Mar 2012

Cher Pierre



Cher Pierre,
Dernière journée à Berne. Les élèves sont aux mains de la liberté, ils la méritent. Je leur ai fait les recommandations d'usage et vais me promener dans la direction opposée. Prends le bus 12 à la Zytglogge jusqu’au terminus, mais le Centre Paul Klee n'ouvre ses portes qu'à 10 heures. Je me promène autour des collines d'acier et de verre, avec le soleil, puis traverse le cimetière. Il règne un sain désordre dans le quartier des enfants, plastiques tapageurs, peluches et babioles, pierres et bouts de bois. Immobiles, vieillis. On devine les plaintes des parents qui en appellent au bon sens, mettez un peu d'ordre dans vos affaires ! ils finissent par élever la voix, les enfants ne les entendent pas, bien loin déjà, dehors avec ceux qui ne sont plus là. (lire la suite)

Jean Prod’hom

L'écriture d'après le livre



Je conçois assez volontiers que la littérature et la peinture s'ajoutent au monde, j'imagine même assez précisément leur point de tangence – près du châssis du peintre ou dans la forme du livre.
Il n'en va pas de même avec la musique qui se déploie tout entière de l'autre côté, sans jamais venir jusqu'à moi autrement qu'en secret, et c'est cela qui me touche jusqu'aux larmes. Je n'ai pas été invité, j'écoute derrière la porte, tends l'oreille vers ce qui se déploie à deux pas hors de toute portée, et que je surprends par mégarde, qui ne finit pas et s'éloigne. Elle est, comme le livre, une chose de plus ajoutée au monde, mais entre elle et lui, l'impensable : nul point de tangence.
Peut-être que l'écriture d'après le livre se déploiera tout entière de l'autre côté, chaconne ou passacaille.

Jean Prod’hom

Il y a les annotations manuscrites



Il y a les annotations manuscrites
les patissons
les mises au point
il y a les pupitres de commande
les relations qu'entretiennent le monde des questions et le monde des réponses
les deux foyers de l'ellipse
ton corps brûlant
il y a les épiceries ouvertes le dimanche
il y a les polochons

Jean Prod’hom

Au temps où nous n'étions pas là



L'impuissance de l'homme à faire tenir les choses ensemble le pousse à prêter l'hostilité des lieux qui le mettent en porte-à-faux à un plan que l'architecte aurait oublié d'appliquer, si bien que l'homme avide de beauté les fuirait, les abandonnerait à leur sort, celui plus mystérieux encore de n'en avoir aucun. Gustave Roud écrit : "Cela ressemble au tumulte sonore des instruments d'orchestre avant le chef à son pupitre."
Leur disqualification est ce qu'il nous reste. Ce sont à eux qu'il nous est donné de nous mesurer, morceau par morceau, jusqu'à ce que l'averse de nos poussières mélange ses doigts à ceux de ces lieux en perdition. Tout devient alors plus clair, aussi clair que la lumière au temps où nous n'étions pas là. Et nous devenons l'hôte d'un instant avant d'en être expulsé comme il se doit.
Les musiciens et le chef ont déserté la partie, le monde n'est plus à l'image de l'Orphée ou du Phocion de Poussin. Sans prix, hors de prix.

Jean Prod’hom

C'est de l'être presque pur



Les traits épars de la beauté sur terre en sont les principaux obstacles. En ce sens le printemps, avec la raison qui emmagasine les merveilles, est un leurre et la poésie une comptine.
C'est épuisé, vidé que des signes nous viennent du paradis et qu'une bouffée - c'est de l'être presque pur - nous avertit d'une présence. Les feuilles du décompte sont à terre, les mots se mêlent aux nuages, nos mains sont nues. L'invisible remue traversé par une transparence sans écho.
On est de la même subsance, pré ouvert à tous vents ou égaré dans le Haut-Jorat, dispersé avec tout le reste, sans opulence ni débordement, lâché sur terre, complice du rien qui s'étale, à peine une brise et l'ombre d'un abeille qui butine, pas un rêve mais le réel mis à niveau.

Jean Prod’hom

Cher Pierre



Cher Pierre,
G., dont je n'ai pas vu le travail hier soir, se réveille plus tôt ce matin. Il me soumet son intervention rédigée la veille, un peu gauche mais excellente. Nadia, notre accompagnatrice nous rejoint sur son vélo, emmitouflée, le nez rouge, grosse couverture nuageuse et froid. On part pour le centre-ville, le tram numéro 9 d'abord, le bus 11 ensuite jusqu'au quartier des ambassades, au sud-est de la boucle de l'Aar. Petit bonheur loin des abris, le jour, l'air libre.
Le quartier des représentations ne paie pas de mine, sans caractère, villas cossues et modestes immeubles résidentiels. Devant l'ambassade de Turquie une famille attend, patiente derrière un grillage édredon et sacs de voyage à la main. A côté des militaires armés, devant le portail central une voiture de police. La petite porte voisine s'ouvre à notre demande et le premier conseiller de l'ambassade nous accueille, nous introduit dans le hall, le dispositif de sécurité doit être en panne. Il improvise un discours, évoque à voix basse sa fonction et celle de ses collègues, sous le portrait de Mustafa Kemal Atatürk qui surveille les entrées et les sorties. Notre guide parle à voix basse, comme s'il n'avait pas remarqué que nous étions là, comme s'il se parlait à lui-même ou à la postérité, il remercie naturellement la Suisse et ses bons offices, nous rappelle que Lausanne a accueilli une conférence en 1923 au cours de laquelle les signataires abandonneront le traité de Sèvres qui avait décidé du sort de l'Empire ottoman à la fin de la Grande Guerre et reconnaîtront les frontières encore actuelles de la Turquie. Il vante les charmes de Montreux où, en 1936, la Turquie rétablit sa souveraineté sur le Bosphore et les Dardanelles, commente les accords de Zurich qui réévaluent, à la baisse, le rôle des Britanniques dans le dossier de Chypre. C'était en 1959. (lire la suite)

Jean Prod’hom

54



Une succession de fragments ne fera jamais voir l’étendue du désastre.

Jean Prod’hom

Il y a l'instabilité des conditions initiales



Il y a l'instabilité des conditions initiales
les raisonnements à l'emporte-pièce
les ronds de fumée
il y a les ronds de serviette
les ronds de jambe
il y a le sans-gêne des objets inanimés
les quincailleries
l'arrière des granges
il y a sa funeste destinée

Jean Prod’hom

53



Si je me suis mis à rédiger de brèves sentences, c'est tout simplement parce qu'il est plus facile de laisser filer ce qui nous échappe que de l'emprisonner dans les mailles d'un filet, les chasseurs de papillons le savent bien. Il suffit d'une seule personne pour ouvrir la cage d'un fauve, il est nécessaire de mobiliser une armée pour remettre la main dessus, mort ou vif.

Jean Prod’hom

A.18



Chasseur et cueilleur autrefois, agriculteur et éleveur hier, pendulaire aujourd'hui.

Jean Prod’hom

Cher Pierre



Cher Pierre,
Il y a des voix qui sonnent juste, celle par exemple du conseiller national Christian van Singer rencontré ce matin dans la salle de commission numéro 3 du Palais fédéral, un militant vert honnête, indépendant, phrases courtes, propos sans ambiguïté apparente, sans exagération ni pathos. Avec ce petit air désespéré qui donne un peu de lest aux discours si souvent creux des politiciens, sourcils à la voûte surbaissée, un homme d'un certain âge qui n'a au fond plus rien à perdre, qui ne tient pas à gagner des majorités. De ces gens qu'on imagine ailleurs que dans l'arène politique, sans grande efficacité - ou souterraine - dont la rencontre ne produit pas d'autre effet que le rappel qu'ils existent. (lire la suite)

Jean Prod’hom

52



La littérature n'est constituée, au fond, que de romans de gare. Il y a en effet toujours un moment où il faut se résoudre à monter dans le train.

Jean Prod’hom

Il y a ce qui ne vieillit pas



Il y a ce qui ne vieillit pas
l'écriture des jours qui passent
les tussilages
il y a ce qui ne va pas
ce qui pourrait aller mieux
ce qui nous reste
il y a l'opalescence
l'enfant que la musique remue
le renard qui rôde

Jean Prod’hom

Campo Santo




Si l'on fossoie les jardinets aux pelouses maigres, si l'on rejointoie les murets de pierres sèches derrière lesquels ruminent les hypostases du temps, si l'on déséquilibre nos vies en coupant la branche sur laquelle sifflent nos morts, nous rejoindrons enfin les traînées des gros-porteurs qui s'effilochent dans le ciel.

... et tout le passé se diluera en une masse informe, non identifiable et muette. Et issus d'un présent sans mémoire, confrontés à un présent que la raison d'un seul individu ne peut plus saisir, nous finirons par quitter nous-mêmes la vie sans éprouver le besoin de rester, ne serait-ce qu'un instant, ou de revenir à l'occasion. (W. G. Sebald)

La durée était rivée au tombeau, à la demeure des passants qui ne remuent plus les lèvres, aux visages sépia des messagers du cimetière de Biasca, aux noms des défunts. Le tombeau était la clef.
Nous sommes arrivés peut-être au dernier acte d'une vieille mythologie. De la mort, il n'y aura plus trace bientôt, du temps non plus, ni des souvenirs ni de l'histoire. Au seuil d'une mythologie dont je ne sais rien, que je devine ma foi et que je crains.

La mort ? Un vestige d'outre-tombe.

Jean Prod’hom

51



C'est l'assurance d'avoir les pieds sur terre qui procure à celui qui avance la tête dans les nuages cette hardiesse si noble et discrète.

Jean Prod’hom

Nous approcher de quelque chose qui s'éloigne



On ne sait pas dire nos vies dans leur première partie, parce que celle-ci est ouverte au vent, à l'appel qui transgresse toute limite et auquel ne répond nul écho  : l'horizon s'éloigne sans fin. Alors on ne dit rien, car il n'y a rien à dire. On ne l'identifie comme première que bien plus tard, lorsqu'on n'y est plus, lorsqu'on la sait objectivement derrière nous, c'est-à-dire objectivement devant. On est alors dans la seconde, la finitude à laquelle on ne croyait pas n'est plus un mot et on se met à avancer à reculons, les yeux rivés sur l'horizon, pas celui qu'on a été amené à laisser derrière nous, mais celui d'où l'on vient.

Lorsqu'on a le pied dans la seconde, on pourrait dire quelque chose de la première, mais à quoi bon revenir sur l'ignorance dont elle fut le siège. Alors on ne dit rien, mais d'une autre manière. On ne saurait rien ajouter au demi-rêve qui s'est achevé.

On marche à reculons pour entrer dans la nuit promise, plus besoin de s'en cacher, de la craindre, on peut faire autre chose, fixer les yeux sur la nuit oubliée, celle d'où l'on provient.

L'gnorance dans laquelle nous sommes plongés dans la première partie de nos existences se prolonge aussi longtemps qu'on y demeure. On sait enfin qu'on y fut lorsqu'on se sait engagé dans la seconde, lorsqu'on prend conscience qu'on avance à reculons. Les progrès de la lumière ont desserré les bords de la nuit, on imagine le monde sans nous et hors de nous. Et les deux parties qu'on a jouées simultanément se referment l'une contre l'autre, comme une huître sur le mystère qu'elle a conçu, tenant tout autour d'elle l'océan qu'elle n'a jamais quitté.

Nos vies se déroulent simultanément dans les deux sens, depuis le début et depuis la fin. On n'en sait pas plus ni de l'un ni de l'autre. C'est ce double mouvement qui nous apporte un peu de conscience. Mais il faut attendre pour se donner la chance d'y comprendre quelque chose.

Parfois, lorsque un paysage apparaît dans une échancrure, un bout d'horizon dans un resserrement du champ de la vision, et qu'on s'en approche, l'étrange sentiment de nous approcher de quelque chose qui s'éloigne saisit nos sens, délice et vertige, et les deux parties de nos vies que nous avons été condamnés à mener successivement se recollent un bref instant.

Jean Prod’hom

Cher Pierre



Nuit courte dans une boîte, soixante centimètres de béton sur les six faces, sous L'Arena de Berne. Me réveille à plusieurs reprises sans savoir très bien si je m'éloigne du soir ou m'approche du matin. N'entends pas la musique promise, me lève dans la précipitation, douche et réfectoire.
Tram 9 jusqu'au Graben, les élèves remettent les signatures assurant du sérieux de leur initiative à un jeune informaticien de la chancellerie fédérale, par une porte dérobée de l'aile ouest du palais, comme tout ce qui vient du peuple. (lire la suite)

Jean Prod’hom

Il y a la fraîcheur des vents doux de l'été



Il y a la fraîcheur des vents doux de l'été
les marrons
l'universalité
il y a les arbres qu'on taille aux premiers beaux jours
il y a le jeu de l'oie
le journal intime du temps
la confiture aux oranges amères
l'école libre
il y a la bruyère

Jean Prod’hom

50



Taquiner le goujon, c'est courir le risque de tomber sur du gros, du très gros, du si gros qu'on ne saurait espérer à la fin autre chose : que le fil casse. Mais c'est aussi courir le risque inverse, celui de ramener sur la rive du fretin, menu, si menu qu'on ne saurait envisager autre satisfaction que celle ambiguë de le remettre à l'eau. Que nous reste-t-il donc ? La possibilité miraculeuse de nous en aller chaque matin sur le chemin de halage, sans l'aide de personne, et nous réjouir d'en revenir bredouille, ni victime ni bourreau. Mais est-ce bien raisonnable ?

Jean Prod’hom

49



On ne taille jamais assez les rosiers, il en va de même pour les projets. Il convient parfois de les tailler à ras la terre, ainsi quelques espèces de framboisiers. Ou de leur couper l'herbe sous les pieds.

Jean Prod’hom

Cher Pierre



Cher Pierre,
Sandra me demande au réveil ce qu'il en était de la situation des Provinces-Unies, de l'Angleterre, de l'Espagne et de la France entre 1650 et 1750, c'est qu'elle lit un livre sur Newton. Je bégaie les Jacques et les Charles, Cromwell, les querelles religieuses, le catholicisme d'un des Jacques, mais lequel ? le second vraisemblablement, Marie et Guillaume d'Orange...
Qu'ai-je donc fait à l'école ? Regrette un instant de ne pas avoir assez étudié, assez souvent quitté le monde des vivants pour l'hiver du papier. S'enfermer dans un réduit, est-ce donc la seule manière de faire un peu de lumière avant que l'obscurité ne recouvre tout ? (lire la suite)

Jean Prod’hom

Jacques Dupin à André du Bouchet



Deux mélodies soudain flambent
deux pas encore
il se retourne
ne voit que leurs cendres
.

C'est ce qu'aurait dit Jacques Dupin à André du Bouchet, un matin, de mémoire. Lequel n'aurait rien ajouté. De cela personne ne s'est avisé, la mer non plus.

Jean Prod’hom