Belle Joux

Les méandres de la Trème avaient été corrigées, on avait aménagé ses rives, essarté les bois, accroché des leurres aux bras des étoiles, les hommes avaient exposé leur âme velléitaire, cherché midi à quatorze heures, ils étaient allés à gauche, ils étaient allés à droite, avaient rêvé un autre ordre du monde, le haut en bas et le bas en haut, tracé des chemins pour revenir sur leurs pas, lorsque l’un d’eux s’avisa un matin que tout cela n’allait pas. 

Il maudit un instant les hésitations d’où étaient nées leurs entreprises avant de louer l’esprit de décision des choses: la rivière ne baisse pas les bras et franchit les obstacle sans jamais revenir sur ses pas. Les nuages jouent les masques sans quitter le jeu. Il ne siffle pas aux oreilles du vent lorsqu’il perd un peu de son souffle. Le lac ne languit pas. Le vase déborde et le feu ne se trompe pas. 

Derrière tes allures d’aventurier quatre heures sonnent déjà à la cloche du village, un chien aboie, un corbeau remue l’immobile coup de pelle et une lame chasse la neige, le renard file au plus droit la tête renversée vers le ciel. Le dernier mot a donc été dit et tu écris l’étendue blanche. Une dame et son chien te rattrapent, bonjour bonjour, laissent quelques miettes sur la nappe qui nous sépare et, dans le verger, le gui fait le fanfaron sur les épaules d’un vieux pommier qui rit sous cape. En arrière du chemin un poème de Robert Walser.

La neige ne monte pas en tombant
mais, prenant son élan,
descend, et puis se pose. 
jamais elle ne monta.

Elle n’est par essence
à tous égards, que silence,
pas trace de vacarme.
si seulement tu lui ressemblais.

Le repos et l’attente
– telle est son attachante 
et douce identité,
Vivre, pour elle, c’est s’incliner.

Jamais elle ne retournera
d’où elle est descendue,
elle ne court pas, elle est sans but,
être calme est son bonheur.

Il se souvient alors de la Trème, la conçoit de mémoire, ses sources multiples et ses secrets dans la Joux Noire lorsqu’elle ouvre ses bras au Châ, au Mormotey et plus tard à l’Albeuve, lorsqu’elle se perd dans ceux de la Sarine. Il s’attarde sur ses rives, mêle ses pas aux empreintes des disparus pour tresser une guirlande à l’inexorable. 

Publié le 7 janvier 2011 dans le cadre du projet de vases communicants chez Murièle Laborde Modély (L’oeil bande).

Jean Prod’hom

Il y a les transports gratuits

Il y a les transports gratuits
la beauté sur la terre
les salons de coiffure
il y a le Doubs en amont de Goumois
les 52 morceaux du squelette de Lucy
les passages pour piétons
il y a le provisoire
les feux d’artifice
il y a la modestie à laquelle on est réduit

Jean Prod’hom

Derniers jours de la bureaucratie

On décidait bien peu de choses au centre du bâtiment de l’administration et de la protection sociale, au rez des mensonges en enfilade, à l’étage un double processus en miroir et, ici et là, quelques impayés punaisés. On discutait certes encore des principales conditions d’octroi des pensions, mais par habitude, parce que de l’argent il n’y en avait plus. Pour la répartition des taxes dans l’aile orientale du palais l’affaire était vite réglée. On exonérait d’emblée les commensaux et ceux de leur lignée qui avaient été de l’équipe fondatrice de la confédération des certitudes et, avec l’accord tacite mais nécessaire des absents auxquels on octroyait le droit de vie ou de mort sur le personnel étranger qui avait pour fonction de couvrir le scandale, on prenait les devants en pressant le solde de se taire et de retourner chez lui.
Les quartiers avaient déjà organisé le réseau des solidarités et quelques bénévoles investis de la générosité sans laquelle quiconque perdrait la face proposèrent les premières formes de jeux de rôles. Quant aux plus cérébraux, ils tentèrent de donner une définition adéquate du mot blasphème après avoir listé les expressions qui relevaient sans aucun doute de son domaine; personne ne goûta à l’usufruit de cette passionnante recherche. On veilla encore quelques années à l’exécution des peines, puis on renonça; on hésita bien une paire d’ans à revenir à ces anciennes fêtes du solstice d’hiver, colorées et efficaces, au cours desquelles on se prêtait dès l’aube à l’examen des viscères d’un bon à rien, foie d’une égarée ou reins d’un vieillard trouvé à la sortie d’un débit de boisson, pour combler le vide et obtenir une paix à bon marché. Les choses allèrent de ce pas avant qu’on ne touchât le fond lorsqu’on oublia que personne ne consultait plus les registres qui faisaient état des propriétés et du service de chacun.
Cette tournure des choses n’est pas moins vraie que nulle part ailleurs, on ne le dit pas assez, mais ce n’est que beaucoup plus tard qu’on sut déminer les chausse-trappes de la double négation et du parenthésage en cascade.

Jean Prod’hom