, la sidère comme l’arrière d’une comète, avant de s’épuiser, sans qu’on y croie vraiment, dans un labyrinthe de lieux blancs. On ne peut croire tout à fait que les hôtes du rêve de Meaulnes ne vont pas rejoindre les Sablonnières pour de nouvelles noces, on ne peut concevoir que cette aventure – qui n’a au fond jamais eu lieu sinon dans le rêve gonflé à blanc des promesses – ne se poursuive pas. Leur amoncèlement mêlé au silence et aux innombrables secrets qui règnent à Sainte-Agathe, nourrit le mystère de la première partie, lequel se fragmente dans la troisième, succession d’accidents commandés par les circonstances, les ratés de la communication et des corps trop éloignés. Les identités princières des Sablonnières se divisent, multipliant leur présence en des lieux quelconques, faux passagers de vrais malentendus. François, Frantz, Augustin, Yvonne et Valentine, les rois sont pâles, dépris, lâchés par le rêve d’un seul. L’aube a déserté les âmes, il n’y a plus rien, oubliée la possibilité d’en être. Les corps disjoints sont fauchés par une guerre d’avant la guerre. Il aurait fallu aller vite, plus vite encore au bout de l’aventure.
Le Grand Meaulnes est le récit d’un jour, sidération du monde à l’aube, avec le rêve d’une nuit, celle qui fut la première. Longue inspiration. On sait qu’à midi il n’y aura pas de lendemain et le soir, la cour de Sainte-Agathe est déserte.

Balade l’après-midi sous le soleil. Par la Mussilly, la Moille au Frêne, Pra Massin et le chemin des Tailles, les Chênes, la Grisaude et Praz Piot. Les haies vives croisent leurs doigts sur le ciel, déjà prêtes à flamber. Dans le labyrinthe de leur trame des mésanges se sont donné rendez-vous et jouent à cliclimouchette, dessus dessous, dessous dessus, dessus dessous,…

– Qui est-ce?
– Je ne sais pas.
– Qu’est-ce qu’ils font?
– Oh! c’est que c’est jeune, ça s’amuse.
C’était en effet sur le chemin, comme quand les enfants jouent à la « couratte » (qui est le nom qu’on donne au jeu), et c’étaient les deux garçons. L’un courait, l’autre courait. Dsozet allait devant, Justin allait derrière. Quand celui qui était derrière courait plus vite, celui qui était devant faisait de même, comme pour ne pas se laisser rattraper. Car le jeu est qu’on se rattrape, et celui qui vous rattrape a gagné. (Derborence I, 6)

Quelques mètres après le mémorial de Pra Massin, Louise et Lili questionnent. Un peu d’embarras. Car s’il est à la portée de n’importe qui d’évoquer la détresse spirituelle d’un homme qui n’a plus de force et se donne la mort, il est plus difficile de leur expliquer techniquement la pendaison, les préparatifs, la longueur de la corde, sa fixation, le noeud, la durée du passage vers l’au-delà… C’est même au-delà de mes forces et je noie le poisson.


Jean Prod’hom

Il y a les chardonnerets

Il y a les chardonnerets
les sommaires
les tavelures de la vieillesse
il y a tes paupières
la caravane abandonnée à la lisière du bois
la fidélité des ombres
la voiture du facteur qui s’éloigne
il y a les nuits assez longues pour donner tout le repos qu’il faut
les monuments aux morts

Jean Prod’hom