Jean Villard Gilles et la question des origines
Nos ancêtres les Waldstätten
Nos pères qui j’imagine
encore au temps des Bernois
recherchant leur origine
dans le saladier vaudois
vous mélangeaient Burgondes
Latins Celtes et Savoyards
et ça fait beaucoup de monde
pouvaient se croire des bâtards
Nous les fils on est tranquilles
car depuis 150 ans
pas besoin de s’faire de bile
nous savons exactement
la chose est tout à fait claire
nous savons qui sont nos pères
Mais pour les chanter
il faut adopter leur manière en vérité
Ainsi que certains Noirs d’Afrique
pouvaient avec (?) un président-roi
de la cinquième république
dire (?) nos ancêtres les Gaulois
nous Vaudois de langue française
plutôt mous par tempérament
nous n’éprouvons aucun malaise
et le 1er août notamment
à célébrer d’un coeur sincère
avec ceux d’Schwytz et ceux d’Olten
Nicht wahr! Bolomey mon vieux frère
nos ancêtres les Waldstätten
Comme nous les Ticinese
nonchalants et langoureux
sont devenus par antithèse
de vrais Suisses aux bras noueux
et l’on se sent l’âme fière
en pensant que Guillaume Tell
et quelques rudes compères
sans le moindre colonel
avec en fait de mitraille
des troncs d’arbre et des rochers
ont réduit en cochonnaille
leurs baillis empanachés
On aurait voulu en être
de cette fête champêtre
et pour ça chanter
il faut adopter leur manière en vérité
ach Gott !
ach! c’est la manière forte
mais nous on peut pas se forcer
eux ils allaient pas de main morte
nous faudrait plutôt nous pousser
on n’aime pas tant les histoires
l’ordre établi même Bernois
même si c’est la mer à boire
on y tient par amour des lois
C’est pas nous faut le reconnaître
qui aurions fait à Morgarten
ce qu’ils ont fait contre leur maître
nos ancêtres les Waldstätten
Aujourd’hui la chose acquise
nous chantons la liberté
mais cependant quoi qu’on dise
quand un peuple révolté
par les abus prend les armes
nous sommes dans tous nos états
et prêts à verser des larmes
sur le sort de Batista.
et pourtant Castro Fidel
et nos rudes montagnards
c’était les mêmes rebelles
et les mêmes maquisards
ils ont dit « Nous serons libres. »
ils avaient ça dans la fibre
Mais pour les chanter
il faut emprunter
son air à la liberté
un air parfait pour nos chorales
et nos orateurs pleins d’onction
on chante avec un accent mâle
au milieu des interdictions
des défenses des formulaires
des contrôles des règlements
de la censure et des barrières
que diraient-ils en nous voyant
si soumis si repus si riches
ceux qui un jour à Morgarten
on dit merde à l’empereur l’Autriche
nos ancêtres les Waldstätten
Jean Villard
CXXIII
Ne rien attendre des eaux dormantes, certaines ne se réveillent pas.
Tout se verrouille parfois, même ce à quoi nous n'avons pas songé.
Il avait le cerveau d’un caterpillar, avec une fleur à la boutonnière pour donner le change.
Jean Prod’hom
Ombilics
La naissance est aussi inconcevable que la mort. C’est par l’ombilic que les mères nourrissent leurs enfants, c’est par la route du cimetière que la communauté nourrit ses ancêtres. La route du cimetière est un ombilic inversé. Je ne me souviens pas de quand je suis né, et toi t’en souviens-tu ? On naît comme on meurt, il faut du temps et personne ne s’en souvient. Pour naître il faut un cordon, pour mourir aussi. A gauche et à droite de nos vies l’inconcevable dont les vivants et les morts nous protègent.
Jean Prod’hom
L'Europe demain
Tandis que Lili suit son cours de piano, la librairie du Midi accueille Fabrice Colin et Ta mort sera la mienne, les cyclistes du Tour de Romandie longent la Broye, deux collégiens boivent bière sur bière dans le parc de l’église, un homme ivre invective les clientes d’un tea-room, deux policiers patrouillent. Je reconnais alors très distinctement dans le fond du bassin vide de la Place de Foire à Oron une image de l’Europe vue du ciel : on distingue les terres, les mers, les vignes et la glace, l’Esèagne, des ombres, de la lumière, des îles et des détroits, la Mer Noire, Gibraltar, la Sardaigne et le Danemark. Mais quelque chose a rongé l’enduit qui avait fait tenir jusque-là les choses ensemble. Personne.
Jean Prod’hom
Un peu de jeu à leurs jours
Les taupes s'activent près du compost, petits monticules de terre dans l'herbe grasse, quelques primevères, des jonquilles, un forsythia. On a rétabli l'eau, deux arrosoirs jaunes dressent leur nez dans l'angle d'un bassin, on en oublierait les morts. Mais pas d'au-delà au cimetière, des sentinelles veillent, pierres dressées indiquant un improbable accès : corps invisibles, corps morts dans la terre.
On entend des cris, corps éclatés et vivants sous les paupières des yeux des enfants, parties subtiles qui ne cessent de se répandre aux alentours du village, redonnant un peu de jeu à leurs jours et à leurs nuits.
Jean Prod’hom
Longue liste des merveilles
Me voici la tête dans le pare-brise, passant à côté de ces premiers jours de printemps qui n'attendront pas, je cours sur la route de Berne en file indienne.
Au Riau les beaux jours ont installé leurs quartiers dans les vergers, les brins des prés gonflés d'eau battent l'aile. Je regarde par la fenêtre de la salle des maîtres, les bouleaux jettent par poignées des pièces d'argent dans le ciel, les filles et les prunelliers découvrent leurs bras blancs, les bois des cerisiers rosissent. Une bergeronnette fait ses ablutions dans une gouille, un rouge-queue des génuflexions. Me revient un air de Tarente sur le chantier d'à côté, un pic sur une boîte à rythme, deux pies au balcon, et tout autour la longue liste des merveilles.
Faudrait-il être poupon, idiot ou des bois pour goûter sans laisse à ces parfums ? Ou doit-on remercier Dieu de pouvoir les nommer ?
Il est 18 heures, je laisse les filles à leur maison établie tout près du ciel, ce qu'il me plaisait d'imaginer ce matin est là, le bois Vuacoz m'offre un peu de ce quelque chose à côté de quoi j'ai bien failli passer.
Jean Prod’hom
90
Le doute avance comme un mille pattes, les certitudes au pas d’amble.
Inquiet lorsque son ombre s’attache à ses basques, criminel lorsqu’il l’autorise à prendre les devants.
Aller au hasard la chance pour donner une chance à ce qui déborde la raison.
Jean Prod’hom
Seul dans l’ignorance de ce qu'il en retourne
De retour ce matin dans les bois, avec dans la tête quelques éléments d’un texte que François Bon devrait accueillir la semaine prochaine dans le cadre des vases communicants. Me rends compte que la difficulté éprouvée à me lancer dans cette aventure – les morts, leurs places – est liée tout autant à l’expression qu’elle suscite qu’à l’apaisement auquel je voudrais être conduit. Et je balance, incapable de donner à la fois une voix à ce tourment et le faire taire. Comme s’il fallait choisir l'une où l'autre
On ne mène pas cette double opération simultanément. Pourtant, c'est lorsque l'expression s’ouvre à ce qui l’entrave, sans vouloir maîtriser les allées et venues de cette chicane, sans vouloir même la nommer autrement que dans le blanc d’une invisible fosse, que l'apaisement survient un bref instant. Impossible cependant de réouvrir l'huître, il faut recommencer ailleurs, en partant parfois de très loin et renoncer à tirer par un bout le fil d’une pelote qui n’existe pas hors de nos rêves.
Je devine l’issue, un ensemble de fragments charriant le même tourment muet que n'apaisera à la fin que l’inachèvement de son expression.
Décider l’ordre des fragments en obéissant à la chronologie de leur rédaction ou a une supposée logique du contenu, laisser la nuit les ensevelir ou forcer le secret d’une cohésion appelée de mes voeux, creuser des blancs, c’est ce que j’aurai à décider.
C’est au bois Vuacoz que je pense à tout cela, dans un lit d’épines humides. Repousse le moment de rentrer, je crains que tout cela n'intéresse au fond personne, j’ai si souvent l’impression qu’on m’a laissé seul dans l’ignorance de ce qu'il en retourne de nos vies et de nos morts, ou tout au moins de ce qu’il faut en penser.
Le soleil est là, me débarrasse des épines, me souviens alors d'avoir avoué à une paire de philosophes qui débattaient de l’être en tant qu’être comme d’une affaire entendue que j’étais bien loin de saisir le sens de cet énoncé et l’importance qu’on lui prêtait. Les deux sages m’avaient souri en me disant à demi-mots qu'il était parfois plus honorable de se taire et de ne pas revenir sur ce qui était entendu. Je me souviens, c’était l’été 1981, en face de la Nouvelle-Académie, un soir des Fêtes à Lausanne. L’un est mort, dit-on, en croquant de la ciguë, l’autre, spinoziste, a disparu.
Jean Prod’hom
Il y a les chemises blanches à courtes manches
Il y a les chemises blanches à courtes manches
les pages de Drillon sur la virgule
la double-crème
il y a les jardins ouvriers
les poules d’eau
les nobles artifices
il y les filets de sole
l’odeur du formol
il y a ce week-end à Charleroi
Jean Prod’hom
89
Bouchon à la sortie d’Epalinges, je rumine de n’être pas resté sur la file de gauche, m’agite, jure et sacre jusqu’au moment où je prends conscience que les voitures qui me précèdent sont en zone bleue.
- Dis papa ! Quels sont les animaux les plus propres ?
- Les poissons évidemment !
- Tas déjà vu des poissons qui se lèchent ?
Il convient parfois de laisser reposer son âme sur la grille d’un barbecue, en compagnie d’un cervelas.
Jean Prod’hom
Avanie et framboise
N’en fait qu’à sa tête et s’entête.
Décide de prendre les choses en main
Jean Prod’hom
Les morts hors des villages
Dans son Arrêté du 16 janvier 1812, le Petit Conseil du Canton de Vaud met à exécution les dispositions de la Loi sur la police de santé des hommes décrétée le 1 juin 1810 par le Grand Conseil. Cette loi de 1810 et l’arrêté de 1812 sont à l’origine du remodelage du paysage des communes vaudoises.
1. Aucun cimetière ne peut être établi dans l’enceinte d’une Ville ou d’un Village.
Poliez-le-Grand
La Loi avertit les communes qui contreviendrait à cet article que Le Petit Conseil est autorisé faire canceler les cimetières qui seraient trop rapprochés des habitations.
Dès 1812, les communes vont donc entreprendre de gros travaux pour déplacer l’espace consacré à l’inhumation de leurs morts et ménager des chemins d’accès s’il n’en existait pas. Dans l’article 6, le Petit Conseil oblige chaque commune, dès le mois de juin, de se conformer à une disposition qui dessinera l’allure de ces espaces destinés à leurs morts.
6. Les Cimetières seront tenus clos et fermés.
L’intention est claire, il convient de ne plus mêler les vivants et les morts comme on le faisait jusque-là, de bien distinguer les différentes fonctions des espaces. A chacun d’eux un usage.
Parce que les autorités ont conscience qu’il ne suffit pas de décréter le déplacement des cimetières hors des village – la tâche ne saurait se faire en un clin d’oeil – l’article 9 stipule qu’on cessera au moins d’utiliser l’espace autour des églises pour des activités qui étaient, semble-t-il, habituelles.
9. Les Municipalités veilleront à ce qu’on ne fasse pas pâturer du bétail sur les Cimetières, qu’on n’y établisse pas des étendages, des chantiers, des entrepôts, en un mot, à ce qu’ils ne servent pas à d’autres usages qu’à enterrer les Morts ; toutefois il sera permis d’en faucher l’herbe.
Dès 1812, la campagne vaudoise va prendre l'allure qu'elle a aujourd'hui. Certains cimetières vont cependant être avalés au XXème siècle par la réaffectation des zones agricoles en zones constructibles, sans que les autorité mettent leur menace à exécution et fassent canceler les cimetières.
Thierrens
Qu’en sera-t-il dans les années qui viennent ? Nul ne le sait. Je sais que le cimetière de Rossenges, situé loin de l’enceinte du village en 2009, a disparu du paysage. Le terrain a été désaffecté et rendu aux agriculteurs. C’est en voiture que les vivants de Rossenges vont à Moudon y enterrer leurs morts ou déposer les urnes contenant leurs cendres.
Jean Prod’hom
Rematérialisation des textes et des morts
Urne funéraire
Urne livre-noyer-decor-floral
295 x 200 x 85
299 euros
J’ai commencé par les livres. je finirai par eux. Pensons au problème que pose actuellement la numérisation électronique des livres dans les bibliothèques. Cette opération technique ne fait rien moins que dématérialiser les livres, convertissant leurs feuilles et leurs textes en une réalité, certes lumineuse (puisqu’elle s’affiche sur des tubes cathodiques), mais fragile et impalpable. Le livre, dont le texte a été numérisé, réduit et transportable comme le mort crématisé et informatisé, est un livre qui a perdu son « corps » : sa forme et sa matière. Dès lors, télématiquement transmissible, il devient une archive vagabonde, partout et nulle part à la fois, disséminée, partageable et sans lieu propre – une abstraction, comme les cendres nomades du défunt incinéré.
Il est fort intéressant de constater qu’un éminent collaborateur de la Très Grande Bibliothèque, Roger Chartier, a exprimé l’opinion suivante, à savoir que s’il faut admettre comme nécessaire la dématérialisation électronique des textes, il n’en faut pas moins envisager, à l’aide de substituts qui restent à inventer, de compenser les effets de cette opération par des procédures de rematérialisation afin, précisa-t-il, de préserver chez le lecteur la sensation du contact, la mémoire de la forme et la perception d’une présence, celle du livre en l’occurrence.
De même à propos de l’incinération, d’une archive à l’autre, si l’on doit bien admettre la dimension dématérialisante de ce « procédé de l’avenir par excellence », son utilité et même sa nécessité en contexte urbanisé, à très forte densité de population, ne faut-il pas cependant, dans une optique analogue, promouvoir également des procédures symétriques de rematérialisation pour les morts crématisés ? Question de trace. Question de place et de signe ultime à dresser entre le néant et l’illusion, pour la présence sociale des morts et contre l’absence nue, contre l’obsédante immatérialité du fantôme ou la béance sans nom ni lieu qu’une urne vide sur un piano, il faut bien en convenir maintenant, n’est pas à même de combler.
Aussi le Petit Poucet, s’aventurant dans la forêt pour retrouver sa route, se mit-il à semer des petits cailloux tout au long du chemin – afin de se souvenir…
Jean-Didier Urbain
L’Archipel des morts, Cimetières et mémoire en Occident,
Petite Bibliothèque Payot, 2005 (1ère édition - 1989)
Postface 335-336
Le Riau de Corcelles
Le Riau de Corcelles, retenu ici par un affleurement de molasse, là par les restes d'un bloc erratique ou d’un amas de bois morts, culbute et tourbillonne au détour des gorges liliputes qu’il s’est ménagées dans la tourbe.
On peut, si l'on s’étend sur l’une de ses rives au printemps et qu’on ferme les yeux, écouter simultanément trois ou quatre de ces délicats incidents sonores qui ponctuent le cours des ruisseaux à leur naissance, ronds et souples comme des pelotes de laine, mais de profil si différent qu’on se met immanquablement à identifier les secrets d’un autre monde : le petit lait tout à côté contre lequel vient buter en amont le roulement d'argent de billes bien graissées. En aval des bouches de tuba qui dégringolent, plus loin une caverne qui se gargarise.
C’est d'être deux dans son lit et hors de lui que le Riau de Corcelles est un, ce sont ces motifs sonores bien distincts les uns des autres qui attestent d’un second ruisseau par-dessus le premier.
L’un est sombre, obstiné, bitumeux, c’est lui qui porte sur sur son dos le second qui s’agite, jette des éclats, rit, babille sans qu’on puisse, si l’on cède à l’appel et entrouvre un oeil, localiser précisément le lieu de ses vocalises. C’est dans ces chutes infimes que le ruisseau du dessus cascade et s’allège battu comme un blanc d’oeuf.
Jeune encore, il n’hésite pas à se mouiller les mains, puis il reprend son souffle une dernière fois, se gargarise d’aise avant de plonger la tête la première, de mêler ses eaux à celui du dessous, ne faire à deux plus qu’un à l’entrée de la plaine limée par la Broye qui file les mains moites jusqu'à la mer.
Tandis que tu tends l'oreille pour en savoir plus, les hôtes que tu avais oubliés reviennent occuper leur place, le merle et son chant, le bruit des feuilles qu’il remue, les cris du geai et de la corneille, le bourdon de l’avion et l’abeille, les bruits liquides, la litanie des « l » et des « r ».
Si tu t’éloignes de quelques pas sans les mêler aux feuilles mortes, tu te rends compte soudain que le Riau de Corcelles fait entendre tous les chants du monde, il suffit de se déplacer d’un pas pour que le petit lait se fasse crème. Le roulement à billes se fait pâte pétrie et les bouches de tuba toux grasse.
Le ruisseau aurait pu se vanter de son répertoire infini mais le diable est discret. Si tu lui dis qu'il partage le monde en deux comme le Rhône et le Rhin, il te rit au nez, il a d’autres choses à faire.
Jean Prod’hom
La pince se desserre
Les enfants sont à l’école, Sandra au Mont, c’est mardi et il fait soleil au Riau. Je laisse en arrière tout ce qui est susceptible de se transformer en remords et envoie à trois jets de pierre les urgences. Je fais un pas, puis deux, trois, ça suffit pour que la pince se desserre.
Vingt-deux degrés, je me réjouissais de cet instant, retrouver le bois Vuacoz où j’ai vécu tant de belles heures l’année passée, choisir une souche et m’y adosser, avec le chien qui vaque à ses affaires et ce bonheur enfantin d’être dehors et d’y rester.
Eux aussi sont au rendez-vous, mais ils sont à l’air libre depuis samedi à l’aube. Je n’ai besoin de rien sinon de mes mains nues pour disposer d’un peu de place au milieu de leurs chants. Je ne les vois pas mais leurs sifflements montent à la verticale avant de retomber comme des feux d’artifice, ils semblent se comprendre, je ne comprends pas, c’est réconfortant.
Un peu de lecture, de la bruyère, un tapis de mousse et des bouquets de prêles avant que mon corps se défasse, se fragmente, menus atomes qui se dispersent comme des grains de poussière dans un rais de lumière, mon visage tient tout seul près du feu de la forge. Tout se juxtapose mais les choses ont les coudées franches, celles qui portent un nom et celles qui restent muettes, si bien que le verbe se lève : il ôte ses gants et se fait brise.
Jean Prod’hom
CXXII
Parce qu’il n’avait rien compris à l’idée de vacuité, Jean-Rémy rentra du séminaire les mains vides mais illuminé, avec le sentiment d’être en accord avec lui-même.
- ... ne saurait donc exister dans le monde de cause sans effet, ni d’effet sans cause.
Et le sage se tut. J’étais à deux pas de penser que la cause et l'effet étaient une seule et même chose. Heureusement je m’arrêtai à temps.
- Existe-il une réponse définitive à une question qui ne se pose pas ?
- Oui !
- Laquelle ?
- Non !
Jean Prod’hom
Une petite Triumph décapotable
Le printemps est entré ce matin par la fenêtre du fond d’un couloir sombre d’un tea-room de la Gruyère.
J’ai essayé de rattraper sur l’autoroute, pour mieux la voir, une petite Triumph décapotable, mais j’ai dû renoncer par manque d’essence. J’ai écouté la voix de Monsieur Jardinier en faisant le plein, il parlait de primevères et de pensées, de tomates et de pois. Même l'aire du Muguet souriait.
Le Daïla-Lama a abordé ce matin trois questions : Qui suis-je ? Ai-je un début ? Ai-je une fin ? La réponse à la première question entame fortement la notion d'un sujet substantiel, indépendant, patron de la conscience. Les réponses aux deuxième et troisième dépendent de la réponse à la première, elles m'ont rappelé celles que donnaient Epicure et Lucrèce.
Tout au long de la journée, les gens marchaient comme des vieux, voûtés, aussi bien sur la scène où étaient installés le Daïla-Lama, ses disciples et ses assistants que les anonymes qui allaient et venaient dans les travées. J'ai compris que tous ces gens ne se faisaient pas petits exactement pour les mêmes raisons, quoique... Les anonymes pour ne pas déranger les spectateurs qui regardaient les écrans géants, les seconds par égard pour le maître.
J’ai cru soudain que le Daïla-Lama salivait, j’ai eu mal pour lui. Mais ce n'était que le micro-miniature qui pendait à la commissure gauche de ses lèvres. J’ai eu mal pour moi.
À la question d'un jeune homme qui ressemblait à Tom Cruise et qui lui demandait ce qu’il pensait des mouvements New Age, le Daïla-Lama a répondu qu'il n'aimait pas trop ces pensées qui picoraient à tous les stands.
Le Daïla-Lama était installé au sommet d'un échafaudage molletonné aux couleurs de fête foraine, il m'a donné l’impression d'un homme qui se prépare à jouer avec sérieux une partie qu'il aurait à arbitrer, mais qui doit préciser au préalable les règles, indéfiniment. Et soudain la partie est terminée et t’as rien vu passer !
Le maître et son interprète, Martin Ricard, ont joué une autre partie, une belle partie au cours de laquelle à la fois ils serraient et desserraient les choses. J’ai reçu la réponse aujourd’hui à une question qui ne m’a pas quitté hier. Martin Ricard prend des notes dans la langue du maître, qu'il interprète dans sa propre langue lorsqu’il en reçoit l’ordre.
Tandis que Sa Sainteté rejoignait la communauté tibétaine de Suisse, je suis allé me balader au milieu des stands de ce petit Disneyland, puis je suis remonté près de la patinoire où j’avais parqué ma voiture. C'est le triomphe du printemps sur l’autoroute et au Riau. Je croise la décapotable bleue aperçue ce matin, au Riau Sandra a installé le parasol.
Jean Prod’hom
Avec le Daïla-Lama
Rendez-vous ce matin à Granges-Paccot avec le Daïla-Lama, au nord de Fribourg, à deux pas de la patinoire, à trois du terrain de foot, à quatre du cimetière. Les commerces avaient annoncé la couleur et donné le ton : le Maxi Bazar, La Grande Récré, Keria Luminaires-Monde de Lumière, Orchestra,…
Ça s’appelle le Forum, une salle immense dans laquelle sont organisées toutes sortes de manifestations. Tenez, le forum accueillera bientôt Le Salon romand de l’habitation durable et de l’efficacité énergétique, puis la Foire de Fribourg. Les Témoins de Jéhova sont de bons clients, ils viendront à quatre reprises à Granges-Paccot d’ici 2014.
Nous étions plusieurs milliers aujourd’hui, j’y ai rencontré une étudiante en droit venue de Belgique, un herboriste neuchâtelois, un boulanger qui habite Matran, un chauffeur de bus, une coiffeuse de Bulle. J’ai même discuté avec un le propriétaire d'une villa cossue de Cousset. Il y a évidemment aussi des bouddhistes, des vrais, on les reconnaît à leur habillement moutarde et bordeaux, il ressemble étrangement, lorsqu’on y songe, au costume du groupe folklorique de "La Villanelle" Montagny-Cousset, mais eux n’ont pas le crâne rasé.
Je crois qu’on l’aime bien le Daïla-Lama dans notre région, l’étudiante belge le trouve gentil, l’herboriste me confie que cet homme lui apporte un sentiment d'universalité, il ne fait pas de chichi, m’a dit la coiffeuse de Bulle, et puis il ne crache sur personne, a jouté le boulanger pour plaisanter.
Bon, le premier contact avec l’équipe de Sa Sainteté n’a pas été comme je l’espérais. J’ai dû déposer mon appareil-photo à la consigne, j’ai lu sur une pancarte qu’il était interdit d’emmener dans la salle ni casque, ni bouteille, pas de parapluie, pas de sac à dos, pas de valise, pas de couteau pas de pousse-pousse ; par chance je n’avais emporté aucun de ces objets. J’ai eu droit à une fouille superficielle, mais une fouille quand même, je n’aime pas ça.
Puis il est apparu, tout le monde s’est levé et a applaudi, il est comme à la télé. Le Daïla-Lama on le reconnaît facilement, c’est le seul à avoir sur la tête une casquette dont il a découpé le sommet, c’est lui aussi qui décide de tout, qui décide quand le traducteur doit traduire et quand il doit se taire. Le Daïla-Lama n’est pas si commode que ça, il a pourtant de prime abord l’allure d’un de ces idiots qui ne se rendent pas tout à fait compte d’où ils se trouvent, qui semblent ignorer qu’il y a du monde autour d’eux, qui rient même lorsque leurs interlocuteurs ne comprennent pas pourquoi ils rient. C’est ça je crois qu’on apprécie chez le bonhomme : lorsque le traducteur traduit ce qu’il vient de dire, il ne l’écoute pas, il fait le clown, semble ne pas s’en préoccuper, il regarde les gens des premiers rangs, leur fait des sourires, des grimaces, des clins-d’oeil. Une belle autorité. J’ai vu tout ça sur l’écran géant mis à la disposition des spectateurs un peu éloignés de la scène. Pour le reste je ne sais pas, je connais pas.
À midi j’ai mangé à la COOP, c’était une toute autre ambiance, j’y ai retrouvé des gens qui étaient dans mon secteur, le C1. Ils ont fait mine de ne pas me reconnaître, j’ai fait la même chose.
Suis sorti finalement à 16 heures 30 du Forum, lorsque le Daïla-lama a remis et lacé ses chaussures pour nous signaler que c’était terminé.
Me suis arrêté en rentrant dans l’abbaye cistercienne d’Hauterive, obéissant ainsi à une invitation de Sa Sainteté.
- Allez voir d’où vous venez et faites un peu de lumière sur le christianisme. Laissez au peuple tibétain le bouddhisme.
On faisait sonner les cloches pour les vêpres, je suis arrivé avec le soleil, trois bons quarts d'heure de chants et de louanges, en latin et en français, deux langues en définitive aussi difficiles que le tibétain et le sanscrit.
Jean Prod’hom
Glaise
Glaise
terre-glaire lise
dépouilles et détrempe
les chemins ont tourné au gris-abandon
patte molle qui fait cuirasse de fonte
insaisissable par ce temps de poisson
rien dans ce ramassis de feuilles rances
rien à débarder pas d’écailles
terre noire
menteuse et visqueuse
sort de son lit
encombre les flaques
se mêle au sable
colle
et puis gobe le ciel
Jean Prod’hom
88
Tout autour de la ville des propriétés privées, à perte de vue, des propriétés privées de tout.
Il n’est pas raisonnable de vouloir conduire l’enfant du je dois au je veux dans une école obligatoire.
- Dis maman ! tu trouves pas que le riz tout seul c’est meilleur avec quelque chose ?
Jean Prod’hom
Vico Santa Maria delle Grazie a Toledo
Je dédie ces mots à la vierge Marie mon coeur je m’envole et m’approche amoureux comme un enfant je rêve à tes bras offre-moi quelque chose fais-moi oublier la méchanceté la malveillance la guerre donne-moi un peu de paix un peu d’amour je n’en puis plus éclaire cette confusion et le monde désert je te le demande entoure mon coeur mon âme mon souffle mon amour protège-moi comme une mère protège son enfant je t’en prie laisse-moi dormir.
Salvatore Prudele (Saint-Valentin | 14 février 2012)
Il s’appelle Marco Prudele et habite le rez du Vico Santa Maria delle Grazie a Toledo. J’ai passé devant chez lui samedi passé, la nuit était tombée, la porte de sa loggia était grand ouverte, un poste de télévision distillait une émission de variétés de l’autre côté de la ruelle déserte.
Je guigne, Marco m’invite à entrer dans l’antre de son frère. Son frère c’est Salvatore, il dort, fatigué, très fatigué. Il a subi une opération du coeur en 2012. Un brave gamin qui se trouvait sur l’Achille Lauro lorsque celui-ci a été détourné en 1985. Il a fait un peu le maçon en Autriche, en Allemagne, au nord de l’Italie. Mais il n’a rien redémarré de sérieux, c’est aujourd’hui un pensoniato, alors sans rien dire à personne il a transformé sa maison en vaisseau fantôme, lumineux, il a collé sur les murs de sa chambre et de son plafond ce qu’il a trouvé dans la ville, les textes qu’il a rédigés. Salvatore a neuf frères et soeurs, mais c’est lui, Marco, qui s’occupe du cadet et de cette mère qu’ils aiment tant.
Autrefois c’était l’héroïne et la camorra, plusieurs morts chaque jour. Aujourd’hui c’est les incivilités des enfants. On était des scugnizzi, les choses ont bien changé. Pas Salvatore, il est resté le même, il aime toujours autant sa mère et illumine sa chambre de bouts de chandelles et de tickets de métro, de saintes et de publicités, de cartes de loto et de colliers. Salvatore n’a pas changé depuis le temps, il laisse sa porte ouverte du printemps à la fin de l’automne.
Tu sais, me dit Marco, ici on n’est rien, on est grec et espagnol, c’est nous qui avons fait Naples, je la connais, je te la ferai voir demain. On montera au Vomero.
Marco a les yeux brillants des possédés, il piaffe, respire et pleure. On s’est donné rendez-vous l’année prochaine. Marco me montre encore de l’autre côté de la rue les portraits de ses parents, de cette mère que lui et son frère aiment tant, elle est à l’image d’une sainte, d’une ville. Je ne verrai pas ce soir Salvatore, il n’a pas bronché sous son édredon, il fait le mort.
Jean Prod’hom
Assomption
Parmi tant d’autres choses je ramène de Naples un peu de son soleil, le souvenir d’une vitalité sans borne, le goût d’une ferveur, la gentilezza.
Et puis une définition du miracle qui serait, selon ce père jésuite bien peu orthodoxe rencontré via Sapienza, le produit de l’ordinaire et de la bricole, dont nous pouvons, me dit-il, reconnaître les traces miraculeuses à chacun de nos pas. Je comprends mieux les mots du saint homme lorsque j’aperçois Piazza Gaetano, peu après que nous nous soyons quittés, une Assomption qui m’était évidemment destinée.
Jean Prod’hom
Lundi à Naples
Le solde des âmes pezzentelle – abritées dans de tendres petites têtes d’os (capuzelle) – dont un décret a interdit le culte en 1969 ont été déplacées de l’église inférieure de Santa Maria delle Anime del Purgatorio ad Arco dans le cimetière de la Fontanelle. Je paie 4 euros pour en obtenir une confirmation. On n’en devine en effet plus que quelques-unes dans de rares niches, abandonnées là pour les curieux et quelques fidèles. La gardienne culturelle du temple me confirme qu’elles sont devenues rares les âmes charitables qui descendent dans l'hypogée austère pour abréger le temps de purgatoire de celles et ceux qui pourraient intercéder en leur faveur sitôt arrivés au ciel. J’apprends que, pour ne pas avoir à payer 4 euros à chacune de leur descente au purgatoire, les dernières adeptes de ce culte des âmes pezzentelle reçoivent une carte qui atteste de leur fidélité.
Passe à nouveau dans l'atelier de restauration de l’impasse débouchant sur la Via San Gregorio Armeno. Ils sont trois ce matin, les deux frères – Rosario et Antonio Ebreo – et un collaborateur.
Le San Stefano de Salerne a bien avancé, quant au collaborateur, il replâtre la Santa Marguerita d’une petite église du Lazio, ils se sont mis à l’ouvrage avec le jour. C’est ainsi depuis trois générations, ils m’informent que c’est dans cet atelier que l’autel de la Certosa di San Martino a été restauré. Ils sont confiants malgré leur santé précaire, ils travaillent tous les jours et leurs enfants reprendront l'affaire.
On mange tout près de la place San Gaetano, mal très mal. On boit un café avec du soleil sur la place San Lorenzo, c’est mieux bien mieux, on aimerait même que les choses durent ainsi.
Sandra et les enfants repartent faire un dernier tour dans les boutiques pendant que je fais un saut à la chapelle Sansevero, on est nombreux à nous demander ce qu'il y a sous le linceul de marbre du gisant que Giuseppe Sammartino a sculpté au milieu du XVIIIème siècle. Difficile de croire à de la pierre. Un corps vivant ? mort ? Ne rien toucher, pierre molle pierre liquide, le vivant serait-il mortel pour la pierre ? Une pancarte m’en avertit, le monde va décidément à l’envers, je suis tout retourné :
Si prega non toccate. Gli umori corrodono il marmo.
Jean Prod’hom
Dimanche à Naples
Le Musée archéologique national de Naples est un palais immense, tout y est grand, plus grand qu’à l’ordinaire : le bâtiment, les salles, les plafonds, la lumière, les sculptures,… Les fenêtres sont encore fermées, les gardiens sommeillent ou font des mots fléchés, ils valent autant que les sculptures de la collection Farnese ou celles qui on été extraites d’Herculanum. Alignées dans de longues salles, elles ont, comme eux, la mandorle à l’intérieur du crâne, chacune livrée à sa solitude.
Les fresques du premier siècle au second étage donnent le vertige. M'arrête devant ce qui devrait ne pas avoir changé depuis 79 : un ibis et un martin-pêcheur. Mais tout s’en va, se dérobe. Je me sens aussi éloigné des Romains que des Japonais.
Le funiculaire du centre nous emmène au Vomero, celui de la Chiaia nous ramène en bord de mer sur la via Fancesco Caracciolo. Des grappes de Napolitains et de Napolitaines se promènent, ils ont mis leurs habits du dimanche, leurs enfants sont couverts de jouets à quatre sous, c’est l’or de Naples, autrefois en noir et blanc, aujourd'hui en couleurs.
Une procession conduite par des gamins remonte la via Pizzofalcone avec la Madonna d’Arco dans leurs bras, une vieille pleure, rien n'a vraiment changé. La nuit tombe bientôt sur la baie de Naples, le Vésuve a disparu dans une des innombrables niches dont est parsemée la nuit, le Vésuve a la tête retournée, allongée contre le flanc, il est comme une grosse bête rassasiée. Ça bouronne au fond de la ville, de la périphérie au centre et le feu remonte dans toute la ville, seule la fente noire de Spaccanapoli reste dans la nuit.
Jean Prod’hom
Samedi à Naples
Deux ou trois heures en famille dans le Circumvesuviana au travers de zones sinistrées, de la gare centrale jusqu’à Pompéi, de Pompéi jusqu’à Méta di Sorrente et de Méta di Sorrente jusqu’à la gare centrale. Plus le temps continuera et moins Pompeï ne bougera pas, je sais pas mieux dire.
Seule chose d’époque à Pompéi, les chiens.
Sors de chez Ménandre, hésite à faire un saut au lupanar, remonte la via stabiana jusqu’aux thermes à la façon d'un vieux sénateur romain. A ma grande stupéfaction personne ne se retourne sur mon passage. C’est évident, dans de tels lieux on préfère les morts aux vivants.
Arthur a une vision pessimiste de l’histoire, il s’étonne en effet qu’il y eut déjà des bordels en 79 après Jésus-Christ, il conjecturait que les hommes étaient autrefois moins frustrés qu’aujourd’hui. Je pensais exactement l’inverse à son âge. O tempora o mores.
- Dis papa, quand le Vésuve a recouvert la ville, tu étais né?
Louise considère avec circonspection le plan des ruines de Pompéi, elle craint que la buvette ne soit elle aussi d'époque.
Sable de cendre, les mères ont lâché leurs petits, les glycines sont en fleurs, je joue avec une quinzaine de tessons ramassés près du port.
Jean Prod’hom
Vendredi à Naples
Ce matin encore entre Piazza Dante et Montesanto, les fripiers et les vendeurs de mozzarella côtoient les maraîchers et les tripiers, dans le même ordre que la veille, c’est à nouveau la vie avec tout son bric-à-brac, un jour encore dans les ruelles, vico, vicolo et vicoli, la nuit n’y peut rien. Arthur, Louise et Lili font des photos de tout et de rien, on traîne, on s’égare et c’est bon.
Mais c’est le métro qu’il nous faut prendre pour rejoindre la Solfatare, je demande un peu d’aide à un Napolitain qui nous accompagne jusqu’à la station la plus proche, avec le sourire, je lui souris, il ne me demande rien.
On se fait tout petits dans l’une des cages de fer de la ligne 2 dont les bruits et les tremblements nous font croire à un décollage imminent, ou à une explosion, rien de cela, on traverse les Campi Flegrei occupés par des locatifs comme on en voit dans les banlieues des grandes villes italiennes, châteaux de cartes décrépits qui ont poussé comme de gros chardons dans des pâturages gagnés par la mauvaise herbe. A quoi bon ? Ici la terre menace, tout le monde se souvient de 1980 et ne pense pas trop à l’avenir. On descend de l’avion à Pozzuoli, à un ou deux kilomètres du volcan de la Solfatare, une navette nous y conduit, j'avais imaginé le cratère plus près du niveau de la mer.
La Solfatare ressemble moins aux enfers que du temps du Voyage en Italie, il faut dire qu’aujourd’hui le ciel est bleu et des barrières interdisent d’aller où on veut. Le guide qui emmenait le personnage d’Ingrid Bergman dans le film de Rossellini est toujours là, dans ses habits gris et sales. Il fait voir à un petit groupe de touristes les secrets de la terre, un reste de mégot pend à sa lèvre inférieure, il roule les r avec un petit rire de diable édenté, gloussements de castrat qui se mêlent à la vapeur brûlante, le souffre prend les poumons. Je crois apercevoir Ingrid Bergman s’éloigner, elle porte un long manteau, un de ces manteaux couleur sépia du temps du cinéma en noir et blanc. Louise et Lili n’ont rien vu, elles ramassent quelques pierres aux teintes blafardes en rêvant de cristaux et de colliers de perles.
On descend jusqu’au port de Pozzuoli avec devant nous un bout du Cap Misène, impossible d'aller jusqu'à Procida et d'en revenir avant le soir, on se rabat sur le front de mer qui ressemble à celui de Mani sulla città, mosaïque de sacs-poubelles, baignades interdites, horizon glauque, odeurs douteuses, plages jonchées des restes de la cuisine du monde, maisons abandonnées, immense catastrophe à laquelle les habitants de Campanie semblent se faire. Il est difficile d’imaginer à quoi ressembleront Pozzuoli, Portici et la baie de Naples dans une vingtaine d’années. Une mariée pose avec son mari sur une bite d'amarrage avec pour décor la coque d'un bateau pisseux, je ne comprends pas bien leur décision.
On emprunte pour le retour la Linea Cumana jusqu’à Montesanto, puis le funiculaire qui nous dépose au pied du château sant'Elmo. On jette un coup d'oeil sur une autre mosaïque, celle des toits plats et des terrasses en nous promettant qu'on reviendra. De larges escaliers de lave nous ramènent en six ou sept larges virages jusqu'à la station intermédiaire du funiculare centrale, deux femmes s'invectivent de maison à maison.
On parvient épuisés au pied de l'imposante cage d'escaliers de notre palais où logea autrefois Gioachino Rossini, de l'ascenseur aussi qui nous emmène au sixième étage pour dix centimes d'euro.
Jean Prod’hom
Jeudi à Naples
Six étages plus bas, au pied du Palazzo di Domenico Barbaja coiffé d’innombrables petites terrasses qu'on rejoint par d’étranges labyrinthes, on aperçoit la via Toledo et la station du funiculaire centrale qui dépose ses usagers à deux pas de la place Vanvitelli. La Certosa de San Martino se dresse tout en-haut parmi les antennes de télévision et les citronniers, le ciel est bleu.
On a traversé ce matin la verrière de la Galleria Umberto, j’ai bu un café au Gambrinus, longue marche ensuite sur le damier de lave noire des quartieri spagnoli dans lesquels dominent le bruit et la ferveur. C’est le grand tambour, on distingue un peu de stupeur dans les yeux des enfants qui sortent leur appareil de photos, tout mérite qu’on s’y attarde, on s’arrête, on repart, les scooters, les têtes qui dépassent des box au rez des vicoli, les autels nichés dans le tuf, les activités secrètes, les tags, les petits commerces, bouchers, tripiers, mais aussi les conciliabules, les cris, les enfants, les vieux. Le regard flotte et rejoint de lessive en lessive les rampes d’escaliers qui montent au flanc du Vomero.
On se balade en bras de chemise, le soleil a fait halte pour la premier fois cette années, nous dit-on, on prend du bon temps dans une trattoria du vico Teatro Nuovo.
Fin d’après-midi sur l’autre rive de la via Toledo, babioles, pâtes et débrouille, autant d'églises que de locatifs, vivantes, fermées ou recyclées en galerie d'art ou en salle de théâtre. Boutique obscure au fond d'une impasse, un vieil artisan passe en rouge la robe de san Stefano, ils sont deux, même blouse, même air de famille, le second assis regarde le premier qui travaille.
On trouve un banc public libre sur la Piazza San Gaetano, à l'angle de la Via dei Tribunali et de la Via San Gregorio Armeno. Le spectacle est partout, la vie plutôt, les gamins du quartier jouent au foot au pied de l’église de San Paolo Maggiore qui s’appuie sur deux anciennes colonnes du temple des Dioscures, à Naples c’est le mélange qui fait tenir les choses ensemble, la pauvreté proverbiale de la ville emprunte pourtant les habits de l'opulence, les gamins sont dodus. Ils se déplacent comme des pigeons autour des présentoirs dressés à la va-vite par les nouveaux arrivants. Les enfants sont des rois, quant aux miséreux ils inventent des solutions, finalement une paire de cannes suffit pour deux boîteux.
Il est 8 heures, la ville clignote, les bruits s’éloignent, les trattoria ouvrent leur porte, de temps en temps une sirène. Je descends à pied les six étages du Palazzo di Domenico Barbaja que je remonte bientôt avec deux pizzas de chez Mimi.
Jean Prod’hom
Pas de mur mitoyen entre la vie et la mort
Aclens | Google Earth, 2008 | élévation : 300 mètres
Pas de porte entre la vie et la mort, pas d'après, de seuil, pas de pas, pas de Styx, de mot, pas de mur mitoyen, rien pour dire cette relation, ou cette absence de relation, la vie n'étant peut-être que cet effort à repousser la mort qui survient et dont on ne sait rien, une incompatibilité qui conduit à un curieux montage. Ce montage la mort nous y oblige, écrit Patrick Baudry dans La Place des morts (1999), la mort n’envahira pas la terre promise aux vivants à la condition qu’ils lui ménagent une place dedans. Il s'agit de régler ce passage, ce détour par lequel la mort est reconnue et les morts repoussés à l’intérieur d’un fort dont ils ne sortiront pas, déterminant en contrepartie l'espace des vivants dont on peut voir d'en-haut très clairement les contours.
Jean Prod’hom
Une barbarie de seconde main
On peut l’espérer, nous aurons sous peu, presque complets sous nos yeux, le monde et ses parties. Restera à conclure cette immense entreprise ouverte par la raison, ne me souviens plus quand, ne me souviens plus où, dans un campement du Croissant fertile je crois. Régler les derniers détails, lisser le rugueux, poser une couche de syntilor. Domestiquer ce qui pourrait l'être encore, soigner nos dernières blessures, apaiser ceux qui s'agitent, liquider nos dettes, enterrer les médiateurs, faire taire les dernières colères : plus de cartes à jouer, plus d'air à respirer.
Je crains aujourd'hui que nous soyons revenus de médiation en médiation à l'immédiateté des bêtes et des fossiles dans un monde dédoublé et décalé. La corde sur laquelle on a tiré aveuglément nous étrangle et nous ramène pas à pas vers ce qu'on avait quitté, la barbarie, une barbarie nouvelle, lisse, une barbarie de seconde main.
Jean Prod’hom
Prés-de-Vidy
D'en haut, disons de 300, 400 ou 500 mètres, nos cimetières se laissent aisément reconnaitre : en périphérie des villes et des villages depuis le début du XIXème siècle si ceux-ci ne les ont pas engloutis, espaces clos, plan orthogonal, partitions multiples, désaffectations partielles, bosquets et chemins, hauts arbres à proximité, avec le ciel à portée de main. De plus près on aperçoit quelques couleurs, buissons ardents, roses artificielles, pensées, arrosoirs, tuyaux d'arrosage, un bassin et dans un coin un compost.
D’en-haut il arrive pourtant que même l’observateur le plus averti se méprenne et confonde les cimetières avec d’autres espaces aménagés par l’homme. Certains d’entre eux tout particulièrement peuvent nous égarer, ce sont les jardins ouvriers installés comme les cimetières en bordure de ville, orthogonalité, labourage, arrosage, compostage. Chacun est chez soi dans ce qui pourtant n’est pas à lui, écrit Jean-Christophe Bailly. Il y a dans l’organisation et la gestion de l’espace des cimetières quelque chose qu’on retrouve dans celles des jardins ouvriers, c’est le tissu de toutes les parcelles qui forment le jardin.
Les jardins familiaux des Prés-de-Vidy et le cimetière du Bois-de-Vaux ont fait bon ménage des années durant dans l’ouest lausannois, séparés par la route cantonale, mais la rupture est consommée. La Ville a décidé en effet en 2006 de déplacer ces jardins sur un terrain voisin pour réaliser l’un des pans de son vaste programme urbanistique intitulé Métamorphose. Les archéologues se sont frotté les mains, les jardins familiaux occupaient en effet un terrain en bordure de la ville gallo-romaine de Lousonna. Si donc la Loi autorise de modifier l’affectation de cet espace, elle doit laisser le temps aux archéologues de fouiller et d’étudier le sous-sol avant que les pelles mécaniques et les caterpillar ne mettent le tout en bouillie.
Les sondages sous les jardins familiaux ont permis de localiser une nécropole de dimension importante, près d’un hectare, entre 5000 et 8000 sépultures. Il faudra donc attendre deux à trois ans avant que les travaux ne démarrent.
En attendant 2015 ou 2016, de hauts grillages ont isolé les Prés-de-Vidy du reste du monde, les jardins sont à l’abandon, herbes hautes du dernier automne, gouilles du printemps, traces de véhicules et quelques roulottes. Sitôt les cabanons transférés en 2010, des gens du voyage ont utilisé ce que leur ont laissé leurs prédécesseurs, ils y ont passé l’hiver, et puis un printemps. Ils sont partis depuis, ne restent qu’une petite dizaine de sans-abri, j’en aperçois un qui pelle au milieu de cette jachère jonchée de déchets, je l'imagine tirer de ce bourbier un buste impérial en or.
Jean Prod’hom
Aigle, 300 mètres, 2012
Jardins Volpette, Saint-Etienne, 500 mètres, 2012
Jardins familiaux / Cimetière du Bois-de-Vaux, 1000 mètres, 2009
2009-2013
Jardins familiaux, Près-de-Vidy, octobre 2009
Jardins familiaux, Près-de-Vidy, avril 2011
Jardins familiaux, Près-de-Vidy, août 2012
Prés-de-Vidy, dimanche 31 mars 2013