Copie double | Marianne Jaeglé

Sophie et moi avons été amies. Après avoir été inséparables, deux années durant, après avoir écrit des poèmes ensemble, fait du théâtre ensemble dans la troupe du lycée, et aimé le même garçon (qui a opté pour elle, ce que je comprenais parfaitement et dont je n’ai nullement pris ombrage) nous avons vécu un premier clash. La troupe de théâtre amateur dont nous faisions partie m’a désignée pour tenir le premier rôle féminin dans Caligula et Sophie, qui se destinait alors au théâtre, s’est inscrite dans une troupe concurrente et a rompu toute relation avec moi. De cette rupture, qui m’a laissée très désemparée, j’ai beaucoup souffert.

Deux ans après cette fâcherie, nous nous retrouvons en hypokhâgne, loin de nos familles respectives, dans un établissement inconnu, parmi des élèves dont aucun ne nous est  familier ; un rapprochement stratégique a alors lieu. Cette année-là, je ne peux plus rivaliser. Sophie est de loin la meilleure de la classe, titre que j’ai remporté sans effort tout au long de ma scolarité mais auquel je ne peux plus prétendre. A l’âge de 15 ans, j’ai sombré dans une léthargie qui semblait devoir durer toujours. Je n’ai plus de force pour rien, pas même pour lire. M’extirper du lit chaque matin réclame déjà un effort démesuré, alors les cours… J’ai pourtant été admise en classe préparatoire en raison de notes flatteuses obtenues au bac de français ; je vis sur mon passé de bonne élève.

Sophie elle, a de l’énergie et de l’ambition à revendre. Elle excelle dans toutes les matières et les profs chantent ses louanges. Ses copies remportent de loin les meilleures notes dans toutes les matières. Je les lis pour comprendre ce qu’il aurait fallu faire, ce que j’aurais dû écrire, moi qui n’y arrive plus. Je me souviens ainsi d’un de ses devoirs de philosophie (il s’agissait d’une dissertation consacrée à la nostalgie, littéralement la « douleur de ce qui n’est plus ») ; parmi les remarques flatteuses de l’enseignante justifiant l’excellente note qu’elle lui avait attribuée, quelque chose me brûle au fer rouge de l’envie. Je ne me souviens que vaguement des annotations consacrées à la rigueur du raisonnement, à la finesse de la démonstration et à l’érudition des références, remarques auxquelles, pour ses copies, je suis désormais habituée, mais quelque chose me fait tressaillir de jalousie, et vingt ans plus tard, je n’ai pas oublié cette sensation. « Le passage concernant le vieux meuble m’a donné à penser que vous devriez peut-être écrire » avait marqué madame Jeandot parmi ses commentaires. Après avoir lu cela, je parcours en hâte la copie de Sophie, cherchant le signe de l’élection que notre professeur a su repérer dans cette copie et qu’elle n’a hélas pas vu dans les miennes. En dépit de la dépression dans laquelle je  m’enfonce, je n’ai pas cessé de penser à l’écriture comme à une planche de salut, de rêver à elle.  
Le passage en question, accompagné d’un trait rouge dans la marge, est un paragraphe comparant la mémoire à un meuble d’autrefois, encombré de bibelots et de témoignages du temps passé. Je le lis à plusieurs reprises, non sans perplexité. Qu’est-ce que madame Jeandot y voit ? Il ne m’évoque rien d’autre que J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans. Je n’y vois rien de spécial, sinon des réminiscences de Baudelaire, que madame Jeandot ne peut pas ignorer. Je finis par me rendre à l’évidence : il y a là quelque chose que je ne sais pas voir, ce qui est une preuve de plus de mon insuffisance. Une fois encore, j’admets que je ne serai pas à la hauteur de ce à quoi j’ai aspiré. Une fois encore, je renonce à l’écriture.

Et ce souvenir cuisant en appelle un autre avec lui, où Sophie apparaît, encore elle, la même année. Nous sommes toujours amies, d’une amitié de surface, travaillée en profondeur par une faille béante, toujours agitée de secousses. Notre attachement est une glace fragile.

Nous sommes assises toutes deux au dernier rang de la classe, au fond à droite, mais pas côte à côte. Il y a deux places libres entre nous. Je suis assise du côté salle tandis qu’elle est du côté mur. L’année scolaire est déjà bien avancée et les rôles de chacun bien définis. L’an prochain, Sophie ira à Paris, dans une khâgne prestigieuse, à la conquête de l’avenir brillant qui l’attend. Elle intègrera ensuite Normale sup, cela ne fait de doute pour personne. Pendant ce temps-là, j’irai grossir les rangs des dilettantes et des gens au futur indécis à la fac de Lyon.

Ce jour-là, le prof de français rend les copies ; nous savons que, comme à son habitude, il les a classées et les distribue sadiquement par ordre décroissant : les premières vont aux bons élèves, puis, au fil des copies, les notes baissent.  Ainsi, chacun sait où les autres et lui-même se situent dans la hiérarchie de la classe. Il s’approche de notre rangée dans l’allée centrale et, sans rien dire, pose la première copie devant moi. Je la saisis et m’apprête à la faire glisser jusqu’à Sophie, quand quelque chose retient mon attention. L’écriture sur la copie n’est pas celle, ronde et régulière, qui figure d’ordinaire sur ses devoirs. C’est une écriture heurtée et anguleuse, qui m’est familière. Je ramène le devoir devant moi, et commence à lire avec intérêt ce que le prof y a inscrit.

Monsieur Cara s’est éloigné, continuant à distribuer les dissertations. A ma droite, une voix sifflante, furieuse retentit : « Je peux avoir ma copie, s’il-te-plaît ? » Et les dernières apparences de notre amitié éclatent en mille morceaux dans ce sifflement de colère. Je lève la tête vers Sophie, je lui montre la feuille. « C’est la mienne » dis-je, tandis qu’elle se confond en excuses.

Aucun prof, à aucun moment de ma vie, n’a jamais écrit en marge de mes copies que je devrais écrire. A dire vrai, personne, jamais, ne m’a encouragée dans cette voie. Mais mon envie de l’écriture était si profondément ancrée en moi qu’elle a fini, comme ces plantes minuscules qu’on voit parfois en montagne pousser dans l’anfractuosité de la roche, à force d’obstination, par surmonter les obstacles les plus durs, par croître, vivre et fleurir au grand jour.

Bien des années plus tard, j’ai appris ce que Brel pensait du talent. « Le talent, disait-il, ça n’existe pas. Le talent, c’est l’envie qu’on a de faire les choses. »

Marianne Jaeglé



écrit par Marianne Jaeglé qui m’accueille chez elle dans le cadre du projet de vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.

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Jean Prod’hom

Il y a les gares

Il y a les gares
les bus à deux étages
l’odeur de la résine
il y a les plans d’affectation du territoire
la peau des coquelicots
les portes cochères
la baguette du sourcier pendue dans le couloir
la blancheur laiteuse de l’aube
Il y a le lac démonté

Jean Prod’hom

Dimanche 26 septembre 2010

Louise et Lili grignotent un petit pain au lait sans prêter la moindre attention à la Venoge qui serpente dans un fouillis de frênes, de peupliers, de saules et d’aulnes entre Vufflens-la-Ville et Cossonay. Le train de 10 heures 45 est presque vide.
Dans le compartiment qui jouxte le nôtre une dame, vieille, écrit dans un petit carnet à anneau. Je la surveille d’un oeil avant qu’elle ne se lève et s’assoie dans le compartiment suivant. Je guigne par-dessus mon épaule, elle se penche à nouveau sur son carnet, écrit soudain quelques mots. Le manège se poursuit une seconde puis une troisième fois, elle se lève, se penche, écrit, récrit, se repenche avant de s’enfoncer à l’arrière du wagon.
La vieille dame réapparaît sur le quai 1 de la gare d’Yverdon, on dirait Alice Rivaz. Elle arrache immobile la feuille de son carnet à anneau qu’elle jette rageusement sur la voie. Je la ramasse discrètement et, tandis que Lili et Louise courent et crient sur la place de jeux, lis les mots suivants :

Se connaît-on vraiment mieux à partir de ce qu’on écrit, puisque en écrivant il arrive qu’on s’invente? J’aurais voulu naître près d’un océan plutôt que dans un pays aux paupières lentes. Un insuccès prolongé fait parfois craindre le succès comme on craint, l’âge venu, un trop grand changement dans ses habitudes. Seuls comptent ces moments de paix intérieure qu’apparemment rien n’explique, ni ne prépare. Pourquoi, Seigneur, permettre, et pire encore, vouloir que soient effacées une à une, inexorablement, toutes vos effigies? Le plus étonnant : nos deux yeux promenant leur regard à partir de leurs petites niches, selon des angles de vue limités, mais uniques.

Au retour Louise et Lili suçotent des bonbons en comptant soigneusement les voitures vertes et les camions jaunes. Elles se désintéressent de l’homme qui soliloque dans une langue qu’elles ne comprennent pas. Quant aux passagers du train de 16 heures 54 à destination de Lausanne, ils feignent de ne pas écouter. A l’inverse je tends l’oreille et entends distinctement : Ich probiere Geschichten an wie Kleider. Peu après le tunnel d’Entreroches, alors que défilent les bâtiments du tri de la poste, j’entends : Empfinden Sie die Erde überhaupt als heimatlich ? J’opine. Sur le quai de la gare CFF de Lausanne l’homme aux lunettes cerclées d’écaille, une allure de Max Frisch, disparaît dans la foule.

Jean Prod’hom