Avec François Bon
Très heureux d’accueillir François Bon, mais inquiet à l’idée que ces pages – faut-il les appeler encore ainsi ? - se révèlent bien étroites pour le texte de cet homme aux mille bras. J’ai pensé un instant profiter de sa venue pour entreprendre de gros travaux, élargir le corps principal du site et réduire ses marges, l’excaver même, surélever la charpente pourquoi pas et y aménager des combles. Mais c’eût été trahir l’esprit des vases communicants dont il est l’un des initiateurs – le premier vendredi du mois chacun écrit sur le blog d’un autre. Circulation horizontale pour produire des liens autrement. Ne pas écrire pour mais écrire chez l’autre.
Allez donc jeter un coup d’oeil à sa résidence si vous ne la connaissez déjà, Tiers Livre, le bonhomme y vit, en déborde, il étonne, invente, tonne, vous le croyez à New York il est à Manosque, à Marseille il est à Ferney, hier à Marrakech aujourd’hui à Rabat d’où il raconte la ville, les morts et la mer, la huitième de ses fictions dans un paysage, la neuvième si l’on compte L’Enterrement, ce grand texte que publiaient les éditions de Minuit en 1991, repris désormais par publie.net, un texte que j’ai traversé ébahi avant de me risquer moi aussi du côté des morts, pour y suivre, chez lui, cette route au-delà de laquelle il n’y a rien.
JP
fictions dans un paysage, 8
la ville, les morts, la mer
Ici la ville semait ses morts entre elle et la mer.
La mer, nous l’avions longée longtemps : elle est brutale et sauvage, une houle bien plus raide que chez nous, et qui tombe droit sur la côte droite, éclate dans les basaltes noirs.
La ville, ici, s’arrête. Elle a planté les murs de ses casbahs, elle a maintenu la rectitude de ses infinis remparts. Les routes de la ville sont routes caravanières, et les vieilles routes des livres aussi, ou la route d’Ibn Battuta le voyageur, elles sont routes qui vont vers l’Asie et le coeur noir de l’Afrique, la ville ici ne connaît pas la mer, ne la met pas en travail, et le fleuve est trop étroit pour accueillir autre chose qu’un peu de pêche.
Mais les morts, ne doivent-ils pas accompagner aussi les routes, qui s’arrachent aux lointains pour irriguer la ville ? Et les morts, ne doivent-ils pas être sous la ville comme sous un abri, et que les remparts les protègent et les sauvent, dans leur infinie attente ? Mais les morts ne doivent-ils pas eux aussi savoir ce qui se passe après eux dans les rues serrées et les maisons secrètes ?
Pourtant ici la ville tournait le dos à la mer, la ville ignorait la mer. Où elle avait construit un récent attouchement de béton, parce que c’était le lot des villes modernes, des pays du loisir et des images de télévision, elle avait jeté sur le basalte une esplanade et un phare. Des amoureux s’y cachaient, dans les anfractuosités soumises au vacarme des vagues. Ce n’était pas temps de voir l’un chez l’autre, alors la mer servait à cela.
Une mer de vent, de roche et de houle. Et la ville avec ses avenues secrètes, ses arcades, ses labyrinthes et ses écoles. Une ville si ancienne qu’on n’y mesurait même pas le temps, et sans doute les allées-venues des cigognes sur les mausolées duraient depuis aussi longtemps qu’elle.
Nous marchions en ce bord, avec la route à quatre voies, le surplomb de la houle raide, et la ville au dos tourné. Et dans cette frange où nous marchions, voilà que nous enjambions les morts. Ou bien voilà que les morts, de chaque côté de nos pas, nous entouraient et nous aspiraient.
Ici, à droite, ils étaient dispersés dans l’herbe, et regardaient la mer. Mausolée ou pierre, et des hiérarchies ou regroupements nous n’avions pas la grammaire. De l’autre côté, à gauche, où la pente grimpait vers l’arrière étanche de la ville, ils se serraient à bien plus, les morts du temps présent.
Et c’était une longue bande en surplomb de la mer, la mer donnée à la réflexion des morts, la mer offerte à la solitude des morts, et son horizon pour penser à ce que la mort aussi contient de sans limite.
Nous marchions : était-ce encore aller vers la mer, si pour cela il fallait ainsi radicalement quitter la ville, l’ignorer, et son vacarme et ses chants, et la géographie infiniment compliquée de son histoire en ses murs ? Nous ne marchions plus que parmi les morts qui sont hors de la ville, les morts que la ville avait éloignés d’elle, tout en leur offrant sa mer inutile.
La quatre voies de ciment et de bitume, c’est donc aussi sur le tapis des morts qu’on l’avait posée ?
Nous marchions. Nous étions devant la mer, et sa houle raide et violente, sur les dais de basalte, sous le phare, avec dans les anfractuosités les amoureux qui eux aussi n’étaient que des dos, dos enserrés, dos immobiles, face à la mer et qui probablement cherchaient plutôt en eux-mêmes le nouvel horizon.
La ville ne donnait pas de réponse, ni quant à la mer, ni quant à ses morts. Les morts la connaissaient, eux, probablement, la réponse. Mais elle était dans l’horizon même, et leur immobilité et leur silence de tous, devant la houle infiniment refaite, et ils ne la donnaient pas – du moins à qui passait, passait seulement.
François Bon
Et d’autres vases communicants ce mois, merci Brigitte Célérier :
Eve de Laudec et Michel Brosseau
Poivert et Pierre Ménard
Corinne Le Lepvrier et Lou Raoul
Anne Charlotte Chéron et Amélie Charcosset
Danielle Masson et Wana Toctouillou
Éric Dubois et Chris Simon
Chez Jeanne et Franck Queyraud
Dominique Hasselmann et François Bonneau
Zéo Zigzags et Visant dessinateur
Louise Imagine et Ana NB
Anne Savelli et Sabine Huynh
Mathilde Roux et Virginie Gautier
Christophe Grossi et Daniel Bourrion
Camille Philibert-Rossignol et Christopher Sélac
Anna Jouy et Giovanni Merloni
Danielle Carlès et Brigitte Célérier
Hélène Verdier et Dominique Boudou
Claude Favre et Jean-Marc Undriener
François Bon et Jean Prod'hom