Un mot au bout de la langue
Mémoire, petite mémoire, celle qui laisse filer dans ses larges mailles le fuyard auquel le plein accès est refusé parce que le nom qui le désigne manque à l’appel. On n’en garde que l’empreinte et l’assurance de son existence, sans que sa disparition n’ait d’effets notables sur le reste du lexique, ses voisins de gauche et de droite, les mots qui lui sont subordonnés ou dont il dépend. La perte est sèche mais le sommeil remaille en une seule nuit les défauts du filet. Le lendemain lorsqu’on veut en disposer le mot est à sa place, la découpe est demeurée intacte. Seul l’amour-propre est blessé de n’avoir su poser la main sur ce qui était devenu sa proie. A moins que...
A moins qu’il ne nous faille retrousser la métaphore: les mailles du filet sont ces mots qui creusent le plein, ils aèrent nos esprits alourdis et leur offrent un peu de ce vide sans lequel on n’irait pas de l’avant – mais où ? Et la perte de l’un d’eux – inquiétante – ronge une partie de ce à travers quoi s’écoulent des morceaux du temps et la liberté d’en faire façon.
En perdant un mot on laisse la terre nous ensevelir, on peine à respirer, on meurt un peu.
Jean Prod’hom