L'Île des morts
Au milieu des champs labourés, à l’abri des haies hautes et sombres, la maison sommeille dans une lumière blême, entourée d’un modeste jardin rempli d’ombres et de cyprès. On aperçoit d’en face un pignon réduit crépi de blanc, un drapeau pend comme un chiffon, le vent souffle à peine, on ne distingue pas la rivière qui traverse la plaine. Deux lions de marbre blanc se dressent de chaque côté du perron, plus loin des nains papotent au pied d’un peuplier, la mort a décidément mauvais goût parfois. Au bout de la courte allée tapissée de feuilles mortes, sous un platane manchot dont on voit les os, une voiture stationne, le nez dans un muret, à bout de souffle, comme si elle n’allait plus jamais repartir.
Car ceux qui sont entrés là un jour n’en sont jamais ressortis, ou ont pris la fuite jurant qu’ils ne reviendraient pas. Les habitants ont renoncé à traverser d’autres nuits et d’autres brouillards que les leurs, éloignés de tout adieu, privés de toute réalité autre que celle qui s’affaiblit dans l’obscurité, comme des fantômes sur une île.
Toutes ces villas privatives des années quatre-vingts, posées là sans raison, oubliées comme des ruines, cachées derrière des cyprès et des thuyas, habitées par des spectres m’émeuvent et me rappellent cette Île des morts – qu’a peinte cinq fois Arnold Böcklin – sur laquelle la vie persiste encore, le vert verdit en secret, parce que ce quelque chose qui doit finir ne sait comment rejoindre ce quelque choses qui malgré tout ne le veut pas.
Jean Prod’hom