De retour mais où ?
Combien de fois aurai-je poursuivi ma lecture sans rien lire, sans rien saisir, égaré, poussière ou pensée parasite sur un chemin de traverse, entraîné à mille lieues. Dérouté deux fois, loin des vicissitudes du monde, loin des vicissitudes de ses récits. Mais où donc l’homme a-t-il établi son campement ?
Henri Matisse, La Liseuse à l’ombrelle, 1921 (Tate Gallery)
Il avait suffi de presque rien, l’ombre du chat, un rideau qui remue, les rires des enfants pour que ma conscience rapatrie la bibliothèque qu’elle avait quittée et tombe à pieds joints sur le livre dont mes yeux n’avaient pourtant pas quitté les brèves lignes continues dont ils avaient suivi sans retenue le sillon, comme on gribouille sur un calepin. Il m’avait fallu pourtant quelques secondes encore avant que ma conscience ne vienne se caler en arrière des orbites de mes yeux.
Je lis alors que Thérèse avait cru distinguer la voix d’Antoine mais qu’elle n’avait rien voulu savoir, qu’elle s’était enfuie sous l’orage, seule, sans rien entendre, sans rien voir des éclairs, toute ailleurs, égarée Dieu seul sait où. Elle ne se rend pas même compte que le feu brille dans la cheminée de la cuisine et que Philomène est là. Elle ne se souvient pas d’avoir monté l’escalier et d’avoir couru.
Peut-être hésite-t-elle à revenir en arrière, à refaire tout le chemin depuis qu’elle a cru entendre la voix d’Antoine pour se rassurer et en avoir le coeur net. Je ne peux pas l’aider dans l’immédiat, j’étais ailleurs moi aussi, tout ailleurs.
Revenir en arrière elle y songe peut-être, reprendre depuis le début. Je l’aurais accompagnée si elle l’avait fait, je serais revenu en arrière avec elle pour savoir ce qui s’est vraiment passé. Elle ne bouge pas, elle s’est laissée tomber sur le banc, l’orage continue, la fenêtre s’éclaire puis disparaît, Thérèse est prostrée.
Je lui dis alors de rester là où elle est, je vais aller m’informer, je lui demande de m’attendre, je lui dirai. Je tourne quelques pages et me retrouve là où ma conscience a fait l’école buissonnière et où l’écriture est devenue simple labour. Je refais soigneusement le chemin, écoute, regarde, frissonne, remonte pas à pas l’escalier qui mène chez Philomène. Thérèse est toujours là, j’aimerais lui dire que je n’en sais guère plus qu’elle, reprendre n’aura servi à rien, mais elle n’est pas en état d’entendre quoi que ce soit, elle garde ses mains l’une contre l’autre entre ses genoux rapprochés.
J’aurai fait ce que je peux, je lève les yeux de la page, Thérèse et Philomène ont disparu. Me voilà planté là où j’étais quand j’ai commencé à lire, en un lieu d’où il est impossible de revenir en arrière, un lieu dont on ne sait rien, qui n’est rien et qu’on ne cesse de quitter. Nous vivons toujours loin de là où nous vivons et nous sommes condamnés à faire comme si de rien n’était. Plus haut encore le ciel.
Jean Prod’hom