Conciliabule

Plus rien ne colle exactement et les choses qui ont entraîné dans leur sillage les restes d’une journée à peine commencée sont toutes déjà là-bas, adossées à l’horizon, grégaires sans l’être, pas un mot, nulle complot, nulle conspiration, aucun avertissement non plus. Elles se sont éloignées comme les nuages dans le ciel poussés par le vent, et c’est tout. Lorsqu’elles auront basculé derrière la ligne d’horizon, ce sera trop tard. Que faire en attendant? Il serait fou de ne pas réagir, de se laisser happer dans le vide qui se creuse sous nos pieds, impossible pourtant de rejoindre les nuages dans le ciel. Comment durer jusqu’au soir? Comment lier le soir au matin?

En faire trop les ferait fuir, courir derrière elles ne conduirait à rien. Plutôt maintenir coûte que coûte cette distance sans rien vouloir changer pour l’instant, ne rien corriger, maintenir la tension vivante. Il serait naïf de penser qu’elles pourraient répondre à notre appel, se retourner et nous attendre, mais ça on le savait déjà avant, on s’en rend compte aujourd’hui avec une espèce de frisson qui leur rend dignité et loyauté. Naïf aussi de leur prêter une voix qu’elles n’ont pas, au mieux leur prêter une voix qu’on ne connaît pas.

Ce n’est pas qu’elles se taisent, mais on n’est pas avec elles. Elles murmurent même, le vent, la lumière, les éclats, mais elles sont à leurs affaires – on n’y est pas –, dans un halo qui les maintient à l’écart et fait trembler notre raison. Il convient de tenir bon et de s’en satisfaire. Les choses sont retournées à l’ancêtre d’un récit sans queue ni tête, dévastation muette, et laissent debout celui qu’elles ont débarqué avant le lever du soleil, passager hébété qui a trop posé de questions, debout en voie de disparition, effaré de ne pas être de la partie, statue de ciel. On ne s’est pas retourné à temps et on a laissé filer le vaisseau, planté dans le pot au noir d’avoir trop marché avec les choses, mais à reculons, manquant de ce courage d’aller avec elles dans le sens qui est le leur. Mais qui nous a enseigné ce courage?

De nous être retourné continûment sur ce qu’on croyait nous avoir été donné, de ne pas être allé de l’avant dans le vide qui nous salue à l’aube, le silence qui accompagne le froissement de nos semelles sur le chemin de terre, nous a mis, lorsqu’on s’est enfin tourné vers ce qui s’en allait devant, l’enfer dans le creux de la main. C’est à prendre ou à laisser et on prend. Plus d’élégie ou de lyrisme mais un bateau qui s’éloigne et nous en rade, qu’il ne s’agit ni de rejoindre ni de retenir, parce que le silence qui s’enfuit, c’est aussi celui qui est là. On aura à prendre son parti et le parti des choses, et dire avec les mots qui nous restent ce qui manque, c’est-à-dire ce qui est, et le disant mieux dire ce qu’elles sont.

Jean Prod’hom


André Dhôtel : La Vie d'Arthur Rimbaud

On y va d’un bon pas et on en revient dépaysé, léger, raccommodé, à mille milles des sommes habiles, intelligentes, brillantes parfois, complètes naturellement, mais trop lourdes pour ne pas tomber des mains. C’est un livre écrit gros pour les derniers de classe, incapables de lire des livres qui ne ramènent pas le plus étrange sous la plante de leurs pieds. C’est un livre d’André Dhôtel qui a déroulé une première fois La Vie d’Arthur Rimbaud en 1964. Les Éditions de l’Œuvre rééditent aujourd’hui ce texte qui s’effeuille comme une marguerite et qui fait voir feuillet après feuillet le destin d’un égaré généreux, dans les Ardennes d’abord, n’importe où ensuite. Il fait voir ce destin deux fois, c’est-à-dire enfin, deux fois Charleville, deux fois Vouziers, deux fois Attigny, deux fois la Meuse, deux fois Roche où, lorsqu’Arthur Rimbaud y rejoint les siens pour trouver un refuge, une île, un trou pour écrire enfin un vrai livre, André Dhôtel le talonne et raconte.

Rimbaud avait dû faire une demi-douzaine de kilomètres à pied depuis Amagne, par la route qui longe la vallée à travers Attigny. Entre Attigny et Roche la route entre les cultures était absolument vide, sans un buisson, avec un arbre de loin en loin, et elle redescendait vers un bas-fond, où se cachait le hameau. De loin on apercevait seulement le pigeonnier de la ferme des Cuif. Toutes les autres habitations étaient cachées dans le verger. Un lieu sans vie apparente. Rimbaud alla frapper avec hésitation à la première porte. Il trouva sa mère avec Frédéric et ses deux soeurs (Vitalie avait quatorze ans, Isabelle douze).
La maison qui restait vide pendant l’hiver était encore imprégnée d’humidité. L’herbe envahissait la cour intérieure. Après Londres et ses banlieues peuplées et nettes, riches en beaux arbres, c’était le pays perdu, dépourvu de tout caractère. Un ruisselet au bout du hameau, après une prairie marécageuse. Rien que des terres fertiles mais désertes à perte de vue sur le plateau
.

Et c’est au bout de ce chemin qui descend au hameau de Roche – où l’attend une mère dont enfin quelqu’un nuance l’allure et le rôle –, dans la cour pavée des Cuif, vide, sans vie apparente, que le vieux sage relève quelques lignes d’un feuillet à l’allure évangélique au verso duquel le jeune fou commença d’écrire un brouillon de Mauvais sang.

Jésus dit : « Allez, votre fils se porte bien. » L’officier s’en alla, comme on porte quelque pharmacie légère, et Jésus continua par les rues moins fréquentées. Des liserons, des bourraches montraient leur lueur magique entre les pavés. Enfin il vit au loin la prairie poussiéreuse, et les boutons d’or et les marguerites demandant grâce au jour.

Dhôtel je l’aime bien – les deux autres aussi –, j’aime le maigre feu sur lequel il souffle, sa bienveillance, sa patience qui l’a conduit à faire bande à part, les fleurs ses alliées, loin des excès, au voisinage de la désobéissance. En voilà un qui est allé de son côté sans demander son reste, comme l’autre qu’il a accompagné, en donnant à tort et à travers. Chacun de son côté, à la ville et à la campagne, place vide et place pleine, les pieds dans la peine, la gorge entre les pavés, à l’image des liserons et des bourraches, et une soif inextinguible en les déserts, en les chemins qui descendent comme des cathédrales, en ces cours vides, ces cours qu’on connaît bien, et qui nous obligent à chercher à la fois la liberté et le salut.

Jean Prod’hom

André Dhôtel, La Vie de Rimbaud, Éditions de l’Œuvre, Paris, février 2010
Arthur Rimbaud, « Proses évangéliques » in Oeuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1979

LXV

L’intelligence qui a présidé à la création de l’homme est admirable jusque dans ses moindres détails. Tenez, pensez par exemple à l’écartement des narines, à celui des yeux, à la distance entre l’oreille et la bouche!
Mais pourquoi diable, se demande Jean-Rémy, Dieu a-t-il fait patienter l’homme si longtemps, avant de mettre à sa disposition le pince-nez, les lunettes et le téléphone? N’était-ce pas couru d’avance?
Cette question nuit à la vie paisible de notre philosophe et le torture. C’est elle qui le retient d’adhérer sur le champ à l’un des mouvements créationnistes qui sévissent aujourd’hui dans notre région. Jean-Rémy est certain d’ailleurs que, si c’était à refaire, Dieu aurait lancé dans la bataille un homme muni dès le commencement de tous les attributs que l’histoire lui a délivrés au compte-goutte. Un homme avec pince-nez, lunettes et téléphone à la naissance, ça n’aurait-il pas fière allure?
Et pour notre bonheur à nous, des histoires, Jean-Rémy en aurait fait moins.

Jean Prod’hom