Mise à ban
Cʼest une poignée de ruines qui serrent les coudes à lʼécart de la grandʼ route où frémissent des couronnes de chardons, les oiseaux lâchés dans la campagne ne sʼy attardent guère. Le gros des souvenirs a rejoint depuis longtemps le silence des albums, le temps avance au ralenti. Un inconnu traverse la cour, les yeux fixés sur le mélange de terre et de gravier dont son visage a gardé lʼempreinte. Pas de grandiloquence chez lʼhomme, ni regrets ni hâte, pas de pire non plus dans des lieux livrés autrefois au travail, à la douleur, aux plaisirs. Mais qui donc sʼen souvient ? La fin va son bonhomme de chemin. Lʼinconnu avance délivré de rien, ouvert à tout, loin de la providence et des bonnes manières. Il a renoncé aux vaines entreprises, la sueur ne goutte plus dans la poussière de la cour que le silence serre aujourdʼhui de toutes parts. Au milieu des ruines sʼest établi lʼabandon.
Il y a dans ce corps qui nous lâchera un jour, à lʼécart, un lieu où patientent les images de ce qui fut. Il y a dans la tête, dans le coeur, ailleurs peut-être, des images vivantes que rien ne menace, indemnes comme les bris de verre. Elles sʼéloignent sans jamais disparaître, rien nʼen sort ni ne sʼy ajoute, elles tremblent comme la chevelure des linaigrettes. Loin de la disgrâce.
Photo / Michel Brosseau
Barbelés sectionnés, fers tordus et bancs de rouille, les barreaux se font rideaux. Les tôles battent de lʼaile, les portes défoncées bâillent, le vent fait grincer le portail par lequel entre et sort le temps gagné et le temps perdu. Les pillards ne sont quʼun vieux souvenir, personne ne songe plus à y entrer. Le portail fermé par un triple collier de chaînes sʼouvre majestueusement sur rien. Ni sursis ni restauration, une pente à peine, les fruits de lʼéglantier, des herbes sèches, quelques simples dans des pots de terre cuite sur le rebord des fenêtres. Tout peut encore attendre.
Ce nʼest quʼune image à lʼarrière de la tête, yeux mis-clos, ou ailleurs peut-être, nourrie par le silence qui pousse depuis dessous et les itinéraires de la mémoire. Nul besoin de gouvernail ni dʼétrier, lʼimage va de son pas à la manière des disparus dans un bouquet de friches. Ce nʼest quʼune image, lʼimage dʼun temple clos ouvert à tous vents que font vivre le lierre et la mauvaise herbe, une image pour ôter les peurs, celles du labyrinthe et du temps qui passe. Lʼusure remue lʼinusable fin des choses, bris de faïence, fenêtres borgnes, cheminées et briques muettes. Les vieux crépis en attestent, les morts ne se réveillent pas.
Lʼhomme est né dans lʼabandon, y retourne allégé lorsquʼil se débarrasse de ce quʼil croyait être ses biens, sʼy retrouve comme il y fut, sans peine et sans consolation, ici où les feuilles dansent, ou là où lʼaccidentel improvise. Tout y est en lʼétat, un peu passé, éclairé par les brillants dʼune négligence heureuse.
Jʼincline désormais vers lʼavenir de ce qui nʼen a pas, car tout finit pas arriver, la fin aussi, bien avant que la phrase ne se termine, sʼarrondisse avant quʼelle ne sʼéloigne et que je mʼy abandonne.
Lʼoeuvre toujours déjà en ruine, cʼest par la révérence, par ce qui la prolonge, la maintient, la consacre (lʼidolâtrie propre à un nom), quʼelle se fige ou sʼajoute aux bonnes oeuvres de la culture. (Maurice Blanchot)
Publié le 3 décembre 2010 dans le cadre du projet de vases communicants chez Michel Brosseau (à chat perché).
Jean Prod’hom