Oct 2009

Les mots sonnent vide



A l’horizon, des mots de pierre tout juste bons à fabriquer des rhéteurs, ils sonnent vide. C’est toujours comme cela, à quoi bon alors. On est sur le point de renoncer, de tout jeter par-dessus bord. On permute les galets, on dit que c’est la dernière fois, on s’obstine, mais aucun subterfuge, aucune ruse ne nous évitera, vaurien, une cuisante défaite, nous voici à deux pas d’une froide insomnie.

Soudain la volonté qui s’arqueboute contre le vide pour garder un oeil sur le désir qui s’éloigne, se retire et laisse la place à un, deux, trois, quatre galets imperméables encore il y a un instant. Ils se déclaquemurent, s’amolissent, décollent du lieu où ils adhéraient. Pourquoi je l’ignore. Ils se vident du vide que leur coque retenait et s’avancent liquide au fond d’un maigre sillon qu’ils creusent et qui s’aventure dans une nuit sans limite, l’irriguent de proche en proche, en tous sens. Le corps et l’âme se glissent à leur suite et distinguent ébahis une carte dans la nuit. Ils sont quatre, quatre mots qui s’avancent ensemble pour dessiner un instant le chiffre de ce qui sera à la fin.

Ils ne demeurent pas dans leur combinaison initiale, l’un quitte la scène, puis c’est au tour du second, recouverts un instant par ceux qui veillent au guichet et qui se mettent à clignoter. Le ciel allume ses bougies, la nuit se peuple. Je les aperçois qui reviennent pour me diriger, ils essaiment leurs humeurs et quelques-uns des secrets qui se terraient derrière leur coque, déclenchent un incroyable anticyclone qui balaient la nuit de l’épaisse brume qui ralentissait mon avancée. J’y vais à tâtons, de mot en mot, de galerie en galerie de perspective en perspective: nuit noire de haute pression piquée de mille feux qui dessinent une carte vivante de ce que je ne peux nommer. Rien de sert de semer des cailloux, il y a plus urgent, tout va si vite.

On sortira plus tard les yeux éblouis, comme la taupe de sa galerie, les mains presque vides. Aux lèvres pourtant quelques mots, les mots sont isolés d’un vide sanitaire qui tient leur coeur au chaud. C’est le jour, inutile de se retourner, la carte s’éloigne à mesure qu’on tente de s’en saisir, comme un parfum, comme le rêve à la sortie de la nuit. On n’en saura pas plus.

Notre vie est double et chacune d’elle est la vérité de l’autre, elles nous disent dans l’alcôve chacune leur tour ce qui leur manque, elle nous disent aussi que nous ne serions rien si nous ne les traversions pas toutes deux quotidiennement. Chacune accueille le rêve immémorable de l’autre et le rêveur avance, dans ce jour comme dans cette nuit, sans petit carnet pour noter ses rêves.



Repiquage RSR1, Presque rien sur presque tout
Antonio Tabucchi, vendredi 25 octobre 2009

Jean Prod’hom

XLIII



Le Conseil a décidé de dresser sur la place de l'église une fontaine. Dans sa séance du 25 octobre il a en effet voté à l'unanimité la proposition du municipal des eaux et forêts. Son choix, sur catalogue, s'est porté sur un panda couché sur le dos qui crachera chaque jour vers le ciel un filet d'eau de couleur différente. Toutefois, ajoute le municipal, l’installation ne fonctionnera ni en hiver à cause des risques de gel ni en été à cause du manque d’eau.
Qui oserait avancer encore que nos villages meurent?

Jean Prod’hom

Négociation (pièce en un acte)



Pierre-André Tomb
Salut Christophe!

Christophe Dar

Salut!

Pierre-André Tomb
Ecoute!
A l’époque j’ai su convaincre Fernand de ne rien verser sur la place, certains gestes portent trop loin tu le sais. Cette fois la ligne rouge a été franchie, alors que tout le monde était d’accord avec les vingt-huit millions proposés pour stabiliser la situation. Tout aurait pu se terminer dans la paix. Sauf que vous, petite bande, amateurs, manifestants, marginaux je n’ose pas le dire, mais enfin il faut le dire, vous avez balancé des bottes sur la ministre.

Christophe Dar
Non mais tu rigoles Christophe. Nous marginaux, je ne sais pas si vous avez ouvert les journaux depuis deux mois? Il y a des actions dans toute l’Europe. Il te faut raconter les choses qui existent. Ne m’interrompez pas. On est viables et on ne demande qu’une chose, la force obligatoire, ce n’est pas rien mais c’est ainsi. Et puis on n’a pas dit qu’on ne voulait pas les vingt-huit millions, on a dit que ce n’était pas ce qu’on voulait obtenir en priorité. On veut la force obligatoire. Rendez-vous compte, à un mois et demi de Copenhague on vient nous dire que c’est normal d’écluser la poudre qu’on a en trop. Je ne veux pas te répondre, Christophe Dar, je n’ai pas besoin de te répondre, Christophe Dar, je ne suis pas à l’école, il y a bien longtemps que je ne vais plus à l’école. On ne dit pas qu’on ne veut pas cet argent, mais on dit qu’on ne le veut pas sous cette forme. Moi la ligne rouge je la connais mais elle n’existe pas ici. La seule ligne que je connais bien, parce que je suis moniteur d’auto-école, c’est la ligne blanche, et cette ligne blanche n’a pas été franchie, sinon on aurait eu des gendarmes sur le dos. On n’a pas été sifflés. Total, on va devoir changer notre fusil d’épaule.

Christophe Dar
Non mais... Monsieur, Monsieur Tomb, vous nous dites...

Pierre-André Tomb
C’est pas Monsieur, on se tutoie Christophe.

Christophe Dar
Alors Pierre-André, tu viens de dire que vous ne refusez pas ces vingt millions...
.
Pierre-André Tomb
Non!, mais cette mesure n’est pas utile. D’ailleurs, tu n’as pas répondu à ma question. Combien va-t-on toucher avec cette mesure? Rien! Cet argent va à d’autres, inutile donc.

Christophe Dar
Pierre-André!

Pierre-André Tomb
On est prêt à y renoncer à cet argent, ça ne pose pas de problème, on dit simplement qu’on veut la force obligatoire. Alors si Monsieur Dar dit... si Christophe dit, on se tutoie: « On ne leur donne pas ces vingt millions mais on leur donne la force obligatoire », on résout le problème en moins de trois mois sans problème. Cette rébellion est partie du fond des vallées. on a fait des séances tout l’hiver, disons tout l’automne. Si on obtient la force obligatoire, et je l’ai dit on la veut la force obligatoire, on renonce aux 28 milliards...

Christophe Dar
La force obligatoire, c’est un autre sujet, mais la ministre me l’a dit, elle est prête à donner la force obligatoire, pas à toi, pas à vous, mais à tous.

Pierre-André Tomb
On l’a veut chez nous!

Christophe Dar
Non à tous. C’est comme ça.

Pierre-André Tomb
Nous on veut la force obligatoire chez nous, c’est comme ça.

Christophe Dar
Pierre-André, tu ne peux pas tout attendre de la ministre, ça tu le sais très bien.

Pierre-André Tomb
On le sait très bien, on ne demande pas grand chose.

Christophe Dar
Tu ne peux pas avoir le beurre et l’argent du beurre.

Pierre-André Tomb
Je ne suis pas d’accord avec ce qui est train de se passer, c’est faux, on a été devant nos acheteurs, devant les gens qui étaient chez nos acheteurs et on a demandé un franc... Vous m’entendez? Suis-je connecté? Je veux juste être clair. Il est convenable de donner la force obligatoire à tous.

Christophe Dar
Je ne comprends pas ta méthode, Pierre-André, mais je comprends votre désarroi. J’ai gardé des contacts très étroits avec le milieu, et je le garderai toujours, je l’ai toujours défendu, et ça Pierre-André, tu le sais. C’est une affaire de gestion, et là Pierre-André, tu as raison, Mais il faut déjà que vous vous mettiez ensemble et que vous soyez d’accord entre vous. Et vous ne l’êtes pas, alors vous jetez des bottes à notre ministre.

Pierre-André Tomb
Non non! c’est pas tout à fait juste, mais c’est très bien que tu remettes, Christophe le débat au milieu de la place. J’ai des amis partout, il y a très longtemps que je suis dans le milieu, et puis il y a très longtemps que j’y suis toujours, c’est peut-être la différence, je me bagarre pour les jeunes. On doit prendre nos responsabilités. On demande simplement de travail. Et on n’est pas seul, avec ceux du nord, on a un tout petit... une passerelle, sur cette passerelle un huitante pour cent des postes est en train de passer dessus. Je pense que d’ici quelque temps la passerelle va se consolider et puis on aura un sérieux pont. Et nos organisations, Monsieur Dar, nos amis seront en demeure de se positionner, si elles ont un peu de peine, c’est parce qu’elles savent bien des choses.

Christophe Dar
Notre ministre écoute toutes les organisations, j’ai pas son agenda en tête...

Pierre-André Tomb
Je voudrais dire qu’elle nous a refusé une entrevue.

Christophe Dar
Pierre-André, tu le sais très bien, si notre ministre rencontrait toutes les organisations, qui sont organisées, il faut le reconnaître, comme l’état-major de l’armée mexicaine, elle y passerait son temps.

Pierre-André Tomb
Mais deux mois de manifestations, la police mexicaine ne serait pas capable de l’organiser. Faut pas rêver!

Christophe Dar
Vous êtes la mouche du coche! Moi ce que je voudrais entendre de votre part, Pierre-André Tomb et les autres, c’est que vous fassiez quelque chose pour trouver une solution loin des mots.

Pierre-André Tomb
On a écrit une lettre ce matin à la ministre, j’espère qu’on pourra lui présenter notre solution, claire et précise.

Christophe Dar
Salut Christophe!

Pierre-André Tomb
Salut!

Christophe Dar
A la prochaine, à demain matin!

Pierre-André Tomb
Ciao!

Christophe Dar
Ciao! Merci!



Repiquage RSR1, Forum, lundi 26 octobre 2009
Jean Prod’hom

Dimanche 25 octobre 2009



Je veux avant de m’endormir me saisir de l’un ou de l’autre des innombrables bris égarés du passé que la marée du jour a poussé jusqu’ici, en faire un feu aussi vif que bref en éclairant du bout des lèvres l’un ou l’autre des secrets dont il est l’inconscient messager – bientôt je l’espère avec la même désinvolture que l’ivraie lorsqu’elle écrit en coup de vent dans le ciel ce qui n’est plus.
Les braises tiédissent vite, la nuit s’installe, je me retourne, prends un livre, épais, au feu persistant. Sur le Jadis. Petit Carême. Petit traité. Vie éphémère. Mais c’est encore la nuit tout autour. Je l’éteins et m’endors.

Jean Prod’hom

Le jour pour quelques heures encore (monologue)



Ecoutez! L’accès à la lumière est une chose très importante. Tout ceci a d’ailleurs été fixé de manière très claire dans des dispositions légales et la troisième ordonnance règle cette question. L’idée centrale c’est que chacun durant sa journée ait un accès de manière suffisante à la lumière du jour. Ce principe on y tient, et on y arrivera si tout le monde met de la bonne volonté.
Cette ordonnance prévoit les situations où il n’y a pas d’accès direct à la lumière. Mais on ne répétera jamais assez que les postes de travail qui n’ont pas de vue sur l’extérieur et où la lumière fait défaut doivent rester l’exception. Vous dites que les postes de travail sans éclairage naturel se sont multipliés ces dernières années, mais ce n’est toutefois pas de notre faute si on fait des surfaces en sous-sol. Ce sont les architectes.
Voici le principal: « On doit pouvoir se rendre au moins jusqu’à une fenêtre de manière périodique .» Ça c’est l’aide-mémoire qui le dit. Et puis les ouvriers peuvent toujours demander à leur patron: « Puis-je aller faire un tour à la fenêtre? »
Ces pauses compensatoires de vingt minutes, c’était difficile dans beaucoup de situations. C’est une réalité. Ne peignez pas le diable sur la muraille, on trouvera d’autres solutions. Pour l’instant, je le répète, l’aide-mémoire règle la question. Il rappelle aux personnes concernées « l'importance de la lumière du jour » et valorise « la recherche consciente, périodique et autorisée par l'entreprise de la lumière du jour et de la vue sur l'extérieur".
On saisira mieux la vérité de cette formule. Plus tard. Pour l’instant faisons au mieux. Bien sûr, vingt minutes de pause on comprenait mieux. Mais l’idée à la fin, je le répète, c’est que chacun durant sa journée de travail ait accès de manière suffisante à la lumière. Ce principe reste valable, n’est-ce pas? on est bien d’accord sur ce point. Et puis il faut rester flexible, chaque situation doit faire l’objet d’une appréciation. Soyons déjà heureux avec ce qu’on a.
Le jour, le jour, le jour... Pourquoi tout serait-il toujours donné tout de suite à tout le monde?

Jean Prod’hom


Repiquage, RSR1, Forum, vendredi 23 octobre 2009

Croix de fer si je mens je vais en enfer



Que de temps, que de forces avant d’en comprendre assez, faire bonne figure et obtenir une place, une situation, là où on cherchait tout autre chose. On se décide pourtant à monter dans le train, fermement résolu à en descendre un jour: plus tard. Promis! on reprendra l’affaire là où on l’a laissée.
On se retrouve alors vicaire parmi les vicaires, satisfait de l’un des strapontins proposés par Rome. Les années passent, fatigantes fins de journée. Visage dans les mains on essaie de comprendre ce dans quoi on est embarqué. C’est donc ça, on aboie parfois. Et puis la raison raisonnante convainc les derniers récalcitrants, non pas de renoncer définitivement à la partie que l’enfant avait initiée autrefois, mais de différer encore les retrouvailles avec cet impossible bonheur, arrimé à la traîne d’un présent auquel au fond on ne croit pas. Noire et mortelle tentation, on a fait son trou.
Pour ne pas avoir à pleurer le strapontin repris, pour ne pas avoir à éviter les chausse-trapes d’une organisation sociale aux larges mailles qui y précipite ses perditos, se dessaisir de l’esprit de sérieux qui conditionne le respect des appareils et des carrières, écouter celui qu’on raille, celui qui ne comprend pas et celui qu’on ne comprend pas, demeurer en retrait du grand jeu, ne pas laisser filer le temps.
Ne pas différer d’un jour ce qui doit être désentrepris pour retrouver la grande affaire là où on l’avait laissée il y a longtemps.

Jean Prod’hom

XLII



Assis sur le banc de la Mussily d’où j’observe depuis une dizaine de minutes la patience d’un chat blanc qui braconne à la lisière du bois, j'entends le bruit lointain d’un moteur. Le chat a levé la tête tandis qu’un homme sort d’un 4x4, c’est Jean-Rémy qui rentre du travail, il ne m’a pas vu. Il appelle l'animal qui a repris son affût, une fois, deux fois, d’une voix mielleuse et aigre, presque bêlante, ce chat lui appartient.
– Minet, minet!
Rien n’y fait, l’animal a les yeux fixés sur une taupinière. Jean-Rémy lève alors le bras et fait le geste sans équivoque du dresseur de fauves à qui on ne la fait pas. Ça ne suffit pas, Jean-Rémy hurle, une fois, deux fois, sans succès, Jean-Rémy crache de dépit.
Sans comprendre, je me lève et m'éclipse discrètement. Le chat non plus ne comprend pas, mais lui il reste.

Jean Prod’hom

La mère d’Anne et Benoît Joseph Labre



Depuis 1550, sainte Anne, Marie et le Christ couronnent la colonne qui surmonte le bassin en pierre de grès coquillier de la Molière sis sur la place du Petit-Saint-Jean dans le quartier de l’Auge à Fribourg. Mais qui est l’inconnue voilée avec laquelle sainte Anne a conversé tout au long de l’été 2009 lorsque les rideaux étaient tirés? Emérencie?
Marie qui craint l’esclandre prie de tout son corps le Christ de se taire; grognon il n’en pense pas moins:
- Qui que tu sois et d’où que tu viennes, sache qu’ici qu’il n’y a plus de place pour toi!




Une notice indique que Saint Benoît Joseph Labre a séjourné à Fribourg en 1775 et 1776. Le portrait qu’en propose le peintre de l’Ancien Couvent des Augustins ne ressemble pourtant pas à celui qu’en a fait André Dhôtel, ce n’est pas non plus le plus misérable des mendiants canonisé en 1881 par Léon XIII après qu’un bon samaritain l’eut ramassé agonisant – il avait moins de quarante ans – sur les marches d’une l’église de Rome, mais un homme dans la force de l’âge, propret, qui dispose sans aucun doute d’un domicile fixe et d’un bel avenir devant lui.




Jean Prod’hom

Même s’il en fut autrement



La conscience, incapable de fixer l’essence du réel et des événements qui le constituent, s’attarde sur les formes qu’il conviendrait de lui prêter et la place qu’il serait bon de leur attribuer pour qu’ils rejoignent la chaîne sans histoire des raisons d’un discours qui temporise et dans lequel on rabâche ce qui aura bel et bien eu lieu.
L’histoire est cette tentative aveugle de fixer dans le tunnel noir d’un genre ce qui, sous toute vraisemblance, a eu lieu au grand jour, elle n’est en définitive rien d’autre qu’un échec raisonné qui a porté ses fruits: le monde est un monde réduit à la conscience de l’homme.
Mais le filon est fragile, les refrains liturgiques qui accompagnent cette messe ne tiennent plus en respect le réel qui bouillonne. Le monde et nos vies ainsi conçues tiennent à un fil, l’insatisfaction et la frustration guettent. Il est plus que jamais indispensable de raconter ce qui aurait pu être et qu’un concours de circonstances nous a fait manquer, de retrouver en chaque événement, en chaque chose, les autres qu’ils auraient pu être et dont le possible est gros, ... même s’il en fut autrement.
Qu’on soit de la Mecque, de Jérusalem ou de Rome, c’est peut-être la voie douce pour inventer une autre manière de faire l’histoire,... et pour qu’il en soit autrement.

Jean Prod’hom

Dimanche 18 octobre 2009



Le corps frissonne lorsque l’acier raie la pierre, mais rien n’arrête un Deutz Fahr X730. La coutre fixée au sep tire un trait profond dans le pré, elle fixe la bande verte que le soc décolle par en dessous et que le versoir soulève, retourne et déverse sur le côté. Une fois, deux fois, dix fois, ligne à ligne, le pré avec ses indigestes lampées disparaît sans un bruit, sans la moindre résistance. Ondule une mer nouvelle qui s’étend, noire, tendre, grasse, que le soleil fait moutonner. Aucun nuage dans le ciel.
A 17 heures, le Deutz Fahr X730 vrombit une dernière fois et les trois cents chevaux virent au bout du champ. L’acier de la charrue jette un ultime éclat, le silence se cale entre les choses, dans le ciel, le long des sillons. Ça a pris l’après-midi. Le champ labouré ne bronche pas, il attend, se demande si tout cela est bien terminé. Puis on entend les cris des enfants.
Lorsque la herse aura passé demain on aura enterré l’été.

Jean Prod’hom

Vie parallèle



Nos vies se déroulent à l’intérieur de corps qui vieillissent, pétris dans une matière qu’on partage avec ceux qu’on ne connaît pas, ceux qu’on aime, ceux qu’on oublie et le milieu qui les accueille tous: on est de la même veine.
Et pourtant, suite à un miracle dont je peine à établir les circonstances, chacun creuse qu’il le veuille ou non son sillon dans une représentation qui est sienne: c’est le timbre de ta voix, ses amers, mon lieu de résidence, sa passion, tes enfants, mes faiblesses. Nous vivons des vies parallèles, c’est notre lot.

Car si nos vies en croisent bel et bien d’autres, elles n’en demeurent pas moins marquées par la finitude. Nous ne disposons en définitive que d’une maigre perspective, unique et particulière, celle qui nous a été octroyée à la naissance, qu’il nous est proposé, parfois, de croiser et dont nous sommes libres d’en faire le gras filon.
Seul le fou additionne ses babioles pour retrouver le monde d’où il a été exclu, mais rien ne t’interdit de vouloir y voir plus clair en prolongeant les lignes interrompues par la cassure de ta venue au monde.

Né d’un ventre, en un lieu unique, constitué de la chair des autres, tu te sépares un jour, t’arraches, chassé plutôt. Et te voilà livré à l’embarras d’abord, morceau d’un tout à la dérive, déchiré, embryon de conscience qui doit se ressaisir – mais comment? –, seul et abandonné. Tu regardes hébété la meute qui t’ignore, la meute qui s’ignore, la bête qui s’arrange des mille compromissions.

C’était un dimanche après-midi de l’arrière-été, sur le trottoir d’une petite ville de province, en face d’une boulangerie devant laquelle une voiture avait failli autrefois te faire passer de vie à trépas, à la hauteur de hautes barrières de fer forgé limitant un clos réservé à des chats abandonnés que nourrissait une concierge ivrogne. Tu allais en direction d’un passage pour piétons, en direction d’un portail et d’une barrière d’acier longeant un mur de pierres de granit grossièrement jointées, il devait être 13 heures, tu avais terminé le repas dominical, et on t’avait autorisé contre toute attente à sortir rejoindre tes copains de quartier, pour monter au petit terrain où tu avais l’habitude de jouer les jours ouvrables.
Mais dehors il n’y avait personne: François, Claude-Louis, André, Michel, Christian n’étaient pas au rendez-vous. Eux que tu croyais libres de toute contrainte, ils devaient être encore à table, souriants, heureux avec les leurs, sans aucune pensée pour toi. Ne t’étais-tu pas trompé de part en part? Ils ne désiraient peut-être pas quitter le giron familial. Ils ne souhaitaient peut-être pas faire bande à part. Tu les avais rêvés et avec eux une autre vie, une autre meute. Tu avais voulu quitter un groupe pour un autre et tu te retrouvais pris au piège entre deux. Tu commençais à en prendre conscience, et quelque chose comme une nouvelle conscience naissait.
Loin de tout, des appartenances qui barrent l’accès à la conscience de notre finitude, tu te retrouvais abandonné dans un vide sidéral, aucun bruit, aucune âme, aucune voiture, pas de vent, effroyablement seul sous un ciel d’acier.
Te restaient pour seul compagnons le dimanche et le bruit d’un ballon que tu frappais sur le macadam du trottoir, à peine un rythme dont le pavillon de tes oreilles rassemblaient les lointains échos. Tu avançais seul et divisé comme dans un tunnel ouvert de tous côtés, saisi par cette phrase interminable que tu écrivais sur le sol avec un ballon, que te renvoyait le monde dont tu avais été chassé et dont tu essaies encore de déchiffrer le sens.
Ce jour-là tu étais venu au monde pour la seconde fois, libre. Une chicane t’avait introduit dans le monde des vies parallèles où l’on avance à l’estime, les yeux grand ouverts, dans un noir éclairé par l’acceptation de ta cécité et la nécessité de dire ce dont tu avais été arraché, quand bien même tu devines aujourd’hui que tu n’en auras certainement pas fini lorsque une autre chicane te sommera d’abandonner une entreprise qui s’avère chaque jour davantage au-dessus de tes forces et t’invitera à rejoindre ce que tu n’as bien sûr jamais complètement quitté.

Jean Prod’hom

XLI



Cathy a beau nous répéter que c'est en raison d'une chute faite la veille après sa victoire au tournoi de cartes que l'on peut voir les empreintes de ses mains et de ses chaussures dans le béton frais du perron de l'église, personne ne la croit, on la soupçonne en réalité d'avoir voulu réaliser un rêve, un vieux rêve d’adolescente.

Jean Prod’hom

Pourquoi tout cela dérape-t-il?



Les bibliothèques qui accueillent aux quatre coins du monde les hommes, muets, penchés comme des statues de pierre sur des liasses de cendres ne sont-elles pas les preuves vivantes de l’harmonie préétablie?
Et toutes ces vies parallèles sans portes ni fenêtres que réunit un instant le métro dans les tréfonds de la ville, puis qu’il dissémine l’instant suivant sous le ciel n’en sont-elles pas d’autres?

Que se passe-t-il là, en ce lieu, en ces lieux, en tous les lieux: ni vus ni connus et sans accroc, des êtres finis, complets, suffisants, à l’image de la substance, pas l’ombre d’une menace, miroirs vivants de l’univers et images du paradis: foi, espérance et charité discrète, prudence, tempérance, force et justice.


La gloire de Celui qui meut le monde entier
Pénètre l’univers, mais brille davantage
En un certain séjour qu’il ne fait dans les autres.

Jusqu’au ciel qui reçoit le plus de sa splendeur
Je parvins, et je vis des choses que ne sait
Ni peut conter celui qui revient de là-haut:

En approchant de l’objet de ces voeux
Notre intellect se perd en tel abîme
Que ne peut l’y suivre notre mémoire.

Dante
Le Paradis, Chant I



Craintif je renonce pourtant à chercher dans la foule, dans la bibliothèque, dans le métro celui qui se serait perdu lui aussi en un tel abîme. Vertige: un seul regard et c’en est fait de l’harmonie préétablie.

Pourquoi donc – on ne saurait dire où ni quand – tout cela dérape-t-il?


Voici encore, en cette matière, ce que je veux te faire connaître. Les atomes descendent en ligne droite dans le vide, entraînés par leur pesanteur. Mais il leur arrive, on ne saurait dire où ni quand, de s'écarter un peu de la verticale, si peu qu'à peine on peut parler de déclinaison. Sans cet écart ils ne cesseraient de tomber à travers le vide immense, comme des gouttes de pluie ; il n'y aurait point lieu à rencontres, à chocs...

Lucrèce
De rerum natura, Livre II


Jean Prod’hom

ἦμος δ᾽ ἠριγένεια φάνη ῥοδοδάκτυλος Ἠώς



L’aurore et le crépuscule sont avant tout lumière, c’est pour cela que la première ne meurt pas mais s’évanouit dans la clarté du jour et que, ajoute le mythographe, le second est tué par la nuit.

L’aurore et le crépuscule font de l’horizon la ceinture de nos jours attaqués de toutes parts comme les terres par l’océan.

En dépassant chaque jour les limites qui lui ont été assignées la nuit ronge nos jours. C’est le prix pourtant que nous devons payer pour qu’elle mette à notre disposition l’air qui leur manque. Quant à l’art – toujours sacré – il n’est rien d’autre que cette nuit dont nos rêves ont besoin pour que nous ne succombions pas aux sombres conséquences du coup dur d’Eden.

Jean Prod’hom

Dimanche 11 octobre 2009



La pluie sur les tuiles chante le même air qu’autrefois. Mais si un matin on s’y abandonne un peu plus longuement, c’est parce que le corps et l’âme ne croient plus devoir céder au premier appel des sirènes. Les merveilles promises sous d’autres cieux nous tirent certes hors de chez soi et on feint de s’y rendre, sans pourtant ignorer que ce qu’on va chercher si loin derrière les crêtes demeure en retrait et attend son heure lorsqu’on s’éloigne.
Ne pas répondre au second ou au troisième chant des sirènes n’aurait pas plus de chance de voir aboutir notre désir de comprendre ce qui a été que de céder aveuglément à l’appel du lointain, si bien qu’on est tout naturellement amené à emprunter un chemin médian, un chemin qui nous éloigne un peu de ce vers quoi on va, pour être en mesure de reconnaître ce qu’on cherche, et qu’on entend là, tout près, lorsque la pluie chante un air sur le toit, le même que celui d’autrefois.

Jean Prod’hom

Dimanche 4 octobre 2009



Sur les bancs de bancs de l’Ancienne Académie, la question de l’âme et du corps me semblait d’un autre temps et n’effleurait que l’épiderme de ma raison, je n’y croyais pas. Un vieux bonze pourtant de la Faculté des Lettres de Lausanne prenait l’affaire très au sérieux et clignait des yeux lorsqu’il l’évoquait: Daniel Christoff était un homme sans âge, insoumis aux modes du jour et souriait un peu moqueur lorsque les béjaunes levaient l’étendard de la modernité. Stupéfait, admiratif un peu aussi, j’ai vécu plusieurs années sur le seuil, à mi-chemin de l’un et des autres.
Tout compte fait j’y suis demeuré. Je continue en effet à ne pas comprendre cet homme solitaire qui avait trouvé un abri dans l’absconse, fragile et peut-être impossible histoire de la philosophie – dont l’édifice tout entier est menacé, je le crains, d’effondrement –, et j’admire l’indépendance de cet esprit qui est allé mine de rien à contresens de la bienséance à laquelle tendaient les modernes, courageux blancs-becs, pugnaces et simplistes.
Descartes a creusé le gouffre qui sépare l’âme et le corps, le langage et le monde, les perception et la mémoire et il a tenté d’y répondre. Qu’en penser?
Si l’âme s’efforce d’habiter aujourd’hui le corps et croit parfois le tenir en laisse, le corps de son côté supporte la situation sans broncher comme un simple faire-valoir. Mais il dira son dernier mot lorsqu’il se retirera de la partie, au tout dernier moment, comme un fond de tiroir vermoulu, d’où s’échapperont libres je l’espère les secrets de nos fonds de tiroir.

Jean Prod’hom

XL



Les tenanciers d'une excellente auberge que je fréquente en début de mois demandent à leur fidèle clientèle d'aller se servir directement sur la longue planche recouverte d'une nappe blanche qu’ils ont installée sur deux chevalets à l'entrée des cuisines.
Ce que je craignais est donc arrivé... Un jour, on nous enverra manger directement dans la chambre froide!

Jean Prod’hom

Noble aliénation



L’insouciance tu y as songé toi aussi lorsque tu dévorais à Sils Maria les opinions et les sentences mêlées du voyageur et de son ombre. Mais qui des mortels, je te le demande, a goûté un seul jour à ses divins bienfaits?
Tu ne regrettes pourtant pas ce rendez-vous manqué et les années ont atténué les effets dévastateurs d’un souci qui ne t’a jamais quitté, un souci qui a mis ton esprit à dure épreuve en te contraignant, pour respirer un peu, à lever la tête vers l’autre région, celle où il n’est pas interdit de reprendre et de repriser le bégaiement des choses. Tu as sauvé ainsi une existence qui s’effritait comme un morceau de mauvaise molasse.
Les années s’en vont sans que les soucis ne desserrent pourtant leur emprise, c’est un soir d’automne et tu n’y peux rien. C’est dans un nichoir vide creusé au vilebrequin, oasis blanche et solitaire aperçue derrière les conventions de nos vies accablées que tu as tracé quelques chemins maigres en prenant appui sur ce presque rien que tu aurais sans doute, insouciant, ignoré.
Depuis une mandorle a remplacé le nichoir et l’oasis, l’habitent désormais, souci vivant, souci tremblant, une ou deux choses nimbées d’une brume protectrice qui rappellent la bienveillance des anges et l’inachèvement de nos entreprises.

Ce qu’on doit attendre du langage, c’est de nous déraciner de nos habitudes: rien d’étonnant s’il échoue à nous restituer une large tranche de vie enchaînée à l’obligation de présence, à la promiscuité bureaucratique, aux besognes fastidieuses, lesquelles jour après jour mettaient l’esprit plus bas que terre, l’humiliaient en un mot, car il n’y en a pas d’autre.

Louis-René des Forêts
Face à l’immémorable


Jean Prod’hom

Même s’il en fut autrement



En se dotant d’un langage dont l’une des caractéristiques essentielles est de maçonner ses oeuvres au marteau et au fil à plomb avec la même obstination que celle qui habite le soleil lorsqu’il se rend à l’ouest, l’homme a perfectionné son aveuglement tout au long d’une histoire née et bâtie au forceps.
Mais ce même langage, et c’est une autre de ses caractéristiques, en nous permettant de ressaisir à nouveaux frais et autant de fois que nous le souhaitons non seulement ce qui a eu lieu mais ce qui aurait pu avoir lieu, ce qui aura lieu et ce qui pourrait avoir lieu, nous conduit au seuil d’une autre scène sur laquelle le passé livre à l’avenir et l’avenir au passé ce que chacun d’eux aurait pu être s’ils n’avaient été réduits à chevaucher un fil.
On découvre alors que le pertuis par lequel chacun d’eux rejoint l’autre en laissant une empreinte de son passage ne se définit pas négativement par sa pure inexistence, à peine un palmier dans le désert, mais s’impose par sa densité extrême, innombrables fils d’acier obligés par un anneau – l’écriture? – à se concerter pour rassembler le réel et le possible sans lequel le premier ne serait pas et faire voir, ou entendre, les innombrables et mystérieuses voix issues des quatre coins du temps.


Subordonner la recherche du passé à une reconstitution scrupuleuse serait en méconnaître l’enjeu, ces forces potentielles qu’un coup de dés malchanceux ne suffit pas à ruiner. L’imagination venue ultérieurement combler la perte, loin de porter atteinte à la vérité intime de l’être, ne la dévoile que mieux...

Louis-René des Forêts
Face à l’immémorable


Jean Prod’hom

Clairière



La vieille de Pra Massin était de son temps, mais la résolution des multiples problèmes qu’elle n’avait jamais manqué d’honorer et dont elle n’aurait voulu pour rien au monde s’affranchir ne lui offrait que des demi-satisfactions. Elle se pliait – librement précisait-t-elle – aux us et coutumes qui maintiennent ensemble, autant que faire se peut, les hommes et le monde dont elle était la scrupuleuse héritère, mais elle y creusait en même temps, de l’aube au crépuscule, des sillons dans lequels elle glissait les graines de ce qui croît à l’ombre de ce qu’on croit être. Elle trouvait ainsi l’air qui lui manquait pour continuer sa tâche, percer l’épais rideau des bois et des habitudes, et dessiner dans cet au-delà sans ordre des collines broyardes le lieu qui accueillerait une image satisfaisante de l’éternité.

... pourvu que la vie reprenne ses droits et que soient permises toutes les audaces sans lesquelles il n’y pas d’aventure digne de ce nom, c’est-à-dire assez grisante pour que celui qui s’y jette en perde le sens de la mesure jusqu’au contrôle de sa direction, l’égarement étant devenu son état naturel, le seul où il respire, libéré de cette peur que les peureux appellent prudence.

Louis-René des Forêts
Face à l’immémorable


Jean Prod’hom

Avant de l’avoir atteint



Quelles raisons étions-nous en droit d’invoquer lorsque nous faisions croire à ceux qui le voulaient bien que nous étions arrivés là où personne encore n’était parvenu encore, sinon celles – habituelles et inavouables – qui nous conféraient le droit de nous réchauffer entre nous, attablés au fond d’une tiède impasse, chantonnant la mélodie de rêves surannés? Pourquoi tout cela l’avons-nous cru nous-mêmes si longtemps?
C’est au contraire de n’y être pas qui nous réjouit aujourd’hui, non pas faute d’avoir essayé ou même d’avoir ménagé notre peine pour nous retrouver dans le dédale des anciennes routes et des sentes invisibles tracées par les égarés, mais parce que c’est ensemble, venus de l’inédit et allant nulle part, sans jamais ne nous être rien dit, que nous nous retrouvons sur la possibilité même, jamais établie, que nous nous sommes déjà rencontrés ou que nous allons nous rencontrer un bref instant, au carrefour des innombrables chemins qui nous éloignent de ce qui n’est en définitive qu’un – mais bien utile – leurre confit.


... tout comme un alpiniste encore inexpérimenté, plutôt que de se risquer à l’aborder de front, contourne la montagne abrupte dont il vise le sommet, quitte par excès de prudence à voir la nuit tomber avant de l’avoir atteint.

Louis-René des Forêts
Face à l’immémorable


Jean Prod’hom

XXXIX



Michel et Marjolaine, enseignants à la retraite, reviennent de leur semaine en Provence, ils montrent leurs photos et racontent leurs joies à ceux qui sont là, j'en suis.
– C'était à Grignan! un magnifique spectacle en plein air, Phèdre monté par un groupe de rap!
– Non chérie, c'était à Valréas! il s'agissait de Britannicus présenté par des amateurs de slam!
Ce léger désaccord n'effraie pas nos deux jeunes retraités qui ne semblent en effet pas douter une seconde d'avoir assisté ensemble à un même spectacle, je suis réellement soulagé.
Et puis la succession de quarante ans de vie commune a obligé chacun d'eux à mettre de l'eau dans son vin et à accepter la vision du monde de son partenaire. Des visions du monde somme tout fondamentalement différentes et, chemin faisant, toujours plus personnelles.

Jean Prod’hom