Ne jamais tourner le dos au progrès
Au début nous hésitions tous sur le y de dyslexie parce que dyslexiques nous l’étions tous un peu. Mais des dyslexiques il y en eut chaque jour davantage, un pourcentage toujours plus important, davantage encore. Nous avons alors comme il se devait pris acte du mal qui se répandait et quelques mesures inoffensives. Mais le coin avait été planté dans l’angle de la noble institution et de nouveaux arrivants souffrant de maux étranges rejoignirent bientôt les premières victimes de l’école naissante. On nomma cette seconde vague les dyscalculiques avec y pour ne pas les stigmatiser et les apparier aux premiers dont on atténuait ainsi l’isolement.
Pourquoi les dyscalculiques ne se sont fait connaitre qu’après les dyslexiques ? nul ne le sait, peut-être parce qu’il y a toujours un peu de dyslexie dans la dyscalculie, on ne gaspille pas aisément les premières récoltes. Toujours est-il qu’ils se tenaient tapis dans les couloirs, se rongeaient les ongles, leur biscotte dans la poche, inquiets à l’idée d’être découverts, soulagés lorsqu'un nom vint souligner leurs tourments. Les uns et les autres n’ont pas été mécontents de mélanger leurs handicaps si bien qu’on se mit à rencontrer dans les années qui suivirent des enfants dyslexiques et dyscalculiques.
La situation se stabilisa, mais on s’avisa bientôt qu'il restait un nombre important d’enfants au comportement audacieux, gestes déplacés, habiletés motrices hésitantes, échecs fréquents, qui occupaient les places laissées libres au fond de la classe. Comme toujours les difficultés invisibles, ou peu visibles, ont été interprétées comme de la mauvaise volonté. Mais à l’instigation des doctes, il fallut bien donner un nom à ces troubles, on garda le y qui tenait ses promesses et on appela ceux qui en souffraient des dyspraxiques.
Praxies ? On appelle praxies les gestes conçus, programmés et exécutés par un sujet volontaire, gestes susceptibles de se dérégler lorsque plus rien ne va, dérèglement que le sujet a tendance à masquer en développant d’autres troubles, des troubles bien identifiés, troubles du langage ou de l’attention, dyslexie et dyscalculie, avec ou sans hyperactivité.
Beaucoup d’entre nous furent pris de vertige. Quant aux enfants ils comprirent très vite ce qu’il leur restait à faire s’ils voulaient un jour aller tête nue et battre la campagne.
Jean Prod’hom
Il y a l’aide qu'on demande et qui ne vient pas
Il y a l’aide qu'on demande et qui ne vient pas
la feuille des avis officiels
les pastèques
il y a les bombes à fragmentation
les tables de restaurant avec vue sur la vallée
l’enfance de son père
l’enfance de sa mère
il y a ce qui semble consommé et qui ne l'est pas
les margelles
Jean Prod’hom
Qu’est-ce que tu fais ?
- Qu’est-ce que tu lis ? R… a… muz ?
- Ramuz, c’est le nom de l’auteur.
- Derborence, c’est quoi alors ? l’endroit où il est né ?
- Non, Derborence, c’est le titre de ce récit. Souviens-toi de la yourte dans laquelle tu as dormi cet automne. En face, on apercevait un lac, c’était le lac de Derborence, au-dessus on voyait le Pas-de-Cheville et les Diablerets.
- Je me souviens de la yourte mais pas du reste. Dis voir, ton livre c’est pas un gros livre.
- Louise, tu me laisses tranquille, j’aimerais terminer la première partie.
- Pourquoi tu soulignes des mots ?
- Pour y voir clair. Et maintenant, tu me laisses terminer.
- Mais les pages qui suivent sont aussi soulignées.
- C’est pas la première fois que je lis ce texte, tu me laisses terminer ?
- Combien de fois tu l’as-lu ?
- Quatre ou cinq fois.
- Pourquoi tu lis plusieurs fois, c’est idiot.
- Parce que j’aime ce livre et parce que j’aimerais terminer la première partie.
- C’est quoi qui est bien ?
- Tout et le détail, tout et tout dans tous les sens. Ma petite Louise, ce livre est extraordinaire, c’est un des plus beaux livres que j’aie lus.
- On voit que tu n’as pas lu le Club des Cinq et Game Over.
- J’ai lu le Club des Cinq, plusieurs aventures même. Mais pour l’instant j’aimerais terminer la première partie. Veux-tu peut-être que je la lise à haute voix ?
- Oui !
- Oh! a-t-elle dit à sa mère, et toi, est-ce que tu crois qu’il est mort ?
- Lui c’est son mari, Antoine. La mère, c’est Philomène, Thérèse c’est sa fille.
- Celui qui est monté dans le pâturage accompagner son troupeau ?
- Comment sais-tu ça ?
- Je viens de lire ça au dos du livre.
- Oui, c’est Antoine qui a disparu dans l’avalanche.
- Il est mort ?
- On ne sait pas encore. Il faut attendre. On ne sait rien ; ils viennent seulement de partir.
- Qui ?
- Le médecin et la justice.
- Ah ! a-t-elle dit, il faut attendre ? il faudra attendre jusqu’à quand ?
- Jusqu’à demain ou après-demain. On te promet qu’on te dira tout.
- Il va revenir ?
- Oui, au début de la seconde partie.
- Oh! a-t-elle dit, c’est pas la peine.
Elle a dit .
- Pourquoi est-ce qu’ils se dérangent ?
Elle dit :
- Et moi, est-ce que je ne pourrais pas monter avec eux ?
Elle s’est assise sur son lit, pendant que les deux femmes accourent, l’ayant prise chacune par une épaule et l’obligent à se recoucher.
- Elles sont deux ?
- Il y a aussi sa tante Catherine.
- A quoi est-ce que tu pourrais bien servir là-haut, ma pauvre fille ? Il n’y a qu’attendre, vois-tu. Fais comme nous. Car qu’est-ce que nous pouvons faire, je te demande un peu, ah ! oui, qu’est-ce que nous pouvons faire, nous autres, ma pauvre fille ?
Parmi les larmes qui lui coulaient le long des joues :
- Et il te faut penser à lui.
- Qui ? Lui ?
- Le fils d’Antoine et de Thérèse. Thérèse est enceinte.
- Qui ?
- Lui, le petit, s’il doit venir.
- Bon !
Elle se laisse faire, elle se laisse aller en arrière, elle est de nouveau toute tranquille sur son oreiller. Elle a croisé les mains sur le drap. Les montagnes vont bientôt devenir roses. Les montagnes nous tombent dessus. C’est beau à voir, mais c’est méchant.
- Méchant ?
- Parce que l’avalanche a tué son mari, je pense.
Elle a dit :
- Et si j’ai un enfant ? Si j’ai un petit enfant d’Antoine ? Lui je sais qu’il ne reviendra pas. Mais alors, ce petit enfant, il serait orphelin, il serait orphelin avant d’être né ?… Ah ! a-t-elle dit, ça lui aurait fait pourtant bien plaisir, à Antoine. Je lui aurais dit le secret à l’oreille… Et bien ! je ne lui dirai rien. Il ne saura jamais rien, jamais. C’est drôle.
Tout à coup elle a crié :
- Et bien, je n’en veux pas… je n’en veux pas. Un enfant qui n’aurait pas de père, est-ce que c’est encore un enfant ? Oh ! ôtez-le-moi, disait-elle, ôtez-le-moi, ôtez-le-moi !
- On va le lui ôter ?
- Je ne m’en souviens pas, je te lirai la suite un autre jour si tu veux.
- Lire cinq fois le même livre et ne pas se souvenir de ça ! Vraiment, je ne sais pas à quoi ça sert.
- Je ne sais pas exactement non plus et je ne sais pas par où commencer.
Jean Prod’hom
A.26
Maître Demierre monte les escaliers du tribunal une grosse serviette noire à la main. Son client détenu dans la prison du Bois-des-Colombettes le suit à quelques pas. Pour garantir le respect de sa dignité et de ses droits on a flouté son visage.
Autre décor sur la page de droite, un bus à l’arrêt devant le collège du village, c’est le dernier transport organisé par les autorités scolaires. Mais qui vois-je ? n’est-ce pas sa jupette arc-en-ciel ? son bonnet rouge et ses chaussures vernies ? On a flouté son visage mais c’est bien ma Lili ! Mon Dieu, qu’a-t-elle donc fait ?
Jean Prod’hom
CIX
Jean-Rémy a soixante ans passés, il est à la retraite et s’occupe de son jardin. Mais il veut rester jeune et poursuivre la bataille qu’il a commencée du temps de sa jeunesse pour le réarmement moral de ses contemporains, si bien que deux fois par mois, il se rend avec son quatre-quatre au terminus de la ligne 62, s’assied dans le bus encore vide, attend avec impatience la cohue d’Epalinges. Lorsque toutes les places assises sont occupées, il cherche dans la foule un jeune homme dans la fleur de l’âge, entre vingt et trente ans, jeune et solide, à qui il cède poliment sa place. Jean-Rémy sourit alors, puis ricane avant de grogner, debout à deux pas de celui qu’il dévisage avec un infini mépris : la jeunesse n’est vraiment plus comme celle d’autrefois. Il lui reste le trajet du retour pour s’en assurer.
Jean Prod’hom
Nos fronts contre la vitre du terrarium
C’était la fin août de l’année 1965, le collège de l’Elysée était flambant neuf, notre classe faisait face au lac et à un terrarium désespérément vide. J’ai posé à côté de moi mon sac d’école au rabat recouvert de poil de renard, avec Cécile, Jean-Charles, Sylvain et tous mes nouveaux camarades. On nous avait logés au fond du couloir du bâtiment sud du collège et on a vécu ensemble pendant deux ans sous la houlette de Madame Hürlimann et de Monsieur Cordey.
Il a fallu ensuite rejoindre le bâtiment intermédiaire en laissant à leur destin ceux qui avaient choisi l’italien ou les mathématiques. Mes parents avaient une préférence pour le latin si bien que je me suis retrouvé avec Arielle, Georges, Jean-Philippe, Patrick, Michel,… On a signé un bail de quatre ans, chaque jour, matin et après-midi. D’autres nous ont rejoints en cours de route, Frédérique, Claude, Jacqueline, Jacques, Patricia,…
J’ai eu la chance entre 1971 et 1973 d’ajouter deux années à ces noces dans les vétustes locaux du Gymnase de la Cité. Le baccalauréat dans la poche, on s’est séparés, on en avait fini avec l’enfance. On ne s’est pas revus pendant les trente ans qui ont suivi.
Il aura fallu que Patricia ait l’idée saugrenue d’organiser nos retrouvailles pour qu’on fasse marche arrière. On s’est rencontrés à trois ou quatre reprises déjà. Nous avons passé hier une belle soirée, sans les absents qui se sont excusés, sans les deux camarades qui se sont suicidés, sans Evelyne fauchée par un cancer il y a quelques mois.
On a ramassé au cours de cette soirée quelques-uns des cailloux que nous avons laissés derrière nous – devant nous ? Michel en a laissé de belles poignées mais Cécile a eu la main leste. Avant de nous quitter, un petit groupe a discuté et fixé la date à laquelle il serait judicieux de nous rencontrer. Dans cinq ans ? quatre ou trois ans ? On sentait bien la crainte qui nous habitait : allonger les délais risquait de laisser un peu trop de temps à la faucheuse.
Il fallait à l’évidence prendre les précautions les plus drastiques, raccourcir au plus près les délais pour donner à chacune d’entre nous le maximum de chances d’être vivant avec les autres.
Je me suis mis à rêver, j’ai hésité puis finalement me suis tu. Car enfin, il aurait suffi qu’on reprenne le rythme d’antan, qu’on se rende dès lundi matin au collège de l’Elysée pour qu’on retrouve cette innocence qui ne nous a jamais laissé imaginer que les choses puissent un jour en arriver et s’arrêter là. On aurait, Cécile, Jean-Charles, Arielle et les autres, collé nos fronts contre la vitre du terrarium dans lequel aucun d’entre nous n’a jamais rien vu bouger, en attendant la sonnerie, en attendant que les choses recommencent.
Jean Prod’hom
Emaz chez Veinstein
« C’est pourquoi je fais une séparation nette entre les deux formes d’écriture. Pour le poème, – on peut revenir à du Bouchet, j’écris aussi loin que possible de moi –, il y a effectivement cette volonté d’écartement, la volonté de ne pas retomber dans le sentimental ou la confession, je m’y exerce depuis le début. Par contre, en ce qui concerne les notes, l’évolution a été inverse. Si l’on prend Lichen, Lichen ou Lichen, encore, on peut dire qu’il s’agit uniquement de notes sur la poésie, de notes de critique. Par contre, depuis Cambouis et Cuisine, je m’approche de quelque chose qui est ou intègre du personnel. Mais ce qui est dessous, je crois, c’est toujours cet écrire-vivre, c’est-à-dire que j’essaie, et la note s’y prête bien, il s’agit d’une forme informe, une forme chewing-gum, une forme élastique, d’intégrer tout ce qui est, le feuilleté de vivre, les multiples strates de nos vies. Par son côté très souple, – Quignard parlait de la variété de l’angle d’attaque dans une Gêne technique à l’égard des fragments, c’est très juste – la note ou le fragment explore un angle du vivre qui est à chaque fois différent : je peux faire une note sur le fait d’être prof, en faire une autre sur Jaccottet, il n’y a aucun problème. Mais vous avez tout à fait raison, il y a une contradiction, ou une tension entre, d’un côté, des poèmes qui vont dans le sens du délavement du moi, sans le perdre – on n’arrive pas à s’exclure complètement – et puis de l’autre, quelque chose qui semble aller vers du plus personnel, sans jamais pourtant épouser la forme du journal. »
Du jour au lendemain, Alain Veinstein reçoit Antoine Emaz, 22 novembre 2012
Les danaïdes
Des cinquante jeunes femmes que leur père, Danaos, offrit aux cinquante fils d'Egyptos, leur oncle, pour prévenir les inévitables conflits liés à leur succession, des cinquante danaïdes qui plantèrent une aiguille effilée dans le coeur de leurs cousins avant que ceux-ci ne les tuent, de leur arrivée aux Enfers et de leur jugement, la tradition n’aura retenu que la terrible punition qui s'en suivit et le désespoir dans lequel les plongea l'absurdité de leur supplice : les danaïdes noyées dans un désespoir sans fin emplissent encore aujourd’hui des tonneaux sans fond.
De la tradition, on ne retiendra ici que deux ou trois choses. L’extraordinaire sculpture d’abord que réalisa Rodin à la fin du XIXème siècle pour la Porte de l'Enfer et qu'il intitulera La Source. La chevelure de la suppliciée en pleurs coule sans discontinuer dans la poche de marbre d’où le sculpteur l’a tirée.
Mentionnons encore la représentation assez classique réalisée par John William Waterhouse en 1903 dans laquelle de belles danaïdes aux seins généreux remplissent une bassine avec une telle équanimité qu'on se demande bien pourquoi elles n’ont pas derechef quitté les lieux lorsqu’elles se sont aperçues que la bassine était trouée.
Il y a bien sûr Apollinaire qui les évoque en cette même année 1903 dans sa Chanson du Mal-Aimé :
Mon coeur et ma tête se vident | Tout le ciel s'écoule par eux | O mes tonneaux des Danaïdes | Comment faire pour être heureux | Comme un petit enfant candide
Si la fontaine que réalisa en 1907 Hugues Jean-Baptiste près de l'église Saint-Vincent-de-Paul à Marseille ne mérite pas notre attention, la plaque de marbre qui avertit le passant que l'eau n'est pas potable doit nous alerter. Le supplice des danaïdes assoiffées est plus grand encore que ne l'imaginait Eschyle.
Un mot encore sur le bronze de Brancusi, doré à la feuille, réalisé en 1913 que Christies's adjugea en 2007 pour 19,3 millions. Brancusi a-t-il voulu représenter le visage d'une danaïde désespérée ou, à ce prix, le tonneau sans fond qu'elle est condamnée à remplir ? Nul ne le sait.
Mais il faudra désormais compter avec une nouvelle interprétation iconographique du mythe des Danaïdes, une appellation qui aurait d’ailleurs avantageusement remplacé celle des Trois Danseuses attribuée aux trois nouveaux bâtiments scolaires du Mont-sur-Lausanne en référence à l'oeuvre aérienne de Degas. Pas tellement en raison du gouffre financier dans lequel de telles réalisations plongent immanquablement les communes habitées par une certaine idée du prestige, mais en raison des éviers installés dans l’un de ces nouveaux bâtiments. Que l’affaire se déroule dans les salles de sciences n’est évidemment pas anodin. Mais chaque chose en son temps, penchons-nous pour l’instant sur le renouvellement de l’interprétation du mythe.
Le supplice trouve ici son expression la plus aboutie : l’eau du robinet fixe coule directement, lorsqu’on l’ouvre, dans l'ouverture du trop plein ménagée dans la bonde qui rend le bassin étanche. La scène est nue, brutale, à son comble. Il y a du Maurits Cornelis Escher dans cette réalisation, mais on atteint ici les limites supérieures de l’art, si bien que les danaïdes, habituées pourtant au pire, n’auraient pu survivre à une telle épreuve. L’artiste en a fait l’économie, le désespoir va désormais seul, sans hésiter, dans la nuit d’une salle de sciences vide.
Jean Prod’hom
Y a-t-il un fauteuil ?
Trois notes, trois esquisses, des appels, des illustrations, des formules, trois cris peut-être ou rien de tout cela. Le papier buvard quadrillé au verso duquel papa, qui ne parlait plus ni ne voyait bien, a inscrit ce qui s’apparentent selon toute vraisemblance à des mots, me suit depuis qu'il est mort, ou plus exactement depuis que maman me l'a remis quelques heures avant ou après que les médecins eurent coupé les machines qui l'assistaient depuis plus d’une semaine. Elle m'en a expliqué la genèse au moment de me le confier.
Papa avait voulu lui dire quelque chose alors qu'elle se tenait debout à ses côtés. Elle s'était penchée vers lui pour tenter de comprendre ce qui n’était déjà plus qu’un murmure mêlé à une respiration sans fond. Il essayait en même temps d’un imperceptible mouvement de la main de lui désigner quelque chose, la chaise peut-être, elle ne comprenait pas, il avait eu alors un geste plein d’une violente exaspération, analogue à celle qui l'avait amené quelques jours auparavant à s’attaquer aux tuyaux qui, contre son gré peut-être, le maintenaient attaché à la vie. Elle s’est penchée vers lui une fois encore pour saisir ce qui devenait d’heure en heure toujours plus incompréhensible, toujours plus inaudible. Il a alors, les yeux fermés, griffonné sur un bout papier qu’elle a trouvé sur sa table de nuit et qu’elle lui a tendu – sur un livre j’imagine – trois choses, ou une seule chose qu’il a repris trois fois, nul ne le sait.
Maman n’a pas été en mesure de déchiffrer l’énigmatique message que papa lui a adressé avant de mourir. Ses derniers mots lui resteront donc inconnus. Nous n’en avons jamais parlé depuis, et nous n’en reparlerons plus puisque maman est morte.
Le temps a passé, mais ne passe pas une année sans que je ne me remette au travail, cherche à percer le mystère de cet énigmatique message. J’ai d’abord repéré le mot fourbu, puis le mot orgueil, j’ai cru distinguer la phrase je suis foutu. J’ai lu des mots ronds, des mots barbelés, la dignité, l’innommable, la force, la faiblesse. J’ai entendu la révolte, le désespoir, la paix, les fragments d’un espoir dont papa se disait plein, une distraction qu’il se serait accordée, des formules de l'au-delà, la mention de souvenirs… Me séduisait parmi toutes l’idée qu’il avait voulu représenter, tout à droite du papier buvard, le jardin d’Eden, je voyais là l’esquisse d’un paysage alpin avec un homme qui court en direction de la lisière d’un bois de conifères tandis que dansent sur une portée de musique des grelots. Papa si discret devenait bavard.
J’ai donc été tenté de faire la lumière en ramenant l’illisible du côté des vivants, mais l’illisible se partage les règnes, il est aussi du côté des morts. Scruter ces messages d’un monde intermédiaire, longuement, à l’oeil nu comme à la loupe, ne m'a guère avancé. Je m’y suis fait, papa est mort en nous laissant quelque chose d'illisible.
Il me plaît à penser alors, en guise de consolation, que maman avait raison. Papa lui a bel et bien désigné une chaise pour qu’elle puisse, elle si fatiguée, se reposer. Pour le comprendre elle s’est approchée de lui. Il a alors voulu écrire ce qu’il ne pouvait pas dire et qu’elle ne pouvait pas entendre.
Y a-t-il un fauteuil ?
Jamais maman ne s’est assise. Je crains que les derniers mots ne soient toujours inaudibles, toujours illisibles parce qu’ils sont les premiers mots d’un texte étrange, aussi étranges que les cris du nouveau-né.
Jean Prod’hom
Il y a la succession des préfets de la Sarine
Il y a la succession des préfets de la Sarine
les classes d'accueil
les inévitables psychodrames
les poissons hors de l'eau
il y a le rallongement des jours
les repas en kit
la vieille terre normande
il y a les péréquations financières
l’étau qui se desserre
Jean Prod’hom
Dans l'air de ses lacunes le dehors absolu
Enveloppé d’un manteau de laine l’homme avance contre le vent avec un éclair dans la main, il allume sur son chemin des brassées d'herbes sèches, la nuit, la pluie, les bois. L’homme, qui a un jeu de quilles dans la tête, marche en cadence, il bat le grain de ses pensées molles, les scande, cueille enfin les deux mots qui restent dans son tamis, il entend alors derrière le terrain vague qui jouxte la route détrempée un ou deux trois fois rien, c’est un poème qui s’éloigne, l'esquisse d'un chant aimable et funèbre.
Il est assis près de la baie vitrée d’un bistrot enfumé, dehors la pluie redouble, il se met a l'ouvrage, soupèse les mots qu’il a retirés du caniveau et qu’il ressasse, en note d’autres qui viennent du bar, du patron et des rares clients, quelque chose se forme, peut-être une image, un fragment qui a l'ondoiement du cou du cygne. L’inconnu retire encore quelques aspérités sous la lumière crue de l’ampoule, prend garde que la menuise ne vienne pas obstruer les vides dans lesquels le chant se réveille, comme une résurgence lointaine d'un très ancien cours d'eau. L’homme taille encore sans se soucier de la beauté, comme s’il s’agissait d’un souvenir ou un poème qui ferait entendre par l'ouverture qu'il ménage et dans l'air de ses lacunes le dehors absolu.
Jean Prod’hom
Il ressemble à Samuel Beckett
L’homme à la veste grise qui emprunte le passage pour piétons en titubant marche sur des œufs, il se détourne des rumeurs qu’il croise, avant de s’immobiliser comme Socrate sur la place publique, les mains dans les poches. Ses os sont comme du verre, sa peau comme du cuir, on le dirait sur des échasses. Il s’assied sur un banc au bout de l’allée, tout près d’une de ces parties du jour qui s’attardent à l’arrière. La tête dans le creux de ses mains, il entend tout au fond de sa poitrine les bruits en miettes de la terre sur lesquels la langue n’a pas fait main basse.
L’homme est allongé comme sur le pont d’un paquebot, la route est libre, la mer immense. Il se tient aux minimas, avec une petite pompe à la place du coeur, surtout ne rien froisser, pas même les feuilles mortes. Il ne bronche pas lorsqu’un chat miaule ou que le vent faiblit. Aucune trace sur son visage, ni souvenir ni promesse. L’homme a les pieds sur terre comme sur une bande de Moebius, le visage nu tout près des pierres. La brise est son île, il n’est pas de ceux qui brûlent leur vie par les deux bouts. L’homme se tient dans une poche retroussée qui tient l’endroit des choses dans sa main, le haut et le bas et leurs méandres, il veille simplement à ne pas heurter les coques fragiles qui l’entourent. Cet homme – il ressemble à Samuel Beckett – a échoué sur ce rivage qu’aucune cartographie ne mentionne, un rivage qui serpente dans l’axe de nos vies et dans le sable duquel celui qui le veut bien est invité à se vautrer un instant pour prendre la mesure de ce qui pourrait bien être une bonne approximation de l’éternité.
Jean Prod’hom
Les Alliés dans la Guerre des Nations
On peut en feuilleter un exemplaire au second étage de la maison seigneuriale de Denezy dans la vieille ville de Moudon, l’ouvrage en vaut la peine. Les Alliés dans la Guerre des Nations est un ouvrage édité par Crété en 1922, constitué d’une série de portraits de soldats de la Grande Guerre réalisés au pastel par Eugène Burnand entre 1917 et 1920, reproduits par la technique de la photogravure.
Sur le frontispice on peut lire en lettres capitales le nom du peintre, celui du Maréchal Foch – qui a bien voulu laisser une préface, très brève, quinze mots, un tweet – et celui de Louis Gillet qui a rédigé une longue introduction. En plus petits caractères, tout en bas, on peut lire encore ceci : Textes du Capit. Robert Burnand.
C’est en effet le neveu du peintre, sorti en 1908 de l’Ecole des chartes, passionné d’histoire militaire qui a écrit les notices qui accompagnent les pastels du Broyard. Lieutenant, puis capitaine d'infanterie, précise Clovis Brunel dans le tome 111 de la Bibliothèque de l'école des chartes (1953), il est blessé fin 1914. Les quatre-vingts textes qu’il livre au verso des portraits de son oncle mériteraient un tiré à part. En voici deux.
TRAVAILLEUR ANNAMITE
LÉ NAPLONG (d’Hanoï).
Une petite tête d’oiseau sur un coup démesuré, un regard étonné dans la mince ouverture des paupières ; oriental et exotique autant qu’on peut l’être. On le sent de race laborieuse et soumise par avance à toute autorité. Il n’a pas l’affinement aristocratique du Japonais, la grâce menue de certains Chinois; c’est un travailleur, un homme de la campagne, il est habitué à pousser sa jonque dans les rivières, à planter son riz, à vendre ses légumes. Un beau jour, on l’a embarqué, promené pendant des semaines et des semaines sur un bateau, en chemin de fer, en camion ; on l’a installé à l’arrière du front, dans un village mélancolique de Champagne, serré autour de quelques arbres, dans la grande plaine blanche, et il a repris son travail patient, tranquille, piochant, creusant, taillant ; il a construit des voies étroites, transporté des matériaux, organisé des tranchées. Jamais une plainte, jamais un mot. Il a, comme les autres, travaillé à la victoire ; il est retourné dans son pays doré, au bord de sa rivière, il a recommencé de planter son riz, de vendre ses légumes. A-t-il gardé le souvenir des heures passées au front de France ? Mystère ; qui pourrait lire dans ses yeux mi-clos ?
TIRAILLEUR MALGACHE (Sakhalave)
FANQUINA (de Bara, Madagascar).
J’ai vu les Malgaches en Champagne, au pied des monts. Dans ce secteur de cauchemar : boue et poussière, poussière et boue, quelques pins chétifs jalonnant l’immensité de la plaine crayeuse, ils étaient d’une propreté méticuleuse, l’uniforme brossé, le corps souple et bien lavé. Propreté morale ; nulle troupe plus disciplinée que celle-ci, où fussent moins nécessaires les rudes sanctions des unités coloniales ; des hommes très doux, un peu timides, tenant fermes sous les obus, mais avec une sorte d’étonnement craintif au fond de leurs grands yeux. Ils subissaient, sans rien dire, leur rude métier, non point avec le fatalisme oriental, mais avec une résignation chrétienne. Parmi tous les fils lointains qu’a appelés la Mère Patrie, elle n’en a pas trouvé de plus dociles.
Il faut laisser aux historiens de la Grande Guerre, de la colonisation et de la décolonisation, aux sociologues et aux historiens des mentalités le soin d’analyser la teneur de ces petits textes, il y a de quoi faire. Je voudrais de mon côté plus humblement relever la qualité littéraire de ces quatre-vingts paragraphes. Il m’en reste septante-huit à me mettre sous la dent.
Jean Prod’hom
Sous la pression lâche d'un brin de langue
Il passe sur une barque du grand récit des hommes au grand récit des choses, dérive sur les eaux étroites, des mythologiques aux géorgiques et retour, marche arrière et marche enfant, avec de chaque côté un talus et une haie au pied de laquelle, bien loin dans son rêve, un vieil homme barbeye les ronces, comme s’il écrivait, tournant le dos pour la seconde fois de l’année aux maux qu’il porte sur ses épaules, il est sur son île aux églantiers comme sur une barque livrée à la houle du vent. Un grand bonheur mêlé de chagrin enveloppe soudain les choses, qui se desserrent sous la pression lâche d'un brin de langue, et le silence écarte les mauvaises herbes, arrose le talus sur laquelle la haie se redresse et s’ébroue de ravissement.
Jean Prod’hom
Résidence d'écriture à Montricher
« Il y a quelque chose de magique dans cet endroit. J’ai l’impression d’avoir bâti du durable, comme s’il était impossible d’imaginer la fin d’un tel édifice. »
Vincent Mangeat, architecte de la Maison de l’Ecriture
Si, rappelle l’architecte, l’objectif de cette maison est d’offrir les conditions idéales pour écrire : six logements individuels aux ambiances et aux personnalités différentes – appelés cabanes – suspendus sous la canopée, un auditorium, une salle d’exposition, une bibliothèque, il est impossible, ajoute-t-il, d’imaginer la fin d’un tel édifice.
Il faut entendre le mot fin en plusieurs sens. Cette construction, d’abord, ne sera jamais terminée, il en va ainsi de tous les chantiers pharaoniques. En un second sens, ce temple de l’écriture bâti sur la pierre et solide comme le roc est conçu pour l’éternité. Soit. Mais il faut entendre le mot fin en un troisième sens, à l’origine des deux premiers et plus essentiel : une telle construction n’a pas de finalité concevable. Nul ne sait ce dont a besoin un homme qui écrit.
Pas même les architectes qui meublent en désespoir de cause l’espace et le silence de ce dont ils imaginent que l’homme qui écrit a besoin pour s’attaquer à l’inimaginable : un bouquet de fleur, les Alpes, l’altitude, la campagne, le repos, un fatras dont celui qui écrit commencera par se débarrasser pour y voir clair et accueillir les manques qui le nourriront. Rien n’y fait, les architectes se sont mis aux petits soins :
Les écrivains auront un coin pour rédiger. Ils pourront se l’approprier en posant leur ordinateur. Et il y aura aussi une grande table de travail au rez-de-chaussée.
Et puis, continue l’architecte, sur les plates-formes qui relient les étages, nous installerons des fauteuils et des lampes pour lire tranquillement.
Je me réjouis, vraiment, on m’accueillera un matin de juin selon les antiques lois de l’hospitalité, j’aurai fait acte de candidature – avec le risque évident que celle-ci soit refusée mais avec un solide atout : Montricher c’est à côté de chez moi, j’y réside depuis longtemps déjà. L’écriture est une parabole, juste à côté.
Jean Prod’hom
Georges Didi-Huberman à Rumine
Jeudi 15 novembre 2012 à 20h, Aula du Palais de Rumine
Georges Didi-Huberman, «Le partage des émotions»
Précédé d’une visite de l’exposition par Esther Shalev-Gerz à 18h30
Maman est morte le vendredi 18 juillet 2003.
J’ai retrouvé une vieille photographie datée de l’été 1925 sur laquelle maman m’attend. Cette image qui m’inquiétait tant autrefois en raison du landau dans lequel on l’avait installée – enfermée ? – me fait douter de l’anisotropie du temps : je ne sais plus ce soir exactement si maman est venue au monde avant ou après moi.
Un être humain sans ombilic, c’est évidemment inconcevable ! Mais j’avoue qu’il m’est plus difficile encore d’imaginer que ma mère ait pu en posséder un avant ma naissance. Pensez donc. À moins d’admettre, évidemment, qu’elle ait donné naissance à un autre moi avant moi.
Il suffirait de modifier la fin de cette vilaine boutade : À moins d’admettre, évidemment, qu’elle ait donné naissance à un autre moi avant moi qui lui aurait donné naissance, pour qu’elle prenne une allure plus conforme à ce qui est, c’est-à-dire touche aux noces mystérieuses de la naissance et de la connaissance.
Pas de deuil, pas de chagrin, mais la beauté d’un manque qui étend son empire bien au-delà d’elle et de moi, qui nous met hors jeu en emmenant dans son sillage la terre et ses quartiers qu’il me reste à habiter, seul, avec elle et les autres.
Jean Prod’hom
Il y a les hôtels d'altitude
Il y a les hôtels d'altitude
la résorption des bouchons
la barque qui dérive
il y a les mobilisations générales
l'effet papillon
le sommeil des ultras
il y a la mer d’Aral
la passion des coups de force
les ponts aériens
Jean Prod’hom
Passe
Les derniers grains de la nuit qu’éclaire d’en-haut un réverbère, le rose de ses pommettes à l’entrée du bourg, la crème dont elle a enduit son visage, les deux petits yeux noirs punaisés au fond de leurs cavités lui donnent l’air d’une poupée de porcelaine immobile dans une boîte à musique oubliée au fond d’une vieille gare. La brume n’a pas lâché la petite ville depuis la veille, le col blanc serré autour du cou de la femme se détache sur le vide au-dessus d’Ussières, un peu d’effroi, plus loin l’ombre du Jorat.
Les stores sont baissés, mais elle rassure sèchement celui qui pourrait être son premier client qu’elle va ouvrir sous peu. Avec son allure distante, son ton cassant, elle aurait pu travailler au sein de la police municipale, elle l’avertit d’ailleurs d’un ton glacial qu’il aurait tout intérêt à placer son disque de stationnement sur le pare-brise.
Le jour tarde, le client se rend au distributeur de billets tout près du rond-point. Il revient au pas de course car il ne voudrait pas qu’un second client venu à cet instant l’oblige à sauter son tour. Les stores ne sont pas levés, il en profite pour acheter des lames de rasoir dans l’épicerie voisine. Lorsqu’il en ressort le jour se lève avec un bruit de stores.
Un poste de radio en bruit de fond, deux puissants néons, c’est un autre monde, une autre femme, elle a enfilé une blouse bleue, deux edelweiss brodés sur chacune de ses épaulettes. Elle a rompu la glace.
Court très court, dit le client et ils entament la conversation. Le fils de M sort avec la fille de la postière. À force de se faire tendre la peau la pauvre Anne-Laure ne va pas faire de longs os. Il y a Serge dont j’aime les chansons, mais ses cheveux quel dommage, des cheveux teints. Je ferais mieux de me taire, c’est mon gagne-pain, mais voyez-vous, cher Monsieur, si j’aime mon métier, il y a quand même des choses plus importantes.
Elle fera l’état des lieux de la profession dans le coin, il y a seize coiffeurs ou coiffeuses pour hommes sur la ligne Ropraz-Palézieux par Mézières, Servion, Essertes, Châtillens et Oron. Trois d’entre eux louent un fauteuil dans un salon qui ne leur appartient pas. Deux sont des coiffeuses-baignoire, c’est-à-dire que le service se fait à domicile et le shampooing dans la baignoire.
La coiffeuse laissera à son client avant qu’il ne s’en aille le verbe cuiller. Lui, il lui laissera trois billets de 10 francs et deux poignées de cheveux blancs qu’elle poussera dans une trappe.
Jean Prod’hom
CVIII
C’était une amie de Jean-Rémy, une castafiore un peu lourde de hanche, une perruche au museau de fouine qui avait des lettres, la poule piaillait sans discontinuer lorsque des coquelets louvoyaient dans ses parages. Par Lagarde et Michard ! disait-elle à l’apéro en saisissant des deux mains ses lourdes cuisses.
La quadragénaire aimait les gosses qu’on lui confiait ; une fois par année, lorsque l’inspecteur venait en classe, elle se mettait sur son 31. Les parents pourtant ne lui laissaient pas leurs enfants sans une légère appréhension, craignaient la donzelle qui lâchait tout, même la vérité qu’elle mettait en morceaux, mêlant les onomatopées aux secrets et aux grossièretés. Le vendredi, en fin après-midi, elle autorisait les plus méritants de ses élèves à ôter du bout de leurs doigts les cheveux qui s’étaient agrippés à son pull. Elle dégageait une forte odeur d’eau de Cologne.
Quand elle avait des coups de blues, l’institutrice se rendait chez Jean-Rémy qui ouvrait une bouteille de blanc, on les entendait alors rire jusqu’à tard dans la nuit derrière les rideaux rouges à pois blancs de son carnotzet.
Certains de ses amis pensaient qu’elle aurait mieux vécu sur la route, un quarante tonnes à son nom, l’Europe à ses pieds, des tapes dans le dos, une couchette à l’arrière, Hambourg Portbou Barcelone Portbou Hambourg, un gros ours en peluche porte-bonheur à ses côtés.
Mais l’institutrice n’avait pas renoncé à trouver un homme, un vrai, un solide bûcheron qui aurait lu Germinal et Le Salaire de la peur, qui lui aurait fait deux gosses dont elle aurait fait tatouer le nom au bas de son dos, avec des ailes comme celles des anges.
Jean Prod’hom
66
Tirer un fil aussi ténu soit-il – mais de quelle pelote ? – pour y pincer une ou deux choses ensemble sur le fil du langage : petite paire, main pleine, l’improbable quinte floche ou la misère.
Jean Prod’hom
J'apprends à regarder
Les mots qui précèdent, je les ai envoyés par la grâce des réseaux sociaux à un prêtre. Une brève de notre journal local reformulée pour faire sourire, parce que blogue rime parfois avec blague, et parce que Fénéon n’est pas mort.
Ce prêtre, je le connaissais par l’entremise de l’un de ceux qui a pris acte de l’avènement du numérique dans toutes ses dimensions et qui a eu la gentillesse de dire un peu de bien de son blogue et du mien, le même jour, un dimanche. Ensemble un catholique et un agnostique. Coïncidence peut-être, toujours est-il que je suis allé, depuis ce jour, régulièrement lire les billets de ce prêtre.
Des hommes d’église, je n’en connais plus aucun depuis que le curé de Poliez-Pittet est mort, un curieux village qui a résisté à la réforme, un prêtre extraordinaire que j’ai rencontré plusieurs années de suite dans son église, seul ou avec des élèves, pour parler de choses et d’autres, des sacrements, des images, de la semaine sainte, de l’entrée du Christ à Jérusalem, des branches d’olivier qui manquent dans le Jorat. Un prêtre minuscule qui m’a enchanté. On plaisantait parce que la vie en vaut la peine. Il me parlait de ses peines, je lui parlais des miennes. Je pense souvent à lui.
- Je n'ai rien compris. Désolé
- C'est moi qui le suis.
- C’est surtout que je ne vois pas bien ce que j'ai à voir dans cette histoire
- J’avais fait l'hypothèse que depuis 1517 les prêtres pouvaient s'intéresser aux histoires de pasteurs. Et vous êtes le seul prêtre que je connaisse.
- Et je ne savais pas que j'étais votre seul prêtre. Je ne suis pas au taquet sur tous les sujets et me sens peu compétent sur le protestantisme. Voilà. Alors la mésentente vient du fait que je ne suis pas les prêtres mais un homme qui essaie de l'être de plus en plus.
Ses réponses m’ont glacé. J’ai voulu lui répondre, demandé de l’aide à Jakobson pour garder le contact. J’ai décidé finalement d’écrire ces mots.
Trop de sérieux nuit, les postures alourdissent nos robes, pas assez de sérieux dans la bienveillance tandis que les questions demeurent, Nous avons hâte de porter plus loin ce qui rend possibles les doctrines des uns et des autres et celles qui n’existent pas.
Jean Prod’hom
Bombardier Inc...
Bombardier Inc. a pris la décision de lâcher plus de 600 postes sur les 70 000 que cette multinationale dont le siège est à Montréal compte dans le monde. Villeneuve au bout du Léman pourrait être touchée.
Grosse tempête de neige dimanche du côté de Ropraz. Pas d’autre solution pour les automobilistes que de s’arrêter pour rouler.
Dans le XIIIe, un homme de 32 ans, fortement alcoolisé, s’est endormi après avoir abusé d'une femme de 59 ans. Nature, berce-le chaudement : il a froid.
Jean Prod’hom
Il y a ceux qui songent avant l’aube
Il y a ceux qui songent avant l’aube
les acteurs de niche
les mesures de précaution
la technique des murailleurs
il y a les produits frais
les professionnels du marché obligataire
les salles qui ne désemplissent pas
il y a le poids des préjugés
les riches héritières
Jean Prod’hom
Maupas
Un ancien terrain vague autour duquel des promoteurs – les autorités communales peut-être – ont fait construire au milieu du siècle passé des habitations à loyer modéré, une île percée de tunnels et de dépôts pleins à raz-bord des matières brutes ou usinées dont la ville a besoin. On a maçonné de plain-pied des ateliers et des réduits d'où sortent des hommes au visage marqué. Par-dessus on aperçoit sous les toits plats recouverts de mousses humides des bureaux vides, semblables à des chambres de bonne, dans lesquelles des hommes aux mains noires de cambouis font parfois le soir leurs écritures.
D’anciennes plaques décaties fixées sur le vieux crépi annoncent la présence sous terre d’un parking, d’un service de location de voitures et d’un vendeur de moquettes, difficile d’y croire, tout est si sombre. Se succèdent de plain-pied des ateliers : constructions métalliques et serrurerie ; garage, on y répare toutes les marques ; un dépôt de gypserie-peinture, papiers peints, entretien d’immeubles ; une carrosserie ; une entreprise de parquet-ponçage-imprégnation. Au fin fond de ce qui est devenu depuis le temps une impasse, une porte-fenêtre à triple battant s’ouvre sur un local faiblement éclairé. Un vieil homme soude les montants d’une barrière en acier à la lueur d’un néon. Il aurait pu vivre de son AVS, mais il revient chaque matin à 8 heures dans son atelier, redescend à midi dans l’ouest lausannois où il vit, sa femme certainement. Il remonte à 13 heures 30 et travaille dur jusqu’à 18 heures. Peu de machines autour de lui, un poste à souder, du désordre, de quoi scier et une vieille Colly de 1970, 30 tonnes de poussée, qui lui permet de plier à angle droit et sans un bruit, comme d’autres roulent des cigarettes, des tôles d’acier de 7 millimètres. Aucune information à l’entrée de son atelier, aucune adresse, aucun numéro de téléphone, le bouche à oreille lui a fourni bien assez de travail.
Dans la cour un parqueteur pousse un diable chargé de lames, deux ouvriers fument sous le porche de la carrosserie. Ils se retrouveront au Restaurant du Boeuf à midi, et plus tard à l’heure de l’apéro. On ne peut ici que faire une entorse à la dure loi du travail, rêver sans faire de mal à personne, j’écoute les restes d’une petite musique, il est huit heures, le ciel est bleu, le ciel est vide, quelque chose d’à peine perceptible flotte, à peine mais suffisamment pour que tout change, là où je n’aurais jamais dû être, dans ce quartier si mal nommé du Maupas.
Jean Prod’hom
Où qu'on tourne la tête
Où qu'on tourne la tête chacun s’affaire, dit la vérité, en négocie la forme et le partage, crépit à ses heures perdues les murs de l’asile qui abrite les strophes nées des convenances.
Mais personne ne se satisfait de ces vérités-la, pas même l’artiste sous mandat. Il finit par reculer, le voilà dos au mur bien décidé à quitter le jardin du souvenir. Il dépose dans une corbeille d’osier sous le miroir ses clés, son porte-monnaie, ses recueils de proverbes, ses pensées. La fenêtre est ouverte, son oreille remue, il avance oblique comme un chien mouillé, plus rien ne le soutient. Il s’enfonce pourtant droitement dans ce qu’il ignore, fait feu de tout bois.
Deux mots suffisent, comme deux sapins dans les bois du Risoux dont le prolongement suffit à indiquer la direction, peu importe laquelle, pourvu qu’elle ne le ramène pas là où il croyait être. On l’aperçoit derrière la vitre, immobile, son esprit est bien loin, creuse des passages, erre dans les souterrains, taille des étoiles. Ni bruit ni secret, mais des constellations qui se multiplient, c’est comme un éclatement de la langue dont les morceaux se mêleraient au sable du fond de la mer, ce qui la porte et ce qu'elle porte, ce dont elle manque et qu'elle manque, ce qui se maintient invisible sur le rebord de la fenêtre et qui guette.
Ils sont nombreux ceux qui, dit-on, se sont perdus dans le Risoux, ils ne sont en réalité jamais revenus.
Jean Prod’hom
C'est comme un buvard
C’est comme deux gouttes d’eau qui tracent leur route sur la vitre d’un train, deux gouttes d’eau qui se frôlent, c’est comme le doigt de Dieu sur la corne de l'escargot, la naissance d’Adam à la Sixtine, la neige qui devient grise, ce qui rétrécit, ce qui grandit, les premières fleurs, le vert qui éclate de partout, les guerres coloniales, un foulard aux motifs floraux, la mémoire, c’est comme une larme, un buvard, la vague que boit le sable, c’est comme une goutte d’eau qui ne tient plus que d’une seule main à la gouttière, une hésitation qui s’attarde, un manège, la mystérieuse saison.
Jean Prod’hom
E-banking à l'école
Dès la rentrée scolaire 2013, il sera demandé aux enseignants du canton de Vaud d’utiliser une application accessible depuis Internet permettant de gérer des données confidentielles. Ce logiciel, baptisé NEO (Notes pour l’Enseignement Obligatoire), devrait donc permettre à l’école de faciliter certaines de ses tâches en les centralisant, le transfert et le stockage des notes par exemple. Pour le reste on se perd en conjectures.
On peut toutefois indiquer la conséquence majeure d’une telle entreprise, la multiplication des précautions et des contrôles d’accès. C’est fait; on avertit en effet les usagers que l’accès à cette application et à certaines de ses données nécessitera une identification dite « forte », c’est-à-dire identique à celle proposée lors de l’ « e-banking ». Il faudra donc non seulement que les usagers montrent patte blanche en inscrivant leur prénom, leur nom et un mot de passe, mais il leur faudra encore fournir une troisième information provenant d’une carte matricielle distribuée annuellement ou de codes aléatoires transmis par téléphone portable.
On se demande bien s’il est judicieux, sachant la tourmente dans laquelle se trouvent les banques depuis quelque temps, de vouloir calquer ses actes sur un modèle qui a mis sous cadenas des bombes. A vouloir mettre sous clef des données dites confidentielles, on atteint dans des domaines qui ne le méritent pas, ou méritent bien autre chose, le comble de l’opacité.
Dans quelle mesure les notes scolaires devraient-elles être considérées comme confidentielles ? Parce qu’on doute de leur pertinence ? Parce qu’elles constituent de véritables agressions symboliques ? de petits crimes contre l’humanité ?
Après l’ère du soupçon celle du secret. Nous voici résolument entrés dans celle de la confidence. Pas sûr que nous y gagnions au change.
- Qui es-tu ?
- Personne.
Oh ! les beau jours des identifications faibles !
Les confidences entrées dans des systèmes à identification forte, tôt ou tard y sont captives, tôt ou tard en ressortent, explosent par manque de place.
Les systèmes à données confidentielles doivent être nourris. Lorsqu’un champ est épuisé, il suffit de recycler de vieilles jachères et de rendre confidentiels le trèfle et le mouron.
Un jour, bientôt peut-être, toute parole – information, idiotie, argument – sera traitée du point de vue juridique comme une donnée confidentielle.
Pour terminer ceci : dans le livre d’histoire que l’école remet aux petits Vaudois, on lit à propos de Rodolphe de Habsbourg les lignes suivantes :
La première tâche qu’il entreprit fut d’éliminer un obstacle de taille qui avait pour nom Ottokar, roi de Bohême (…) Après sa victoire sur Ottokar, ses amis le poussèrent à faire le voyage de Rome pour recevoir du pape la couronne impériale (…) Il refusa. La réponse qu’il aurait faite à ces sollicitations donne à penser qu’il redoutait d’être l’otage du pape.
« Un jour, expliqua-t-il, quatre animaux furent invités à se rendre dans une caverne, sur une montagne. Tous firent comme on le leur avait dit. Seul le renard voulut vérifier si tous pouvaient ressortir de cette caverne. Aucun ne revint. Alors le renard prudent, n’y entra point ». (…)
Les autorités avertissent donc les petits dont elle a la charge de surveiller l’usage des boîtes noires dans lesquelles on entre mais dont on ne ressort pas. C’est bien, l’éthique est sauve.
Jean Prod’hom
Beaux joueurs...
Deux individus âgés de 16 et 18 ans ont tiré mercredi à Sierre des balles en plastique sur le visage de quatre passants. L'un était au volant pendant que l'autre tirait avec son pistolet soft air. Arrêtés dans un premier temps, ils ont rapidement été relaxés. Ils ont en effet, beaux joueurs, reconnu les faits.
Le Graap-Association organise lundi à 18 heures au Casino de Montbenon son 2e Café Prison. Entrée libre.
La commune de Lonay anticipe l'augmentation de la population qui passera, dans la décennie à venir, de 2500 à 4000 habitants qu’il faudra bien loger quelque part. En conséquence le Conseil communal a accordé à la Municipalité un crédit de 590 000 pour le réaménagement du cimetière : agrandissement du site qui va gagner 50 places supplémentaires, création d’un petit columbarium où une trentaine d'urnes pourront être déposées.
Jean Prod’hom
CVII
Lili est penchée sur une grande feuille blanche. Elle dessine de belles et grandes lettres de couleur :
POURMAMANETPAPAdeLili
ILOVEMAMANETPAPA
Elle ajoute des coeurs et une section de l'arche de Noé : un chat tacheté et un chien noir, un bel os, des poules, un hamster, des poissons rouges,... Un beau cadeau, je souris d'aise, elle aussi.
- Mais c'est pas pour toi.
- Tu as écrit pourtant maman et papa.
- Oui, mais c'est pour ma famille d'accueil.
Jean Prod’hom
Prostitution, malvoyance et milieu associatif
Un important réseau de prostitution qui s'étendait dans les cantons de Berne, Lucerne, Soleure et Argovie a été démantelé. On a libéré cinquante femmes et transsexuels à qui on a prié d’aller se rhabiller.
La candidature d'une malvoyante à la municipalité de Pully a suscité quelques propos malveillants chez certains de ses adversaires, visiblement sourds à ce type de problématique. Verena Kuonen invite donc ce soir, qui le souhaite, à venir l'écouter à la maison pulliérane pour lever, avec eux, certains malentendus et permettre à chacun, avec elle, de voir plus loin.
L'association Nos oiseaux organise samedi une excursion guidée et gratuite au départ de l'hippodrome d'Yverdon pour faire découvrir les nombreux oiseaux qui se reposent au bout du lac. En cas de mauvais temps on se rabattra sur les chevaux qui se reposent dans leur box.
Jean Prod’hom