Dimanche 29 août 2010
- Dis, toi tu connais vraiment beaucoup de monde étanche ?
- Non ! quelques-uns seulement, et quelques-uns qui le sont qu’un peu. Quant à dire complètement étanches, ça non, je peux pas le dire, c’est rare. Disons deux ou trois, j’entends de vraiment étanches, Michel est étanche.
- Ouais, Michel c’est sûr. Roby est étanche aussi, et toi je crois que t’es aussi étanche.
- Ouais pour Roby, mais son frère, ça jamais. La Raymonde non plus n’est pas étanche. Sur beaucoup j’ai changé d’avis, t’as trop de gens que tu crois étanche, et puis ce que tu as dit un jour, tu l’entends dans la bouche d’un autre, déformé. Ça c’est dur. Pierre-Georges n’est pas étanche, Armand n’est pas étanche, Mais sais-tu ce qu’il m’a dit l’autre jour à Vulliens ? Tu devines ?
- Qu’est-ce qu’il a dit l’Armand ?
- Il a dit que t’étais pas étanche. Tu te rends compte un peu le salaud. Après ce qu’il t’a fait.
- Ah tu le savais?
- Tout le monde le savait.
- Ah bon ?
- C’est là où le bât blesse. Si seulement celui qui n’est pas étanche parlait à un type étanche. Mais c’est jamais le cas. Trop de gens qui sont pas étanches. Bryan n’est pas étanche, Loïc pas étanche. Et ta femme ?
Ma femme est presque étanche. Mais pas assez, je m’en suis rendu compte, pas parce qu’elle redzipète ce que je lui ai dit, mais parce qu’elle transforme ce que je ne lui ai pas dit. Non ma femme n’est pas étanche, je ne lui dis plus tout ce que je sais et ce que je pense, ma femme c’est un peu comme la tienne.
- Exact collègue ! Moi aussi j’aime les gens étanches. Mais disons qu’il faut pas être étanche comme Roger qui ne dit rien.
- Ecoute, ils auraient mieux fait d’éteindre la sono.
Des vrombissements montent de devant leur ventre bedonnant, des grondements de caverne, nocturnes, humides. Ils sont trois côte à côte derrière l'école de Vulliens, chemise blanche, cheveux gris, la rondeur des sages. Ils ont laissé au repos leur bras droit, une main morte au bout; ils tiennent de l’autre, par le collet, un cor des Alpes descendu de Villangeaux, qu’ils vissent et dévissent pour approcher le fragile équilibre des harmoniques. Ils soufflent avec soin, retiennent le tonnerre, tendent l'oreille à gauche et à droite pour tenir ensemble les rênes de voix qui ne veulent en faire qu'à leur tête. Ils y parviennent un peu et c'est encore plus beau ainsi.
A la fin ils demandent un peu d’emploi à leur bras droit pour éponger leur visage. Il s’en vont le cor sur l’épaule, la main gauche dans la poche de leur pantalon, lentement, comme des cow-boys.
Jean Prod’hom
Ligatures
Un être humain sans ombilic, c’est évidemment inconcevable ! Mais j’avoue qu’il m’est plus difficile encore d’imaginer que ma mère ait pu en posséder un avant ma naissance. Pensez donc. À moins d’admettre, évidemment, qu’elle ait donné naissance à un autre moi avant moi.
Quatre girafons et un lama, des tigres et des tigrons, deux pandas et leurs petits, une coccinelle et un yéti, oursons, loups, chiens et chats,... 807 peluches. Trop c’est trop. Mais qui les nourrira petite Lili ? Viens vite, prends avec toi Jeannot Lapin et Antilopa. Assieds-toi là, près de moi. Il est temps, je crois, de t’enseigner comment castrer un lapin papillon et ligaturer les trompes d’une gazelle de la reine de Saba.
Jean-Rémy en avait rêvé depuis toujours, être chez lui, vraiment chez lui et ne rien devoir à personne. Sitôt qu’il le put, il acheta une petite maison dont il condamna aussitôt les ouvertures, il fit dresser des palissades tout autour du jardin, il renonça enfin au téléphone, à l’électricité, à l’eau, bien trop intrusifs.
Mais ce matin Jean-Rémy souffre, un couteau sur le ventre. Lui reste la plus délicate opération : se débarrasser de ce que sa mère lui a laissé, un petit morceau de chair, cet ombilic qui ne lui appartient pas.
Jean Prod’hom
13 avril 2010
Etoile filante
Une triplette habitée par le nombre d'or, sur laquelle le poète s’était penché des années durant, une triplette du tonnerre de dieu, élancée, 807 au garrot, une triplette sans tenon ni mortaise, inimitable bijou, de jade et d'or, une triplette solide comme le Mönch, l'Eiger et la Jungfrau, liquide comme les Trois-Lacs, aérienne comme un long courrier.
Le poète la confia au maître d'oeuvre, qui la refusa. Pas dans la ligne, disait-il, pas dans la ligne. Mais dans la ligne de quoi, la ligne de quoi, pour qui se prenait-il cet aiguilleur du ciel, pour qui se prenait-il, pour qui ?
Gilooly retrouva le divin objet au milieu d’une poignée d’autres triplettes refusées, mêlées à des feuillets du Cantique des Cantiques et du livre de Job, dans la carlingue d’un long-courrier qui avait piqué du nez dans le sable de Choir. On connaît la suite.
Jean Prod’hom
16 mai 2010
24
Débiter le réel, dégrossir le complexe, trancher le protéiforme, dérouler l'insaisissable, mettre en ligne l’ensemble des fragments de gauche à droite et de haut en bas sur une portée aux innombrables lignes de fuite. Puis abouter les chutes, les dyslexier hors toute hiérarchie, quitte à les bredouiller, les bégayer; accueillir les sosies, libérer la page de la page, creuser des galeries, inviter les taupes, gauchir. Faire voir les conséquences, c’est-à-dire les feux d'artifice, c’est-à-dire les paysages insensés devant lesquels la page s'est embrasée.
Jean Prod’hom
Il y a le pardon
Il y a le pardon
la courbe des chemins à double ornière
les hirondelles
les chiens qui ont déserté leur niche
il y a les lieux-dits qui tiennent parole
il y a les engagements qui allègent
la main courante de Riant-Mont
les groseilles des sorbiers
il y a les ombres avec lesquelles on devise
Jean Prod’hom
Migration des hirondelles
Pendant plusieurs décennies
les sages tentèrent en vain
de fixer de l’intérieur
les traits des diverses catégories
ils débouchèrent
malgré les précautions
sur les enfers du car et du mais
les savants déchus
grandes gueules
aux crocs émoussés
affalés au creux du chemin
qui serpentait alors
dans l’axe de la contrainte
se nourrirent des dépouilles des damnés
et des restes de la jeunesse
qui courbait l'échine
devant les héros
et leurs impérieuses manies
malheur aux guerriers mous
qui se contemplent
dans le tain déformant de la nuit
fatiguées des maigres rondeurs
sur lesquelles
les flots avaient baissé les yeux
les hirondelles
au corselet blanc
cotte haut-plissée
s’enfuirent dos au vent
Jean Prod’hom
Dimanche 22 août 2010
Aujourd’hui comme il y a quelques jours j’ai maintenu un bref instant, en équilibre et dans la fraîcheur, l’humeur gagnée sur le cortège des contrariétés qui me guettaient dès l’aube. J’ai avancé réconcilié sur le chemin qui monte à la Mussilly en longeant celui qui traverse l’extrémité du bois Vuacoz et celle du bois Faucan jusqu’à la Moille-au-Blanc, avec le sentiment qu’aucun événement n’aurait raison de mes nouvelles dispositions dont je savais pourtant par expérience que le temps était compté. Chacun de notre côté mais faits du même bois. L’aboiement de chiens en semi-captivité et de leurs maîtres aux abois, la menace des petites taches sombres de l’avenir qu’on s’invente, les impolitesses de nouveaux riches présomptueux que suivaient deux demoiselles au sourire servile n’ont pas entamé la tranche de belle insouciance, simple et fragile, dans laquelle je m’étais retrouvé. Tout cela ne tenait à rien, mais tenait, se poursuivait même, en partie peut-être par la résolution prise en cours de route de partager ce qui ne m’appartenait pas en tenant à bonne distance ceux qui n’avaient que l’allure des rois. Equanimité d’un seul instant mais qui laissait quelque part dans le paysage l’assurance qu’il pouvait en être ainsi si je gardais à l’esprit – comme on le fait avec une prière – l’assurance que le règne d’un horizon guéri du prurit de l’avenir, sur lequel le dedans et le dehors avancent en équilibre, n’est pas le règne des fins.
Dans tout cela l’écriture n’y est pour rien. Elle n’est qu’une autre ligne d’horizon, sans importance réelle, dans laquelle l’horizon vrai se mire parfois et trouve une image réconfortante de l’avenir, elle est alors comme l’au-delà réduit de l’horizon vrai nettoyé des scories de l’histoire.
Jean Prod’hom
C'était comme une île en terre ferme
Mais souviens-toi, personne ne t’a obligé – lorsque cette place occupée depuis toujours te fut octroyée – de chercher, et trouver peut-être, une issue aux trop évidents égarements de ceux qui nous ont précédés. Chacun a tenté de son plein gré l'impossible, a bataillé les moulins, tendu des pièges aux fantômes. Tu as déminé les ritournelles et les mauvaises habitudes des souvenirs, tu as écarté les nuages et les paradis artificiels jusqu’à te satisfaire du petit lait. Je n’ai pas hésité de mon côté à concevoir d’autres conditions initiales et des plans imprévus, tu as écarté mes vaines croyances. Bref on a tout donné en espérant que nous serions en mesure sinon de régler la folie du vaisseau sur lequel nous étions embarqués, tout au moins de le détourner de l'impasse vers laquelle il se dirigeait ou de ralentir sa course. Sans succès. On a ajouté de la brouille à la brouille. Comment aurait-il pu en être autrement ? Il le fallait toi et moi.
Et puis d'échec en échec, las des défaites, on s’est pris à croire que nous étions des incapables tout juste bons à laisser derrière nous cette agitation, à la glisser sous le tapis et à rejoindre les idiots. On a pris un peu d'avance, on s’est extrait du cortège et on a proposé à notre corps et à notre esprit en déroute l'espoir qu'on pourrait se débarrasser de leurs arriérés. Et à la fin, à la fin seulement, on a commencé ce qu'on avait toujours différé. Tu as sorti le cou, je me suis débattu, on n’a pas vu le bout mais on a respiré enfin. Tu as écarté les brouillards comme le poisson le fait avec la mer et je suis allé en haut, plus haut que les hauts pâturages, ces pâturages dont le berger avait interdit l'accès à ces moutons, là où il n’y a de place pour personne, plate-forme dernière qui ne mène nulle part. Je me suis trouvé seul sous le ciel qu'on devine derrière le ciel, avec pour seul compagnon le sourire flottant des linaigrettes. Il n'y avait rien sur cette île inconnue de tous, mentionnée nulle part. J’y suis resté un bref instant. Je me suis rappelé soudain tout ce que j’avais laissé en arrière et les mots par lesquels tu m’avais averti que je ne ferai rien sans eux.
Et nous sommes redescendus, et on a construit au milieu du continent une île au fil de l'eau, et on s’est tus, on n’a pas bougé pour ne rien embrouiller. On savait que ce qui n'avait pas encore commencé, ou qui avait commencé sans nous, referait surface et commencerait enfin. Et on a laissé aller en avant ceux qui reviendraient là où s'enlise le secret de soi seul, le retour du même. Tu ne voulais pas plus, moi non plus. L'éternel du même est d’un temps, tu as raison, il n’y plus rien après.
Jean Prod’hom
23
Sache que lorsque tu t'enrichis, quelqu'un s'appauvrit là-bas. C'est tant pis pour toi.
Jean Prod’hom
Il y a les îles
Il y a les îles
le ruisseau qui se gargarise
les dernières heures du capitaine Nemo
les fenêtres ouvertes des maisons vides
il y a le bus de la poste qu’on avait cru déjà passé
il y a les dettes sans contour
l’empreinte de la main du père
les fraises des bois tiédies par le soleil d’août
il y a le banc du chemin des Tailles
Jean Prod’hom
Giratoire
Au centre du premier cercle
clos humide envahi par les ronces
se dresse une pile colossale
entourée de vénération
de pierres précieuses
de gazon
de bijoux
confusion légère
autour du ciment prompt
accès interdit à la serpe
voici le second cercle
celui de l’à-peu-près
y serpentent jusqu’au canal
une nuée de laissés-pour-compte
qui suivent le tracé de la piété
fortifiée
par l’usage des armes
au recto le religieux
au verso les terreurs
hérissées de tessons de verre
voyez à la fin le préposé
qui éponge
le trop plein
de catégories
qui s’écoulent
dans le troisième cercle
au-delà
bien accrochées
à nos basques
les régions de l’au-delà
Jean Prod’hom
Dimanche 15 août 2010
De la brouille monte des fonds de la vallée de l’Eau Froide et plonge dans la grisaille les collets du Tarent et du Para, jusqu’à leur tête, la mienne aussi. Inutile de chercher le refuge des Grenerets sous le col du Seron, on n’y voit rien. Un peu plus loin pourtant, du côté du levant, on distingue des mouvements au-dessous de la nappe grise qui s’effiloche, ce sont les moutons de Valentin descendus des Arpillettes qui paissent entre deux torrents, une coulée de points blancs s’égoutte entre la Cape au Moine et la Chaux, elle rejoint le gros du troupeau. Ils resteront là suspendus dans la pente tendue, sous le sentier qui monte à flanc de coteau d’Isenau et se perd dans des plis lointains. Ils remonteront tous ce soir talonnés par les chiens jusqu’au plateau des Arpillettes, avec son refuge tout neuf financé par la commune des Ormonts, à cause des deux chèvres tuées il y a une année par le loup sous Derborence, à cause de ce même loup, ou un autre, qui rôdait à Pâquier Mottier au fond de l’Etivaz.
Je resterai donc aujourd’hui dans la brouille, en bordure de ce qui est, dans mon giron, comme Valentin et ses moutons, comme nous tous en définitive : le gros du réel ne nous appartient pas et on passe immanquablement à côté. Je m’enfoncerai pourtant plus encore dans le puits sans fond, en grimpant les 400 mètres qui me séparent du ciel, plus haut, en haut la Palette, avec l’insensé espoir d’y trouver le soleil, le lac d’Arnon par une trouée, la flaque du Chalet Vieux et le premier anneau des alpes bernoises. Mais toujours rien, aussi haut et loin que je lève la tête, pas même les restes d’Isenau et de sa mi-été, pas un bruit. Ou à peine quelque chose, quelque chose comme un vertige engendré par la brouille et la fatigue, un miroir qui ne renvoie rien. Dans l’herbe pourtant, lourde et humide, une ribambelle de linaigrettes, tignasses soyeuses au vent, sourient légères à leurs voisines, sérieuses et immobiles.
Et moi, possédé par l’idée d’un possible retour du soleil, sans crainte jusque-là des représailles, fatigué d’être monté si haut, je roule en bas les Lués qui plongent sur le lac Retaud, inquiet soudain d’avoir fait le loup, d’avoir quitté le groupe un instant – mais il le faut bien si l’on veut retrouver le gros de l’affaire, et goûter à l’autre festin, l’autre jour, l’autre nuit, avec les linaigrettes qui clignotent dans la pente raide.
Une verveine sur la terrasse vide en attendant les remontrances de ceux qui ne me veulent que du bien, la pluie mitraille l’avant-toit, le lac se creuse. Je suis en retard, j’ai été à côté, je suis un mauvais père. Un convoi passe et m’emmène sous le déluge. La journée se refermera sur l’autre nuit, celle qui accueille ensemble les enfants et leurs parents.
Jean Prod’hom
22
Des moineaux déroulent dans la haie quelques mesures du chant du monde. Le papillon applaudit au-dessus du trèfle.
Jean Prod’hom
LXXII
Aimer les autres c’est, je crois, la clef de l’existence, nous explique l’auteur du best-seller de l’été. Le sage ajoute pour éviter tout malentendu et s’assurer qu’on a tous bien compris... mais pour aimer les autres il faut naturellement s’aimer soi-même, et c’est comme une seconde clef, car s‘aimer soi-même n’est possible que si on aime les autres.
Pas sûr que cette affaire nous délivre le sésame du bonheur. Je crains que chacune des clefs proposées n’ouvre qu’une seule et même porte ouvrant sur le vide.
Jean Prod’hom
Application des couleurs
L’axe est-ouest de l’île
se composait
de quatre sections
puis cinq à cause des pluies
limitée chacune par un ruisselet
et une pile de grès
une tête peinte
sur chacune de ses faces
bleue
d’un bleu très ancien
couleur de l’océan
au large de la dernière section
les habitants de l’île
avaient établi
une huitrerie
à la charpente flottante
peinture rouge
dans laquelle l’eau crénelée
des marées
allait et venait
on craignait que cet endroit
au coeur des tropiques
hissé jusqu’au très haut
ne résiste pas à la lourde charge
des matériaux
choisis pour durer mille ans
les papillons
disait-on pour rire
avaient l’affaire bien en main
mais on devinait mal
comment ils allaient s’y prendre
on ignorait surtout
qui les avait peints
avec tant de couleurs
Jean Prod’hom
Dimanche 8 août 2010
Deux ou trois choses qu’il est impossible d’embrasser d’une seule fois, mais qui mises ensemble permettent peut-être à celui qui en était comme à celui qui n’en était pas de comprendre ce qui se superpose dans la mémoire d’un seul à la mi-été et de lever le secret de certaines des parties qui nous font, en approchant l’infatigable tout dans lequel nous sommeillons.
Des renouées rose pâle bordent le miroir d’un lac de montagne. Non, pas le lac Noir, ni le lac des Chavonnes, mais l’autre, si près des commodités qu’on n’y croit pas tout à fait. On aurait même préféré des nénuphars et ce ne sont que des renouées, une nuée de renouées. Je les croyais jusque-là bistortes et des prés, je les découvre amphibies, accrochées derrière le tain de boues du lac de Bretaye. Elles longent en rangs serrés le rivage, mais comme si cela ne leur suffisait pas, elles colonisent de polygone en polygone la rive sud du lac. Un rang de prêles couleur bouteille les suit, avec derrière les maigres pâturages d’août dans lesquels se dressent quelques gentianes tête basse et des rumex boudés par le bétail. Plus haut, par une trouée entre les Chaux et le Col de la Croix, au pied du Mont Culan, j’aperçois Taveyanne, ou plutôt le souvenir de Taveyanne, une quarantaine de chalets mourant les jours d’été, petites taches noires qui ont roulé des Rochers du Vent. C’est là-bas que j’aurais voulu être tout à l’heure, dans l’ombre longue de son nom, lorsque les Muverans, la Dent Favre, la petite et la grande Dents de Morcles cisailleront le ciel dans mon dos, lorsque le soleil se couchera de l’autre côté et que se réveilleront de ce côté-ci les bruits des bêtes livrées pour une nuit à leurs affaires.
Jean Prod’hom
Il y a le vent
Il y a le vent
les alentours qui sommeillent
il y a les rêveries
l’insouciance des manèges
les souvenirs sur lesquels se penchent les morts et les absents
il y a les silences qui sont comme des mines
les plombs qui dessinent la nuit sur la peau du sanglier
les images restées accrochées aux mains de l’enfant
il y a le tronc de l’arbre autour duquel s’enroule le lierre
Jean Prod’hom
A quoi bon reprendre le train en marche
à Juliette Zara (Enfantissages)
Se méfier comme de la peste du défilé ordonné de ce qui est à faire et lever la tête. Tant qu’à faire regarder la lune, le train qui passe, les enfants qui jouent, applaudir les fourmis qui ne lâchent rien. Sais-tu que les mêmes nuages reviennent ? Remets à plus tard la tâche pour laquelle le premier venu fera l’affaire et rejoins un instant la réalité suspendue comme un beau jardin. Les gens vont, affairés ou désoeuvrés. Ce soir je ne mettrai rien en avant, personne ne sait demain, supposer l’inverse encanaille nos vies.
J’assure l’immobilité, celle des idiots de la terre ou des pierrots de la lune, je ralentis les rotations et console des vertiges. Rien n’est fait sur terre pour ceux qui n’y sont pour rien.
Jean Prod’hom
Noir et blanc
Une ombre sautille ce matin dans les gravats, entre pré et bitume, avec une bergeronnette attachée à ses basques. Je revois la mariée au loup d’encre sous le soleil de midi, pas troublée le moins du monde par son reflet dans la flaque, enchaînant les génuflexions pour se désaltérer. Plus tard un leurre lancé par un milan noir tissera sa toile dans le trèfle; ne manqueront au crépuscule ni les corneilles ni la pie du pin.
Jean Prod’hom
Se séparer
Assise à l’arrière, elle me confie en rentrant de sa semaine à Orges que loin de nous ça n’a pas toujours été facile, avec cette tristesse qui revenait, surtout le mercredi lorsqu’elle nous a téléphoné. Et le soir.
- Le soir surtout, lorsque la nuit tombait, juste avant de m’endormir. Alors je pleurais, mais je ne pleurais pas comme les autres, je pleurais en silence. Tout au fond de mon sac de couchage, en cachette.
- Moi aussi, sais-tu, rien que d’y penser, à t’entendre à l’instant, ça me fait pleurer. T’imaginer là-bas dans la nuit, étendue sur un lit de paille, avec des inconnues pour voisines. Te savoir seule, pour la première fois loin de nous, huit ans seulement, à peine huit ans et condamnée à grandir, toi si...
- Papa, j’ai jamais mis mes pantoufles.
Jean Prod’hom
Superstitions
Boire d’un trait
les bols de feu
éviter
les naissances par le siège
sous le lit
glisser l’oeuf
et puis le duvet du canard
tout laisser
mais se donner
l’occasion de revenir
au diable les vieux
va pour la guerre
orner les origines
de plumes
au-dessous et autour
confondre les genres
user de figures flottantes
pour obtenir des volumes
au centre de gravité incertain
traduire les ensembles
par double signes
et broderies fines
et recommencer
Jean Prod’hom
Dimanche 1 août 2010
C’est accomplir une action honorable et profitable au bien public que de prédire selon les formes consacrées le retour des beaux jours au commencement du mois d’août. Mais la pluie a tout bousculé et rien ne parle plus à l’âme attendrie. La fête nationale hoquette dans le bois noir et les discours s’enlisent dans les vains bruits de la plaine. La liberté est un rêve, importun souvenir, les droits des hommes vaincus. Lorsque les deux jumelles rappellent le serment, personne ne les écoute et la foudre éclate avec bruit, le pasteur a quitté les lieux depuis longtemps sous prétexte d’officier dans le village d’en-bas.
Que des gens bien, de bonne volonté, décidés à défendre et maintenir dans leur intégrité leurs vies et leurs biens, mais dépassés par la malice du temps, par des histoires commencées il y a bien longtemps. avec des espoirs à la peine, si bien qu’ils sortent de la route à tout bout de champ. Ce soir pourtant on ne ménagera ni nos vies ni nos biens, mais on le fera aux frais du voisin en dépit des serments pris en toute bonne foi. Levons notre verre, c’est le geste consacré, loyauté envers nos employeurs, honneur à ceux qui ont osé payer leur charge de quelque manière, soit en argent soit à quelque autre prix. La suite, vous voulez la suite, vous n’en saurez rien, plus personne n’écoute les deux enfants chargées de lire le pacte, elles disparaissent derrière la tribune au fond de la boîte à musique. Tout le monde se tait une nouvelle fois, la fanfare fait le reste avec le canon et l’écho de nos montagnes.
A l’ouest les deux Toitoi portatifs pour plus de confort, plus de fonctionnalité boudent, on se serre les coudes à la lisière du bois, les artificiers interdits de séjour se regardent par-dessus la bossette pleine à craquer pour écraser le feu qui rayonne.
Jean Prod’hom