Le Plateau de Mazagran
Depuis que j'ai croisé il y a quinze jours Bertrand auquel j'ai demandé mon chemin dans le quartier du Faubourg de Montricher, j'ai eu l'envie de relire André Dhôtel. Le môme d'une dizaine d'années m'avait répondu ce jour-là Berolle et Mollens comme Maxime avait dit à Gabriel Rigny ou Clamart. Depuis aussi que je m'intéresse à cette Maison de l'Ecriture qui sort de terre à Bois Désert, une monstruosité inoffensive et sans nom, certainement, aux yeux des gamins de ce bourg du pied du Jura. Depuis enfin que Montricher me fait penser à un village grec, de cela je m'en expliquerai peut-être un jour.
Je lis au réveil les premières pages du Plateau de Mazagran.
Je m'en vais dans la Broye en début d'après-midi, par Hermenches et Rossenges. Haltes sur la rive droite, successivement à Henniez, Villarzel, Sédeilles, Cerniaz, Villars-Bramard, Dompierre, Prévonloup, Lovatens, Sarzens, Chesalles-sur-Moudon, Chavanne-sur-Moudon et Ursy. Il est près de 5 heures lorsque je rentre.
Il a plu tout le temps de mon périple, et le brouillard était si bas qu'il m'a été parfois difficile de repérer les petits clos situés à l'écart des villages, abrités sous des feuillus ou des cyprès, parfois des saules. J'ai toujours cru que les cimetières étaient parmi les plus anciens vestiges de l'occupation des hommes, protégés par les soins que les vivants ont depuis toujours à l'égard de leurs morts, quelles que fussent leurs vies, entourés d'un mur au vieux crépi, des lieux rarement remaniés, ce n'est pas sûr évidemment, quoi qu'il en soit, puisse le sommeil des défunts ne pas être dérangé. Les parallélépipèdes qu'ils dessinent dans le paysage circonscrivent des sites remarquables d'où le paradis auquel la mort donne peut-être accès se laisse éprouver déjà sur la terre, tout autant lorsqu'on les aperçoit de loin que lorsqu'on se trouve dans la place et qu'on regarde alentour. L'archaïsme de ces lieux ne se laisse pas photographier, j'y ai renoncé, je ne ramène désormais que des photographies d'arrosoirs.
On descend ce soir au Théâtre de Vidy sur la pelouse duquel se dresse un chapiteau. S'y joue un spectacle, Le Bal des intouchables, beau spectacle. J'y ai vu deux choses extraordinaires, huit personnes venues de nulle part, à l'allure, le visage, l'âge, le corps si différents que leur rencontre était déjà improbable, sinon lors d'un bal, ballet dans l'air ballet sur terre. J'ai vu parmi eux l'un d'eux, homme comme vous et moi, qui grimpait à une perche verticale comme un singe. Mais sans user de ses mains, comme un homme, c'était Balthasar.
Jean Prod’hom