La vie de nos morts est décidément trop courte

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Cher Pierre,
Arthur a passé la nuit chez des amis à Lausanne et reviendra dans la matinée ; Jacques m’envoie une photographie trouvée, j’imagine, dans les affaires de Marc, Sandra et les filles sont descendues au marché. Je profite du silence dans la maison pour enregistrer la première partie de l’introduction du Gustave Roud de Philippe Jaccottet avant de prendre la Nissan et de me rendre aux Cullayes.

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Je m’arrête au cimetière, l’hiver est à notre porte et l’arrosoir à l’abri. J’y croise Ginette accompagnée de son chien clopinant sur trois pattes ; elle rend visite à Georges dont les cendres reposent au jardin du souvenir, de sa mère et de son père qui ont vécu sur un petit domaine de la commune et qui disposent aujourd’hui d’un petit lopin de terre au fond du cimetière. Ginette hésite à reconduire la concession, je l’y encourage, la vie de nos morts est décidément trop courte.
Ginette marche avec une canne mais sourit du haut de ses 78 ans comme une gamine de 15. Elle se souvient de ses longues marches jusqu’à l’école de Mézières, de la tartine qu’elle croquait à midi, Elle se souvient du trou de la Bressonne qu’elle devait franchir dans la nuit avant de prendre le tram à Montpreveyres. Vendeuse à la Placette, elle aura les reins assez solides pour ouvrir, dans les années 70, une bijouterie au Grand-Saint-Jean. Sans enfant, sa nièce a repris la boutique en 2005 ; Ginette va s’y rendre après le cimetière, la soulager, lui donner un coup de main. Ce village, ce n’était rien il y a cinquante ans, à peine un village, 80 habitants ; je pense à Mazagran et aux Ardennes ; pas d’église, une poste ; il sonne deux coups au clocher de l’école.
J’entre sans frapper, personne à la réception ; je croise une blouse blanche puis la responsable de la cafétéria. Cinq minutes suffiront pour qu’on m’accepte. Les résidents arrivent goutte à goutte. Je parle à T, il est là depuis un mois. Je reviendrai le voir.
Je ne peux m’empêcher de manifester ma joie lorsque j’aperçois A ; il se souvient, nous étions allés sur les bancs de bois de son attelage, mon fils et moi, jusqu’à Peney, ça avait duré le temps qu’il fallait, c’est Fanny qui nous tirait.
J’ai assez vite l’impression de tous les connaître ou de les avoir croisés : je discute le coup avec un ancien employé des parcs et promenades de la ville de Lausanne ; il a toute sa tête. défend ses droits, écoute ses voisins, souffre d’arthrose.
Chacun boit un thé avant de retourner dans sa solitude, dans sa chambre ou au salon. J’offre mes services à la responsable de la cafétéria qui en parlera à la direction. Quoi qu’il en soit, je reviendrai.
Je fais au retour une halte au restaurant qui est comme une dépendance de l’établissement que je viens de quitter, mais avec un poêle. Y mange un vieux couple : lui vêtu d’un pull jaune canari ; elle anglaise, se souvenant de la reine Victoria. A côté, une dame qui offre pour ses soixante-dix ans un repas à ses trois grands enfants qui cherchent sans la trouver la clé qui autrefois les réunissait. Il est 17 heures quand je rentre au Riau, Sandra et Louise font des mathématiques, Lili et Arthur sont occupés dans leur chambre.
A moi de faire à manger, j’écoute la radio d’une oreille : Jean-Claude Biver parle avec une naïveté consternante des jeunes de 15 à 35 ans. La suffisance du bonhomme me dégoutte, je grogne. Arthur m’informe, pour me consoler, que Federer est riche d’un demi-milliard de dollars. Mais comment désormais va-t-il faire pour se débarrasser de ce fardeau et jouer enfin, avec une seule balle.

Jean Prod’hom


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