Dimanche 18 avril 2010

Je possédais autrefois un gros livre que je feuilletais quelquefois et chacun de ses chapitres avaient pour titre le nom de l’une des saisons. Dans cet ouvrage on ne comptait pas les ans, pas plus que les jours qui n’ont pas grainé.
Aujourd’hui, à gauche du chemin défoncé qui mène à l’étang, là dans la terre pauvre, damnée, aussi dure que le caillou, dans laquelle l’eau ne s’attarde pas, terre hostile sur laquelle les vipères ne font que passer a éclos une nuée de tussilages. En face, dans l’ombre des feuillus, au-dessus de la rigole qui draine les eaux de ruissellement rampent des pervenches portées par d’innombrables guirlandes de petites feuilles, ovales, coriaces et généreuses. Je m’agenouille pour les observer et les prier de durer.
Tout va si vite, d’autres fleurs préparent leur éclosion, les mélèzes tendrissent. Il faut te satisfaire de n’avoir qu’elles jusqu’à la fin du jour. Sois prêt à désoeuvrer en leur compagnie pour ralentir l’inexorable venue du crépuscule. Imagine le jour comme ces tapis de fleurs éphémères que tu traverses, le jour aura les coudées franches et s’étendra dans toutes les direction. Et lorsque le soleil aura malgré tout quitter la partie, ne te hâte pas de rentrer pour raconter ce que tu as vu. N’écris rien, ou plus tard et dans la peine, dans la prolongation du jour, non pas peur de la nuit mais pour te préparer à la succession en rafale des beaux jours. Demain d’autres fleurs t’inviteront à te pencher, chacune à son tour, hors tout décompte, la camomille bientôt, dans les remblais, et derrière les couronnes rampantes des pervenches les fières épilobes, et le printemps reviendra et prolongera de quelques pages le gros livre que tu feuilletais autrefois.

Jean Prod’hom

A l'aube

Là-bas
dans l’étroite bande de terre
qui borde l’océan
les premiers hommes
dessinent
dans le sable
quoi
ils ne savent pas le dire

ils tranchent à même le temps
deux morceaux
ce qui fait trois
deux monstres et un fantôme
dans le ciel
les prophéties s’amoncellent

ils font tout
pour rabouter les chemins sectionnés
pour rameuter les bois
recoller la tête du condamné
raccommoder les cours d’eau
ils y vont au courage
la tâche est sans fin

chemins mal raboutés
cavernes lacs et montagnes
noeuds du monde
accidents des interminables travaux
au cours desquels
nous sommes nés pour la seconde fois

issus d’une trame
plus ancienne
sur laquelle on ne revient pas
ils font et tissent ensemble
ce qu’ils ont séparé

au confluent
parfois pourtant
des esprits éclairés
aperçoivent derrière la brume
un frémissement
la lumière et l’ombre
ils se souviennent
du temps sans personne
où nous étions de n’être pas
et leur voix tremble

Jean Prod’hom

Fin de partie

Il suffit parfois de se laisser glisser à l’arrière du cortège et de s’accrocher confiant à sa traîne tandis que la nuit tombe, aller comme un automate en prêtant une oreille étonnée mais bienveillante aux cris de ceux qui en veulent, lèvent le poing, de ceux qui allongent le pas devant. Oublier ainsi un instant les lourdeurs qui collent aux basques et les doutes qui alourdissent les pas. Tourner le dos au choses qui avancent et qui ne vous attendent pas, secoué – bercé – par les cahots de la terre qui a lancé son second demi-tour. Temporiser en songeant, à peine, au tas de mauvaises herbes et aux pétales des roses fanées qui reculent dans la nuit du jardin, aux oiseaux tapis dans les haies, au renard qui erre, aux chatons emmêlés dans la corbeille à linge. Temporiser à la queue du cortège jusqu’à ce que le sommeil vous ravisse et laboure tour ça.
Le matin, les yeux s’ouvrent sur les montagnes à l’orient, tout est rincé et on ne se souvient de rien. On aura beau chercher à s’en rappeler, à vouloir en fixer les étapes, histoire d’en tirer une leçon pour le lendemain. Rien. Rien n’en ressortira lorsque dans deux saisons l’analogue se présentera à nouveau, il ne servira à rien de vouloir se souvenir – de quoi? –, aucune expérience n’y fait, il faudra à nouveau se glisser à la traîne du jour qui file à l’ouest et cet abandon suffira peut-être encore.

Jean Prod’hom