Un Matin de grand silence
A la sortie de Colonzelle, dans l'angle du chantier d'où devrait un jour jaillir un lotissement, deux ouvriers suent ; l'un est perché sur une camionnette, il soulève une masse qu'il laisse retomber, sans rythme, l'autre guide le piquet sur lequel est fixé un panneau, on peut lire : A vendre, terrains viabilisés, 600 ou 800 m2. Le lotissement tarde à se mettre en place, on peu comprendre, de la terre remuée et un réseau discontinu de routes et de chemins, on dirait un petit aéroport oublié après de sévères bombardements.
Plus loin, dans le pré où pâturait ces années dernières un cheval blanc, plus de cheval blanc. Plus loin encore une jeune femme penchée sur des rames de haricots, elle travaille comme une mule.
Il y a foule sur la place de la Bourgade, devant Sainte-Agathe, près de la fontaine et au bar. On attend en papotant le corps de Ginette, une vieille dame de 82 ans. Ses obsèques auront lieu à dix heures, on s'inquiète, elle n'a pas d'avance. La famille est là, le prêtre est sur le perron, avec le missel des défunts qu'il serre sur sa poitrine, ils attendent, on fume une dernière cigarette, les cloches sonnent, toujours personne.
Le minibus Opel gris funèbre arrive enfin avec le corps de Ginette. Les proches se rapprochent, les curieux restent à l'ombre. Le chauffeur fait une marche arrière pour faciliter les manœuvres, l'un des quatre employés de l'entreprise des pompes funèbres valréassienne ouvre le coffre du bus, un volume appréciable qui permet de placer le cercueil dans une section indépendante, un coffre dans le coffre. Ce système a été imaginé à l'origine pour simplifier la vie des amateurs de sports d'hiver qui pouvaient ainsi glisser leurs skis dans un tel compartiment, presque invisible, placé dans l'axe du véhicule. Il n'en va pas de même pour l'aménagement de l'Opel, le compartiment est bien visible, il ressemble plutôt à la niche d'Oscar, ou à un coffre-fort. Il est recouvert d'une moquette sombre sur laquelle sont placés les bouquets de fleurs, les plaques de marbre gravées, les croix, bref tout le bric-à-brac sans lequel la mort ne ressemblerait pas à la mort. Ce dispositif permet en outre de glisser entre le box du mort et les parois du véhicule la petite table pliable et le napperon de velours qui la recouvre.
La table est mise, on y a déposé le livre dans lequel celui qui le veut peut témoigner de sa sympathie. Le prêtre s'approche du véhicule et ouvre son missel, dit quelques mots avant de faire le signe de croix. C'est le signal que les quatre croquemorts attendaient pour se saisir du cercueil et le transporter dans l'église, la foule suit. J'aurais bien voulu entendre ce qui s'est dit ce matin dans Sainte-Agathe, mais les enfants attendaient les ficelles et les baguettes.
On déjeune sur la terrasse. Sandra, les enfant et Oscar vont ensuite à la rivière, je vais à pied à la coopérative acheter quelques fruits. On monte à Grignan, je fais un saut à Terres d'Ecritures, discute le coup avec Christine Macé, lis le texte de Jean-Pierre Charcosset qui accompagne les lithographies de Kitty Sabatier.
Piscine ensuite, après celles de Nyons et de Valréas, celle de Grignan au pied du château. Une piscine d'une simplicite extrême qui n'offre rien d'autre que de l'eau fraîche, une piscine janséniste.
Lis avec Arthur avant et après le souper Un Matin de grand silence. Ce court récit écrit par Éric Pessan et publié aux éditions Chemin de fer m'emballe, c'est l'histoire d'un enfant qui s'avise qu'il ne vit pas sur la planète qu'il croyait, que tout y est différent de ce qui se dit, sans que quiconque n'ait voulu pourtant le tromper. Aucune place ne lui a été réservée, c'est sa chance, il suffit de se pencher pour ramasser la liberté. Il s'aperçoit un matin que, sous les bruits et les mots qui donnent sens à la communauté des vivants, un silence bouleversant pousse et déverrouille non seulement les choses, mais aussi le temps et l'espace qui les accueillent. Il prend conscience avec stupeur que rien n'est plus extraordinaire que le verso de nos vies. À la fin Arthur aurait voulu que ça se termine, qu'on en finisse une bonne fois et que les parents du héros rentrent enfin. Mais avec qui aurait-on parlé de tout cela, de ce rêve qui n'en est pas un et qui n'a pas de fin ?
On remonte à Grignan dans la soirée pour le marché nocturne, une centaine d'exposants déguisés en courtisans, vendeurs sans âme d'une camelote qu'on préfère voir chez son voisin que chez soi. Le système économique capitaliste produit aujourd'hui toujours plus de riches et toujours plus de pauvres, il semble de plus en plus difficile de vivre à l'écart de tout ce folklore sans être condamné à faire n'importe quoi.
Jean Prod’hom