Google

Un ancien élève écrit à la rédaction du Journal, il souhaite que deux textes qu’il a rédigés à l’occasion d’un atelier d’écriture, il y a sept ans, soient retirés du site du Journal, ils lui rappellent de bien mauvais souvenirs, c’était une difficile époque de sa vie. Je retire donc du site les liens qui conduisent à ces deux textes.
Mais Google est une grosse machine mémorielle qui prend un temps important avant de nettoyer les résultats de ses explorations, si bien que, chaque fois que cet ancien élève tape son prénom et son nom sur Google, ceux-ci apparaissent sur une page, suivi de quelques-uns des mots que cet ancien élève veut bannir du monde.
Lorsqu’on tente de télécharger ces deux textes, par un clic sur les adresses fournies par Google, celui-ci signale son impuissance par les mots: Objet non trouvé! Error 404. Ces textes n’existent plus en effet sur aucun serveur. Ce que l’élève voit lorsqu’il tape son prénom et son nom, ce ne sont plus ses textes proprement dits, mais l’empreinte qu’ils ont laissée, des simulacres qui rappellent qu’un objet a existé mais qu’il n’est plus là.
L’élève m’envoie alors plusieurs jours de suite un message dans lequel il me prie instamment de supprimer ces empreintes. Je n’en suis pas capable et j’ai beau le lui répéter; je lui soumets pourtant quelques solutions qui ne le convainquent pas: s’adresser directement à Google – mais il n’est pas si aisé de s’attaquer à une pieuvre géante –, attendre et espérer que la blessure s’atténue, ou renoncer à vouloir supprimer les empreintes de ce qui a été.
Car on ne se débarrasse pas si aisément de son passé. Et comment pourrait-il en être autrement? Comment vivraient les hommes s’ils n’avaient aucun accès à l’ensemble des événements qui les constituent? On ne se refait pas dans la vie comme au poker!
Cet ancien élève est-il condamné désormais à taper son prénom et son nom, indéfiniment, pour s’assurer que rien de son passé ne fait retour? A vouloir escamoter les traces et les images de celui qu’on suppose avoir été, on se condamne aux travaux de Sisyphe. Le déni n’amène aucun réconfort, rien ne nous garantit qu’aucune trace n’existe ici ou là, que nous ne rencontrerons pas, au moment où on s’y attend le moins, demain ou après-demain, celui qu’on avait voulu voir disparaître.
Il est vain, logiquement et ontologiquement, de vouloir s’assurer de l’inexistence de quoi que ce soit.

Jean Prod’hom

Jouer dehors

Hier, Marc, un très bon élève discute avec une enseignante. Ils avaient déjà parlé la veille de l’utilisation de l’informatique dans la rédaction des rapports de TP. Ils parlent alors de choses et d’autres, du dossier d’évaluation, des TP encore, de ce début d’année en septième secondaire baccalauréat, du travail pour le lendemain,… Tout va pour le mieux!
Sinon qu’au moment de se quitter, en réponse à une question sur le travail à faire à la maison, Marc répond:
– Ça va,… Ça fait trois semaines que je ne suis pas allé jouer dehors!

Jean Prod’hom

Dans une mandorle

Chaque année B glisse dans notre casier de la salle des maîtres un dépliant publié par l’Office fédéral de la statistique (OFS) intitulé La Population de la Suisse. Notez que je ne le lis pas soigneusement chaque année – notre pays est en effet si bien réglé que nous semblons suivre sans broncher la pente calculée par nos offices de statistiques.
Je reçois donc, avec l’année de recul qui convient pour réaliser de tels travaux, les statistiques 2007. Je prends le parti cette année de les lire avec attention. Je me coule un bain et me noie dans les chiffres.
J’apprends tout d’abord que la Suisse compte 34 jeunes gens pour 100 personnes en âge de travailler, alors qu’ils étaient 76 en 1900. A l’inverse, le nombre des personnes âgées qui dépendent de ceux qui travaillent a doublé. Cette inversion ne revient pourtant pas au même, il faut le répéter, nous sommes un peuple de vieux!
J’apprends aussi que l’espérance de vie en 1900, et j’en tremble rétrospectivement, se montait à 49 ans pour les femmes et à 46 pour les hommes. Nous pouvons aujourd’hui, et c’est heureux, rêver à une prolongation, presque une seconde mi-temps.
J’apprends encore qu’il existe plus de Suisses qui quittent leur pays que de Suisses qui y reviennent. Ça n’est pas un très bon signe! Un meilleur? 668’100 Suisses sont établis ailleurs dans le monde!
Quant aux hommes ils se remarient plus facilement que les femmes, je les devinais moins naïfs. Il faut savoir en outre que près d’un tiers des mariages en Suisse sont des remariages, c’est-à-dire des unions où au moins l’un des deux partenaires est divorcé-e ou veuf/-ve. C’est beaucoup et ce chiffre démontre l’obstination de nos ressortissants à persévérer dans un domaine abandonné par beaucoup.
Demeure la pyramide des âges, que l’on croyait stable mais qui n’a plus rien à voir avec les illustres tombeaux construits pour l’éternité. A moins que…
La pyramide des âges en Suisse comme en Europe cache en effet de moins en moins sa vérité mortelle. Elle s’est faite champignon, champignon atomique, qui jette toujours plus haut dans le ciel son large anneau de promesses sombres. L’Europe explose, tous nos vieux – femmes et hommes égaux enfin tous ensemble dans la même mandorle – sont poussés année après année vers le ciel, toujours plus haut, toujours plus nombreux. Assomption!
L’explosion n’est pas terminée, nous sommes à mi-parcours, chapeau pointu. Il nous reste encore quelques années avant que nous ne retrouvions la stabilité d’une nouvelle pyramide, cul par-dessus tête. Il nous faudra alors remettre nos représentations à l’endroit: quelques enfants en haut près du ciel et les vieux en bas, en pagaille près de la terre où on redevient poussière.

Jean Prod’hom