Vie parallèle



Nos vies se déroulent à l’intérieur de corps qui vieillissent, pétris dans une matière qu’on partage avec ceux qu’on ne connaît pas, ceux qu’on aime, ceux qu’on oublie et le milieu qui les accueille tous: on est de la même veine.
Et pourtant, suite à un miracle dont je peine à établir les circonstances, chacun creuse qu’il le veuille ou non son sillon dans une représentation qui est sienne: c’est le timbre de ta voix, ses amers, mon lieu de résidence, sa passion, tes enfants, mes faiblesses. Nous vivons des vies parallèles, c’est notre lot.

Car si nos vies en croisent bel et bien d’autres, elles n’en demeurent pas moins marquées par la finitude. Nous ne disposons en définitive que d’une maigre perspective, unique et particulière, celle qui nous a été octroyée à la naissance, qu’il nous est proposé, parfois, de croiser et dont nous sommes libres d’en faire le gras filon.
Seul le fou additionne ses babioles pour retrouver le monde d’où il a été exclu, mais rien ne t’interdit de vouloir y voir plus clair en prolongeant les lignes interrompues par la cassure de ta venue au monde.

Né d’un ventre, en un lieu unique, constitué de la chair des autres, tu te sépares un jour, t’arraches, chassé plutôt. Et te voilà livré à l’embarras d’abord, morceau d’un tout à la dérive, déchiré, embryon de conscience qui doit se ressaisir – mais comment? –, seul et abandonné. Tu regardes hébété la meute qui t’ignore, la meute qui s’ignore, la bête qui s’arrange des mille compromissions.

C’était un dimanche après-midi de l’arrière-été, sur le trottoir d’une petite ville de province, en face d’une boulangerie devant laquelle une voiture avait failli autrefois te faire passer de vie à trépas, à la hauteur de hautes barrières de fer forgé limitant un clos réservé à des chats abandonnés que nourrissait une concierge ivrogne. Tu allais en direction d’un passage pour piétons, en direction d’un portail et d’une barrière d’acier longeant un mur de pierres de granit grossièrement jointées, il devait être 13 heures, tu avais terminé le repas dominical, et on t’avait autorisé contre toute attente à sortir rejoindre tes copains de quartier, pour monter au petit terrain où tu avais l’habitude de jouer les jours ouvrables.
Mais dehors il n’y avait personne: François, Claude-Louis, André, Michel, Christian n’étaient pas au rendez-vous. Eux que tu croyais libres de toute contrainte, ils devaient être encore à table, souriants, heureux avec les leurs, sans aucune pensée pour toi. Ne t’étais-tu pas trompé de part en part? Ils ne désiraient peut-être pas quitter le giron familial. Ils ne souhaitaient peut-être pas faire bande à part. Tu les avais rêvés et avec eux une autre vie, une autre meute. Tu avais voulu quitter un groupe pour un autre et tu te retrouvais pris au piège entre deux. Tu commençais à en prendre conscience, et quelque chose comme une nouvelle conscience naissait.
Loin de tout, des appartenances qui barrent l’accès à la conscience de notre finitude, tu te retrouvais abandonné dans un vide sidéral, aucun bruit, aucune âme, aucune voiture, pas de vent, effroyablement seul sous un ciel d’acier.
Te restaient pour seul compagnons le dimanche et le bruit d’un ballon que tu frappais sur le macadam du trottoir, à peine un rythme dont le pavillon de tes oreilles rassemblaient les lointains échos. Tu avançais seul et divisé comme dans un tunnel ouvert de tous côtés, saisi par cette phrase interminable que tu écrivais sur le sol avec un ballon, que te renvoyait le monde dont tu avais été chassé et dont tu essaies encore de déchiffrer le sens.
Ce jour-là tu étais venu au monde pour la seconde fois, libre. Une chicane t’avait introduit dans le monde des vies parallèles où l’on avance à l’estime, les yeux grand ouverts, dans un noir éclairé par l’acceptation de ta cécité et la nécessité de dire ce dont tu avais été arraché, quand bien même tu devines aujourd’hui que tu n’en auras certainement pas fini lorsque une autre chicane te sommera d’abandonner une entreprise qui s’avère chaque jour davantage au-dessus de tes forces et t’invitera à rejoindre ce que tu n’as bien sûr jamais complètement quitté.

Jean Prod’hom