Les dessus de Baulmes
Cher Pierre,
La canicule s’est installée en plaine ; elle menace en altitude celui qui n’aurait pas pris les devants en aménageant, sous un sapin blanc ou un épicéa, un abri de fortune. Certains jours le soleil est trop fort, seules l’eau des ruisseaux et l’ombre des bois résistent.
Je remonte en surface à 5 heures 30, la nuit venue des montagnes par la fenêtre grand ouverte m’a lavé ; je laisse la dureté du plancher et la paillasse vide, salue les veaux qui me suivent jusqu’à l’angle de l’enclos ; je continue seul sur le chemin qui monte en pente douce de l’autre côté de la combe, avant de faire une conversion et de m’offrir d’un coup l’horizon, de Rorschach à la pointe d’Yvoire, avec derrière les Préalpes et les Alpes qui font cause commune, ne laissant à l’oeil que le tracé d’une découpe à laquelle le manque de périodicité donne son charme et qui nous ressemble.
A mes pieds, à la lisière où je m’assieds, des scabieuses et des centaurées, quelques fraises et des campanules,
Le pays de Vaud est en morceaux carrés ou rectangles, couleur de terre, vert tendre, seigle ou orge, immobilisés par le remaniement parcellaire mais que les longues courbes d’anciens tracés ressuscitent.
Les roulottes des jeunesses du canton font du pointillisme entre Valeyres-sous-Rances et Orbe, c’est dès mercredi le giron du nord. Les bois dérobent à l’oeil les ravins creusés par les rivières qui descendent du Jura avec leur secret. Témoins de ce qu’on a oublié, des haies, des sections de haie, des bosquets, des arbres solitaires. Je vous détrompe, ce n’est pas une carte postale, on est dedans.
Belle fin de matinée avec Joël qui nous fait voir les géants dont il est le gardien, sapins blancs et épicéas, foyards. Il nous raconte ce qu’on voit pour la première fois ; on reviendra pour voir ce qu’on n’avait jamais vu.
Jean Prod’hom
La Combette
Cher Pierre,
Dernière mission cette année, faire voir aux petits de 9ème l’existence, même lointaine, d’une possibilité, celle de vivre à 1200 mètres d’altitude, dans un chalet d’alpage, sans réseau et sans électricité, presque nus, avec des lapins, un chien, des veaux, des génisses et des bergers.
Les ornières du chemin que l’on suit de Trois-Villes à l’alpage des Naz n’ont pas eu le loisir de se faire un lit très profond, peu de circulation ; mais des fraises sur le talus, chaudes et douces comme un baiser, pas assez nombreuses cependant pour remplir le creux de la main et combler nos gourmandises.
Il nous faudra deux grosses heures de marche et un pique-nique, chacun cherche un peu d’ombre, pour croiser le premier troupeau de vaches.
Micheline et Bernard, qui font la saison à l’alpage de la Combette, nous accueillent avec un grand sourire ; du monde ils n’en voient guère depuis un mois. Leur fils a repris le domaine de Bioley-Magnoux, à lui maintenant de faire ses expériences à l’abri du regard des aïeux. Et puis ça fait des lustres que Micheline et Bernard souhaitent vivre au rythme des bergers et des bergères. La bergère a placardé un mot de bienvenue et placé, à son pied, une gerbera dans une bouteille, souvenir du mariage de son fils.
La pauvreté des moyens, l’étendue des pâturages et du ciel, la gentillesse de nos hôtes, les heures qui zigzaguent en tous sens, les portes qu’on ne ferme pas, la rareté des règles, le désir des hommes et des bêtes de persévérer, tout concourt à plonger les gamins dans une espèce d’euphorie qui les conduit à concevoir des jeux sans queue ni tête, des courses sans vainqueurs ni vaincus, et on se plaît à imaginer l’un d’eux lisant Alice au pays des merveilles, tandis qu’un ballon roulerait en bas la montagne, que des voix traverseraient la combette et que des friandises tomberaient du ciel.
Sandra nous livre les provisions et les sacs de couchage au milieu de l’après-midi, Joël vient aux nouvelles. Un chamois broute au-dessus du chemin qui mène à la Côtelette, on boit un verre. Le soleil finit par descendre derrière l’Aiguillon mais traîne de l’autre côté, et claire les sapins tout en-haut de l’arête qui conduit au Suchet, d’où, lorsque la nuit se sera établie, la lune se lèvera.
Les enfants auront cessé, je l’espère, de s’accrocher au jour et le tintinebulement des cloches, tantôt ici tantôt là, rappelleront la présence invisible de ce qui ne se dit pas, auquel nous faisons tous une énigmatique et mystérieuse confiance.
Jean Prod’hom
L'UBS Kids Cup
Cher Pierre,
Impossible de rester sous les couettes, par solidarité peut-être ; en effet, Sandra et Louise sont en route depuis 7 heures déjà, elles sont allées à Oron donner un coup de main aux organisateurs de la finale vaudoise de l’UBS Kids Cup. Je me lève donc, allégé de Naples, délesté du poids des responsabilités, comme reposé. Restent cependant quelques tâches qui me rebutent et dont il indispensable que je me débarrasse méthodiquement. Je m’y attelle. Je termine aussi la rédaction des notes laissées en plan hier, fais mon sac pour Baulmes. J'ai reçu hier les affichettes pour Grignan, sans les cartons, j’envoie quelques mails.
Le soleil tombe de haut à Oron, mais tout droit et brûlant, je m'en veux de ne pas avoir pensé à un couvre-chef. Lili participe à cette finale sans grand entrain, réjouie toutefois de remettre un bouquet de fleurs à Léa Sprunger, un peu moins certainement de serrer la main de notre ramoneur, syndic d'Oron, celui à qui j'avais téléphoné il y a quelques années, effrayé par le feu qui sortait de notre cheminée, et qui m’avait répondu : Pas de risque, laissez-le brûler !
Llil s'échauffe sous la direction de Léa Sprunger, puis saute, lance et court, le plus loin et le plus vite possible. Je rentre au Riau lorsqu’elle en a terminé, tandis que Sandra et Louise terminent ce qu'elles ont commencé : la première note les résultat que la seconde lui transmet après avoir mesuré la longueur des sauts de chaque concurrent.
Lucette et Michel nous ont invités à mettre les pieds sous la table, ce n'est pas de refus. Si cette fin d’année nous a mis sur les genoux, elle ne nous a cependant pas coupé l’appétit.
Jean Prod’hom
Tout se sera passé au mieux
Cher Pierre,
La ville se réveille à peine lorsque nous rejoignons, à 6 heures, la place Garibaldi ; l’Alibus nous emmène à Capodichino. L’embarquement se fait sans douleur, je traverse le ciel avec les élèves à tribord et la mer à babord, les gamins s’endorment, tout se sera passé au mieux.
Avant de quitter François et Sylviane qui m’ont fait l’amitié de nous accompagner, – et combien le métier du premier m’aura été précieux –, six élèves chantent des remerciements improvisés entre Genève et Morges. Comment ne pas fondre ?
Je remonte au Riau, Sandra et les enfants ont le sourire, la journée balade-galop a ravi les filles. Sandra a dû montrer à l’architecte qui était le maître-d’oeuvre ; quant à Arthur, il me raconte qu’il est rentré l’autre jour d’Ogens au petit matin, avec son copain de Ropraz, à pied ; il leur aura fallu près de quatre heures. Comment ne pas fondre une seconde fois
Je vais faire une sieste au milieu des gravats, avant de mettre à jour les maigres notes que j’ai prises lors de ce séjour à Naples. Attachées à un mail que m’envoie Claude, la couverture et la quatrième, tout est prêt, l'impression va démarrer sous peu, les exemplaires seront prêts pour Grignan.
Jean Prod’hom
Largo Banchi Nuovi
Cher Pierre,
Le métro sort de terre après avoir passé le Pausilippe, la mer apparaît alors entre les HLM, parfois le cap Misène et le vieux bourg de Procida, le sommet des collines d’Ischia. Toujours le bleu du ciel. Pouzzoles ne ressemble à rien, on monte jusqu'à la Solfatare ; la Grande Bocca expire des exhalaisons qui indisposent les plus délicats, le grand bourbier est vide de fange ; des portes des étuves du purgatoire et de l'enfer s'échappe le souffle du diable. Un guide de Pouzzoles, croisé au guichet du site, ne croit guère au plan d’évacuation, mais il ajoute qu’il ne vivrait pour rien au monde dans nos montagnes.
L'épicière qui fournit la buvette me propose un pannino à la carte, un bello pannino, bello ma non a balla, ajoute-t-elle. Il a en effet belle allure mais pas que, j’en témoigne. On rentre en ville par le même chemin.
Le musée archéologique est fidèle à lui-même, comme les Napolitains : les fenêtres sont restées ouvertes, les gardiens n’ont pas quitté le fauteuil dans lequel ils somnolaient il y a une année; seuls les deux athlètes de la maison des papyrus ont fait faux bond, ils sont à Milan ou à Vancouver. Les gamins traversent les salles au pas de charge, s’étonnent au passage de la taille des abacules ; les peintures de Pompéi laissent ce sentiment étrange que, si les hommes du 1er siècle représentaient et se représentaient les choses un peu comme nous, ils le faisaient avec une profondeur un peu différente, moins technique, moins raisonnable, moins systématique, donnant aux choses et aux êtres un corps, une peau, une vie que nos calculs et nos chambres obscures ont raboté.
Les gamins vont faire quelques achats, je retrouve un peu de liberté. Piazza Bellini, une trentaine de personnes tournent une scène d’une comédie intitulée Vita cuore battito. Une heure de cris, de regards noirs, de discussions, de reproches, pour la mise en boîte d’une quinzaine de secondes ; pas de place pour le hasard et les circonstances dans ce cinéma-là ; on se réjouit de son autre orientation, car au fond le cinéma c'est ça, disait Godard, il suffit de filmer des gens libres.
A Santa Chiara, Michèle épouse Francesco ; j’assiste à la cérémonie avec, à mes côtés, Ludovico da Casoria, mathématicien et physicien, préoccupé par la pauvreté, créateur de revues, de congrégations, béatifié en 1993, sanctifié l'année dernière ; à bien regarder son visage, je comprends pourquoi certains ont tout donné pour le suivre.
Sur la place Bellini, ça s’agite encore, mais l’équipe n’a pas avancé d'un pouce ; je les quitte fatigué, fatigué à l’idée de ce qu’il leur reste à faire, sans même oser imaginer quoi et pourquoi. L'écriture a ceci de particulier qu'elle n'use de rien ; tout est si lourd en dehors d'elle, hormis marcher. L’atelier des deux frères Lebro est fermé, leurs voisins de palier me confient qu’ils ont bien vieilli.
Des élèves ont réservé des tables au sud de Santa Chiara, pour un repas qui conclut leurs onze ans d’école obligatoire. En remontant à l’hôtel, nous nous arrêtons sur le Largo Banchi Nuovi pour une fête imprévue, rythmée par des voix, une guitare, des castagnettes et des tambourins. On regroupe les sacs à dos dans un coin de la place, les gamins se lancent à l’eau, accueillis à bras ouvert par les Napolitains ; danser la tarentelle, ils ne pouvaient espérer meilleure fin.
Jean Prod’hom
Procida
Cher Pierre,
Diane à 6 heures 30, déjeuner, métro ; embarquement à Beverello ; on longe le golfe de Naples jusqu’au cap Misène avant de lâcher le continent et mettre le pied, à deux pas seulement, sur l’île de Procida.
On monte par petits groupes au sommet du bourg médiéval ; visite de l’abbaye de Saint-Michel l’Archange, lequel a sauvé l’île des Sarrasins : une dizaine d’ex-votos sont accrochés dans le couloir qui mène à la salle de la confrérie ; on s’installe dans les stalles de bois vernis, embellies par les ans ; de vieux cercueils ont échoué dans la pièce ; on aperçoit d’autres barques par la fenêtre ouverte, avec le bleu de la mer qui se confond avec celui du ciel, une rumeur. Les Bénédictins avaient décidément bon goût.
C’est dans le petit port de pêche de Corricella, blanchi par le soleil, retouché par les couleurs pastel des barques qu’on mange. Baignade ensuite sur la plage qui jouxte le port, la Chiaia, ambiance bon enfant, je ramasse quelques tessons, les gamins m’en amènent, Samuel m’en offre une poignée.
On retrouve en soirée au Gambrinus notre guide pour une visite extraordinaire des citernes et des cuniculi creusés sous les quartiers espagnols, aqueduc assurant la distribution de l’eau jusqu’à l’extrémité de la baie, aux locataires des palais du centre comme à la soldatesque rangée à Misène.
Ces galeries remplies d’eau, dont le tuf récupéré a permis d’ajouter de étages aux immeubles et aux palais, cloaques dès la fin du XIXème siècle, ont été réaffectées pendant la seconde guerre mondiale. Abris anti-aériens où se réfugiaient les Napolitains, que les Américains ont arrosés de bombes jusqu’en automne 1943.
Il est plus de minuit lorsqu’on sort du souterrain, les Napolitains n’ont pas sommeil, ils sont nombreux à prolonger la journée.
Sur le Corso Umberto I, ce ne sont pas des érables qui rythment la longue avenue, mais des grappes de jeunes filles en fleurs qui tentent de boucler leur fin de mois ; elles se retirent au passage des gamins qu’on ; ce n’est pas, semblent-elles dire, misère de misère, un travail à faire. Je crains que leur corps et leur visage ne vieillissent trop vite.
Jean Prod’hom
San Gennaro
Cher Pierre,
Une dame passe une serpillère dans la chapelle de San Gennaro ; plus tard, dit-elle, revenez plus tard. Mais nous ne verrons pas les ampoules du sang du saint, l’ostensoir qui les contient est bien caché à l’arrière de l’autel, il faudra revenir le 19 septembre, ou à Noël, ou à la mi-mai.
C’est à un autre miracle que nous sommes conviés, un prêtre se glisse en effet dans la crypte de San Gennaro ; je m’empresse de le suivre avec les 8 gamins qui m’accompagnent ce matin.
Une dizaine de fidèles sont là, dix grosses minutes vont suffire, tout y est : pénitence et absolution, lectures de l’ancien et du nouveau testament, alléluia ; assis, debout, assis, à genoux, debout ; les quelques mots d’explication du prêtre n’entament pourtant pas le mystère ; prière pour les affligés, les Napolitains, les hommes du monde entier ; sanctus sanctus, consécration du pain et du vin, voici mon corps, voici mon sang, tempête et transsubstantiation. Souvenez-vous du jeudi saint, des morts et des vivants, intercédez pour les âmes du purgatoire, offrez-nous vos grâces, vous qui avez associé à la passion de votre fils l’évêque et martyr de Bénévent. Le prêtre rompt alors le pain, communion et bénédiction, avant de nous envoyer paître : allez en mission. Personne n’a rien vu venir, le miracle a eu lieu, bien plus difficile certainement à réaliser que la liquéfaction du sang de San Gennaro.
On a pris un peu de retard, nul ne saurait dire sur quoi ; longue halte pourtant à la chapelle de Sansevero, le Christ de Sammartino respire sous son suaire de marbre ; alternance des perceptions, hallucinations : est-ce le suaire qui frémit ou le corps dessous qui respire, ce ne saurait être les deux ensemble.
On se retrouve tous au marché de la Pignasecca, sous Montesanto, avant de prendre le métro linea 1 pour la gare centrale ; la Vesuviana nous conduit jusqu’à Sorrente où l’on passe l’après-midi dans la mer, dans un petit pré carré que les privés ont bien voulu laisser à ceux qui pensent que la terre, le ciel et la mer appartiennent à tout le monde. Avec de l’eau jusqu’à la taille, sans bouger, laissant à la mer le temps de faire passer un peu de sa fraîcheur au-delà de notre peau, dans ce qui pourrait bien être notre coeur.
Jean Prod’hom
Le Vésuve mousse du jaune des genêts
Cher Pierre,
Les Napolitains se satisfont d’une informatique de la première heure ; ainsi les 112 billets que je commande ce matin au guichet de la gare Giuseppe Garibaldi sortent un à un du capot d’une imprimante, que l'employé soulève de temps en temps pour souffler sur le ruban ; il me faudra une bonne heure pour les obtenir. Ces manières de faire ne rebutent pas ce peuple d’artisans, de maçons, d’épiciers, ce peuple de marchands de tripes et de fripes ; ça leur réussit même assez bien, à preuve le train de 10 heures 11 pour Sorrente, bourré jusqu’à la gueule.
On descend de la Vesuviana à Ercolano scavi. Ici, ce n'est pas comme dans le centre historique de Naples, les morceaux d'histoire ne s'empilent pas, ni ne se plissent, ils ne se chevauchent pas non plus ; à Herculanum, les ruines anciennes côtoient les ruines du jour, bord à bord ; impossible de concevoir les unes sans les autres. On s’étonne alors de la passion excessive des hommes pour les premières et de leur désintérêt inexpliqué pour les secondes.
Le Vésuve mousse du jaune des genêts et du rose de fleurs cousines des adénostyles ; quelques bourses de silène rampent à la hauteur du trèfle ; au bord du chemin, des cirses et des papillons. Lorsque le Vésuve s’est mis en colère en 79, les habitants d’Herculanum ont voulu fuir, on en voit aujourd’hui quelques-uns à la devanture de leurs magasins qui donnaient autrefois sur le front de mer, squelettes figés, dégagés par une mission archéologique américaine à la fin du siècle passé de la vague de lave qui les avait submergés. C’est subitement le passé qui côtoie le présent bord à bord, et qui devient tout entier la veille.
On remonte à pied jusqu’à la gare d’Ercolano ; la Vesuviana offre quelques places assises aux plus habiles d’entre nous, soulagés de nous retrouver, après une grosse journée livrés aux ardeurs du soleil, dans le hall climatisé de notre hôtel.
Jean Prod’hom
Ecrire c’est encore marcher
Cher Pierre,
Même si écrire c’est encore marcher, j’ai bien trop battu le pavé pour avoir la force de jouer du clavier ; l’énergie dépensée à garder un oeil sur les vingt-quatre adolescents que j’accompagne cette semaine à Naples n’y est pas pour rien.
Nous avons suivi l’itinéraire proposé par trois d’entre eux, du Corso Umberto I jusqu’à Spaccanapoli, enchaîné les zigzags sur le damier du Decumanus inférieur jusqu’à la rue de Tolède, traversé les quartiers espagnols avant de prendre le funiculaire central pour le Vomero, jusqu’à la place Fuga où l’on a mangé, au Trianon la pizza simplissime des premiers temps : tomate, mozzarelle et origan.
Les plus courageux sont redescendus dans la nuit, de l’esplanade de la Chartreuse jusqu’à la rue de Tolède, dans la nuit, bris de verre et basalte de piperne. Retour à minuit, tout va trop vite, les gamins sont pressés, sans jamais lever les yeux du côté des balcons, ou les plonger dans les arrière-cours qui abritent d’extraordinaires palais antiques.
Ecrire c’est encore marcher, je m’arrête avant l’épuisement ; chacun reçoit au réveil son quota d’énergie qu’il est tenu de ménager en certaines circonstances ; il est plus d’une heure et le réveil réglé sur 6 heures ; j’aurai ainsi demain les mains libres, avant le réveil des gamins, j’achèterai les billets pour Herculanum et Sorrente, boirai un café sur une terrasse tandis que le jour se mettra en place.Toujours la même leçon, compter sur ces propres forces.
J’apprends qu’un incendie s’est déclaré dans la gare de de Lausanne en début d’après-midi, immobilisant tous les trains, peu après que le nôtre nous emmène à l’aéroport de Cointrin. On a passé à côté du situation fâcheuse, très fâcheuse, mais du bon côté.
Jean Prod’hom
La Chartreuse de San Martino
Cher Pierre,
Nous sortirons à 16 heures du hall central de Naples-Capodichino, une bouffée de chaleur incompressible nous fera suffoquer; la lumière blanche, poudreuse, d’un seul tenant nous aveuglera. Certains voudront certainement rebrousser chemin, trop tard ; l’Alibus jusqu’à la piazza Garibaldi les raisonnera. Chacun tirera sa valise sur le corso Umberto I, un peu étonné, de la circulation, du bruit, du désordre apparent, jusqu’au numéro 377, à côté du bar Louis. Nous déposerons nos valises dans nos chambres avant de rejoindre un peu plus tard la Forcella ; on suivra la saignée jusqu’à la place Gesù Nuovo. Le funiculaire nous conduira sur l’esplanade de la Chartreuse de San Martino, on verra le damier des toits de la ville et l’insensée partie de ses habitants, la mer et tout le bassin méditerranéen, d’Athènes et Jérusalem déjà dans la nuit. On verra après.
J’ai traversé en fin de matinée le Gros-de-Vaud, jusqu’à Orbe où j’ai longuement cherché une place de parc et acheté un gâteau à la crème chez Guignard ; j’ai mangé à Chavornay, chez un collège qui quitte l’établissement scolaire du Mont-sur-Lausanne, avec des collègues qui y restent. Nous sommes allés nous doucher en famille à Froideville, puis mangé à Servion ; j’ai fait ma valise en rentrant.
Dominique de Rivaz m’avait parlé, lorsqu’on s’est rencontrés il y a quelques jours – c’était la première fois – d’un ouvrage de Giulia Enders paru chez Actes Sud, Le Charme discret de l’intestin ; c’est un des deux coups de coeur de la chronique qu’elle tient dans le Nouvelliste ; l’autre me réjouit tout particulièrement, elle écrit : petits morceaux de céramique digérés puis rendus par la mer..., à glisser dans sa poche et son coeur.
Bel été à toi, Dominique. Et à toi, Pierre.
Jean Prod’hom
Môtiers 2015
Cher Pierre,
Louise a été réquisitionnée ce matin par les responsables de l’école de musique d’Oron pour présenter aux tout petits ce qu’on peut faire de ses deux mains et d’une guitare. On en profite, Sandra et moi, pour aller boire un café et lire le journal au tea-room. Louise revient enchantée, on remonte au Riau avec des croissants.
Il y a fête à Vufflens-le-Château, fête aussi à Môtiers. Sandra et les filles optent pour les dessus de Morges, moi pour les dessous de l’art en plein air et ses travers, Arthur reste à la maison.
J’emprunte la route de Peney, Bioley-Magnoux, Donneloye. Mais des travaux entre Cronay et Pomy me déroutent. Qu’importe, il fait beau. Orzens donc, Ursins, Valeyres-sur-Rances et Yverdon, puis Vuiteboeuf et Sainte-Croix. Tout s’assombrit de l’autre côté du col des Etroits, une bonne dizaine de kilomètres le long du ruisseau qui se jette dans l’Areuse. A Fleurier tout s’éclaire à nouveau, je me souviens de Buttes, je m’y étais rendu en camion à côté de Croc, dans le Saurer de chez Belet, mon père y travaillait. On disait Croc sans que je sache comment Croc s’écrivait, puisque je ne savais pas en ce temps-là que tout ce qui se dit peut s’écrire. Croc avait la mâchoire d’Erri de Luca et de mon grand-père maternel. Je devais avoir sept ou huit ans.
Rendez-vous à 14 heures 30 sous cantine, la fanfare précède les discours ; le dernier invite chacun à remonter la grande rue en cortège ; avec ses maisons basses, elle ressemble à celle du Landeron, à celle aussi de certaines petites villes du sud-ouest. Les amateurs d’art sont à l’affût, guettant les signes de l’intervention humaine, placards déchirés, ciel, images du ciel, reflets, indicateurs de direction, camion abandonné dans une gravière, poules dans un enclos dressé autour du cadavre d’une Peugeot, tombe creusée à la va-vite, Bied et lit du Bied, tertre élevé à la pelle carrée, souvenirs de Rousseau, portraits de Siciliens, quartier de poudingue transporté en hélicoptère du Lavaux, chemin vert, fers tordus, centrale électrique, tas de pierres, piquets de clôture, bois vieux et bois neufs, gamins buissonniers. Les amateurs cherchent le Graal en rangs serrés, sourient tout autant aux variétés que les artistes ont rendues visibles qu’à celle, invisible, que l’un d’eux a fait disparaître sous terre.
Je rentre, les cloches sonnent à Fleurier, il est 18 heures ; je reviens par Baulmes, Chavornay, Vuarrens et Fey. Ce samedi chez les artistes a été comme un dimanche rempli de petits dieux : marcher, s’amuser, sourire, sourire de tout, mais ne pas se moquer pour autant de l’idée de clôture, ne pas franchir le pas, circonscrire le corps étranger.
Sortir des sentiers battus, oui, mais en les suivant scrupuleusement ; ce serait folie que de prendre quelque chose du dedans pour quelque chose du dehors. Bien distinguer les vrais nains de jardin, des faux barbecues, et vice-versa. Je le sais, chacun fait toujours de son mieux. Qu’il est difficile d’écrire ce qui s’est dit avant qu’on sache que ça peut s’écrire !
Jean Prod’hom
Ce livre va donc enfin sortir
Cher Pierre,
La centralisation des données par les moyens informatiques donne aux utilisateurs de ceux-ci des garanties très relatives, si bien que je me lève à 4 heures du matin pour éviter les embouteillages sur le réseau. Ça fonctionne un bref instant, puis plus rien, je peste, finis par descendre au Mont où d’autres tâches m’attendent.
Les responsables des services informatiques ont la fâcheuse tendance à faire croire à l’usager qu’il devrait être capable de manier cet outil, lui parlent comme à un attardé, quand bien même il aurait vu juste. La pièce de cinq centimes que je trouve dans la cour du collège, sous le soleil, me renvoie au vrai mystère.
On m’a demandé, il y a quelque temps, de quitter les deux classes dont j’ai été le responsable cette année et de déposer mes valises dans une troisième. Ce transfert, pénible, me permet de jeter encore à la benne un peu de l’inutile qui me suit depuis des années, mais aussi de me réjouir du paysage qui s’offre à l’ouest, du lac au Jura, jusqu’à la Praz, en passant par Montricher et la tache blanche de la Maison de l'Ecriture. Je crois deviner Mollens, Berolle et Bière sous le soleil ; un peu plus haut Gimel et Saint-Oyens. Il me reste deux ans pour cartographier le plateau et y voir un peu plus clair.
Le conseil de classe des grands est rapidement mis en boîte, on se retrouve quelques collègues, Sandra et moi au Central. On revient sur l’échange vif de la veille, à l’occasion du conseil de classe des petits, mais un homme s’effondre à la table d’à côté, les yeux révulsés ; celle qui pourrait être sa femme semble ne pas s’inquiéter, je lui donne un coup de main pour l’étendre sur le sol, elle lui lève les jambes, ce n’est pas grave, dit-elle, ça lui arrive parfois.
Retour au collège pour des rangements, jusqu’à 15 heures 30. Romain passe la commande des cartons et des affichettes pour Grignan. Je remonte au Riau, le toit est terminé, les peintres ont avancé. Je fais cuire quelques pâtes, sors des miettes de thon et une boîte de pesto, pèle des pommes, des carottes et un concombre. On mange dehors.
Claude m’a envoyé la maquette des première et quatrième de couverture de Marges. La photo qu’il a choisie me plaît bien, les indications me concernant un peu moins, on les simplifie. Je demande à Claude d’ajouter en quatrième de couverture le nom de François Bon qui a rédigé la postface. Ce livre va donc enfin sortir.
Jean Prod’hom
Seule la loi affranchit de la loi
Cher Pierre,
Dans les institutions qui vacillent en temps de paix, les employés les plus solides restent au rez, les bras au-dessus de la tête, chargés de soutenir le plafond qui se lézarde ; les moins courageux sont à l’étage, plaisantent, discrets et légers ; les plus lâches se calfeutrent benoîtement dans les caves, les rêveurs vivent incognito dans les combles.
Quelques gardiens font tout autour des rondes, interdisant à quiconque d’entrer et de sortir ; quand aux responsables – mais en existe-t-il encore ? –, ils sont à mille lieues de la bâtisse, se congratulent à l’abri, inventent des matériaux inédits, conçoivent des contreforts, lambourdent de faux plafonds, imaginent des colles qu’ils tendent sans y entrer à ceux qui sont dedans, placent des fusibles, coordonnent ce qui ne communique plus, invoquent des mots sacrés qu’ils soulignent pour faire sésame. C’est écrit noir sur blanc, disent-ils, peu importent les raisons.
Chacun demande à l’autre de bien noter ceci ou cela, et de le faire dans les plus brefs délais, sans prendre de dispositions si la mesure demeure sans effet. Ceux du rez, du premier, des caves et des combles deviennent comptables de potions inutiles, répétées à satiété. Alors chacun en appelle aux lois, en redemande pour parer au plus pressé ; les règlements d’application grossissent et de vieilles habitudes se transsubstancient en lois, le système se durcit, personne n’ose plus imaginer une gestion différente des problèmes ou un renversement des ordres et des priorités (assiette plutôt que couvercle).
Si donc la bâtisse continue à vaciller, ce n’est pas tant en raison d’un manque législatif, mais en raison de l’indigence des interprétations de la loi. Et par un curieux paradoxe, je me suis mis à entendre cet après-midi, au coeur même de celle-ci, non seulement une musique que je ne soupçonnais pas, mais le lieu même de l’invention et la promesse de grandes manoeuvres. Seule la loi affranchit de la loi.
Jean Prod’hom
En quête d’un nom (Jean Roudaut)
Cher Pierre,
J’ai retrouvé mon chapeau, les examens sont terminés, la classe déserte, les stores baissés. Les élèves ne se sont pas tous engagés avec la ténacité et la rigueur qu’on aurait pu souhaiter, mais ils ont laissé entendre qu’ils sont armés pour quitter l’école obligatoire, tous, et s’ils le souhaitent et sont prêts à en payer le prix, continuer l’aventure, c’est-à-dire chercher, descendre dans leur propre obscurité et celle du grand puits, avec pour seules assurances l’ignorance et l’étonnement. Reste le voyage à Naples ; je suis allé faire quelques achats à Romanel avant de rentrer au Riau.
Alain Veinstein accueillait Jean Roudaut en 2008, à l’occasion de la parution d’En quête d’un nom. Je n’ai lu aucun de ses livres, je n’avais jamais entendu sa voix, c’est fait.
Une voix qui fait entendre l’inépuisable qui se déverse d’un mot à l’autre, et le silence de ce qu’ensemble ils manquent, silence, notre asile, au coeur duquel les choses reposent.
Une voix qui balbutie avec ténacité, rigueur, ce vers quoi tend l’écriture ; dans les parages du mot juste, espérant ainsi faire entendre cette autre voix, celle qui vient d’ailleurs.
Mot juste qu’on croit avoir trouvé et qui se dérobe, voix condamnée à reprendre et faire jaillir ce qui immanquablement retombe, mais qui, progressant toujours plus avant dans le neutre et l’anonyme, nous rapproche des choses, en usant précisément du langage qui nous en a écartés. Il n’aurait pas dû en aller ainsi et le poète aurait voulu, s’il en avait eu le temps, tout reprendre autrement.
Je connais depuis cet après-midi l’écriture de Jean Roudaut ; j’ai reçu en effet un gentil mot de la presqu’île de Crozon où il vit ; il a lu Tessons qu’une amie lui a offert. Ce livre sera donc allé jusque dans le Finistère, bonheur, il me reste à lire ses livres.
Jean Prod’hom
Pendant que la ferme du poète brûlait
Cher Pierre,
Pendant que la ferme du poète brûlait – et que celui-ci se réveillait nu comme un ver, vivant, comme on doit l’être –, dans sa maison à elle, l’oubli s’était installé depuis quelques mois déjà, sans fracas ; il avait entamé l’ordre précaire dans lequel chacun de nous vit, défait les piles fragiles, dispersé ce qu’elle avait cru bon laisser : tout. Son ombre faisait le ménage chaque jour mais la poussière effaçait ses traces. Dedans sa tête, quelque chose avait bougé.
Il n’y avait pas eu de tragédie, elle était bien vivante, loin du lieu où on l’attendait, avec l’essentiel dont elle semblait nous parler. Elle avait pris un peu d’avance, dans l’abandon auquel nous serons tous tôt ou tard invités, indiquant en souriant ce qu’on aurait à vivre, sans insister ni vouloir convaincre, risquant des passages inouïs entre coq et âne, non pas qu’il fût nécessaire de passer par là, ou de nous rendre dans telle ou telle direction.
Tout ceci n’a évidemment aucune importance ; la manière dont on disparaît, dont on s’efface, dont on se retire n’est pas une question prioritaire. Mais que dire lorsque quelqu’un vous fait entendre du dedans qu’une seconde vaut une éternité ? Bien sûr on n’y comprend rien, d’autant plus lorsque cette personne ajoute qu’elle est à la fois celle qui aurait pu tout perdre et celle qui a tout perdu.
Jean Prod’hom
Les Rogivue d'Oron à Tramelan
Loïc, un incontournable du TCPM
Il y a deux façons de se rendre dans le Jura bernois, par Berne et Bienne ou par Neuchâtel et la Chaux-de-Fonds. Si vous choisissez le premier itinéraire vous gagnerez quelques minutes, si vous choisissez le second, vous aurez à traverser les Franches-Montagnes, c’est un enchantement : les sapins y sont comme des îles ou des archipels dans le vert sans bord des pâturages, les fermes ont de larges hanches et une façade blanchie à la chaux, les poulains ne lâchent pas d’un sabot leur mère, les auberges vous offrent leur terrasse, l’étang de Gruère sa fraîcheur. Mais sachez qu’en vous y rendant de ce pas, il faudra vous lever tôt pour être à l’heure.
Les carrières Huguelet, c’est une saignée de pierres et de terre au milieu des prés ; chaos et ruines qui auraient pu servir de décor à un James Bond de banlieue. C’est dans cet abandon que les meilleurs trialistes de Suisse se sont retrouvés pour déterminer qui auraient à tenir les premiers rôles. A ce jeu, les coureurs du TCPM se sont bien défendus.
Chez les Elites, Tom Blaser a terminé à une excellente 5ème place, Romain Bellanger plus loin, à la 12ème ; chez les Minimes, Théo Grin à la 10ème. Chez les Benjamins, Michaël Repond qui revient de blessure finit à une remarquable 4ème place, à deux points seulement du podium qui l’attend ; tout près de lui, Kouzma Rehacek (5ème) et Matthieu Habegger (6ème) prêts à jouer les premiers rôles. Chez les Poussins, Jules Morard se retrouve au pied du podium, sur lequel Théo Benosmane (2ème) monte pour la troisième fois cette saison. Bastien Perrin (6ème), son frère Maxime (9ème) et Kelian Crausaz (11ème) poursuivent leur apprentissage.
Il y a un pilote dont nous voudrions aujourd’hui souligner la performance, c’est Loïc Rogivue ; un ressortissant d’Oron qui tient cette saison les premiers rôles dans la catégorie des Juniors, il obtient une belle troisième place. La progression de Loïc, qui s’est mis au trial en 2007, à 8 ans, est constante. Loïc a fait toutes ses classes au TCPM, entraîné par René Meyer et Jean-Daniel Savary ; on ne compte plus ses podiums, il est devenu un incontournable sur le circuit, toujours prompt à donner un coup main, généreux, jamais avare de ses efforts et de son temps. Et le temps, il en a moins ; Loïc a commencé en effet un apprentissage de charpentier en automne dernier, il continue pourtant à s'entraîner deux fois par semaine, avec le sourire. Dans ces conditions, il n'est pas simple de continuer un sport à un tel niveau, il le fait. Pas seul, ses parents sont à ses côtés depuis le début, ils ont juré fidélité au club ; Martine, sa mère, s’occupe depuis quelques années de la caisse du club et Stéphane, son père, pour ne pas demeurer en reste, a fait les cours de juge et officie toute l’année sur les courses. Ce sont les Rogivue d’Oron qui assurent, avec les parents de Baulmes et de Marnand, de Belmont, d’Hermenches, de Moudon et de Palézieux, de Vulliens,... l'existence de ce club qui fait la fierté de la région. Bravo aux Rogivue !
Martine et Stéphane Rogivue
Rendez-vous dans une semaine à Wangen et à Stäfa. Les samedi et dimanche 26 et 27 juin couronneront en effet, dans les canton de Schwytz et de Zurich, non seulement les vainqueurs des quatrième et cinquième manches de la Swiss Trial Cup, mais encore les nouveaux champions suisses 2015. Et à ce jeu, nous espérons que le TCPM aura, dans la catégorie des juniors, quelques cartes à jouer...
Jean Prod’hom
Vues étroites
Cher Pierre,
J’ai pensé à vous, cet après-midi, vous l’ennemi juré...
Il est pour la propriété,
mais contre les moineaux, les chats,
les puces, les merles,
contre les corbeaux, les serpents, les adolescents,
pour les clôtures,
mais contre les rongeurs, les pigeons,
les fouines, les bébés, les cafards,
les chauves-souris,
pour les apéritifs dinatoires
mais contre les taupes, les vipères,
contre les pucerons, les hérissons, les renards,
les chiens, les vagabonds, les guêpes,
pour le respect des principes,
mais contre les lièvres, contre les rats,
les sangliers, les belettes, les foetus,
contre les hirondelles, les licornes, les colombes.
Jean Prod’hom
Logis de la Licorne à La Ferrière
Cher Pierre,
Sur le balcon du premier étage du Logis de la Licorne, à La Ferrière, le soleil fait ses œuvres à l’endroit même où la fraîcheur de la nuit s'attarde. J’aurais voulu que les choses aillent de ce pas jusqu’à l’autre bout du jour.
J’y suis encore : devant, le potager, deux chevaux, des roses, une banque, la voie de chemin de fer, des géraniums, le grincement d'une balançoire avec deux gamins dessus, un randonneur qui demande son chemin. A gauche, la cime des tilleuls du parc jouxtant la maison d'Abraham Gagnebin, un parking. Sur la bute l’église. Des voix me parviennent de la terrasse, il y est question de sécurité routière, de radars, d'enfants tués. Je dois me faire à l’idée que Rousseau a passé une semaine ici, chez Gagnebin, qu’ils sont allés herboriser dans les tourbières de la Chaux-d’Abel ; j’y parviens sans être en mesure de les suivre.
Je suis parti du Riau la veille, arrivé à La Ferrière à 21 heures, après une longue halte à Chapelle chez Ginette, avec Valérie et Charles. Seul puisqu’Arthur a décidé de renoncer aux compétitions. Et si je me rends à Tramelan, c'est parce que j’ai accepté de rédiger, une année encore, les compte-rendus des courses du trial pour les journaux locaux. Il a sonné 8 heures 30 au clocher de l'église.
Je serais bien resté encore à l’écoute des heures creuses, de ce qui reste de la nuit, de ce qui se prolonge, si l'on y regarde bien, jusqu'au soir. J’en aurais profité pour raconter cet homme ivre qui m'a confié la veille qu’une femme lui avait jeté un sort, qu’aux sorts il n'y croyait pas, mais que, au vu de ce qu’il avait dû supporter tout au long de la journée, il y croyait dur comme fer, qu’il n’avait pas pu faire autrement que de s’adresser à l’une de ces bonnes sorcières qui vivent avec le don, capables non seulement de contrer les mauvais sorts, mais encore de les renvoyer à leurs expéditeurs. Et, de prétérition en prétérition, j’aurais passé ce dimanche sur ce balcon, sans avoir à recommencer ailleurs.
Il me faut pourtant lever le camp, le patron arpente son potager, arrache quelques mauvaises herbes ; deux gamins font grincer la balançoire, ce ne sont pas les mêmes, ils parlent allemand ; la barrière de la voie de chemin de fer se baisse, je regarde revenir le train de la Chaux-de-Fonds, il est 9 heure 13.
On a l'impression parfois que chacun, chacune, chaque chose se relaient, assurant ainsi la poursuite de l’entretien infini du monde avec lui-même.
Jean Prod’hom
Roxanne
Cher Pierre,
Roxanne est aide-soignante à la Vernie, un établissement médico-social d’une soixantaine de lits, pas facile à trouver ; aux yeux des ressortissants du Jorat, Crissier et Chavannes, Prilly, Ecublens et Renens constituent en effet l’une des plus solides énigmes urbanistiques du canton de Vaud.
Deux sections au troisième étage, Emeraude et Rubis ; j’entre dans la seconde, déniche sans peine la salle commune, deux chiens sur mes talons ; je n’ai pas terminé de saluer Roxanne que F s’approche en souriant ; on fait les présentations.
Je lui propose de me faire visiter le centre ; mais arrivée en début de semaine, F n’est pas encore au top ; Roxanne me donne un coup de main en m’indiquant ce qu’il faut connaître de ce labyrinthe. Elle me refile même son badge qui nous permettra de sortir et d’entrer dans la section : je m’appellerai donc Roxanne.
La Vernie est un bâtiment datant de 2010, situé à l’emplacement de l’ancienne halle de stockage Baumgartner Papiers SA. Elle comprend, outre l’EMS qui se répartit sur deux étages, un centre d’accueil pour les écoliers, un service de psychologie, psychomotricité et logopédie, une cantine, la bibliothèque. Mais aussi un centre d’hébergement informatique sécurisé et une entreprise de fabrication et de livraison de repas.
La chambre est spacieuse, remplie de soleil, F regrette pourtant que les fenêtres ne s’ouvrent pas. Rien à accrocher non plus aux fils des cimaises, ça viendra. Elle me dit avoir bien dormi cette nuit, ça n’avait pas été le cas en début de semaine.
On monte ensuite dans la salle polyvalente du 4ème, avec une bouteille d’eau que Roxanne nous a refilée. Je m’assieds au piano et tricote à l’estime quelques arpèges, elle ne s’y trompe pas, en rit ; qu’importe, j’en ris, on boit un verre. On devrait pouvoir organiser une fête un de ces quatre, réunir les amis dont je croise l’ombre depuis quelques mois.
Sur la terrasse du premier étage, un vieil homme bronze torse nu. On s’attable un peu plus loin, nos mots vont un bout ensemble, avant de se séparer sans qu’on y attache beaucoup d’importance, on a assez à faire chacun de notre côté, fragments de pensées qui soudain se croisent à nouveau dans le gris des alentours, du côté de l’enseigne orange de la COOP Brico + loisirs ; de celle, bleue d’Athleticum.
A cause peut-être de la photo de Jojo aperçue dans sa chambre, je lui raconte ce qui me reste du repas que nous avions fait à la Tour de Trême, il y a trente ans peut-être ; elle s’en rappelle bien et précise qu’Hélène était là, que c’était son anniversaire et qu’on était rentrés à point d’heure. Un moineau échappé du parc de Cery vient nous rendre visite, elle me raconte alors une histoire de rapace, un rapace qui ne tournoie qu’un bref instant autour de nos têtes avant de filer en coup de vent du côté d’Hermenches, là où Louis engraissait des poulets et des lapins.
On remonte dans la salle commune de l’Oasis, il est midi, je remets mon badge à Roxanne ; elles me raccompagnent toutes deux à l’ascenseur. F est soudain désorientée, inquiète, sort de sa poche une feuille blanche pliée en quatre, me demande de me décider si oui ou non je lui en fournirai, qu’elle voudrait bien savoir. A tout hasard je lui assure que je lui apporterai un lot de feuilles blanches : la voilà rassurée.
Elles me tournent le dos, les portes de l’ascenseur se ferment. Il y a aujourd’hui au menu un velouté d'asperges, de l’émincé de veau à la crème, du riz Pilaf, du chou-fleur à la ciboulette et une salade d'ananas au basilic.
Jean Prod’hom
Dernière épreuve écrite aujourd’hui
Cher Pierre,
Dernière épreuve écrite aujourd’hui, mais une semaine encore d’examens ; une semaine pour dire en anglais, en allemand, en français, que quelque chose s’achève ; le mousse voit le bout, passe ses après-midis à la piscine de Moudon, en rentre réjoui ; ces examens, dit-il, c’est bien le meilleur moment de l’école obligatoire. Suivra après-demain un long été – de cet été-là, tout le monde se souvient – qui nous verra, lui et moi, passer à autre chose.
Je n’imaginais pas que mon père puisse se rendre compte alors que d’autres que lui me nourrissaient depuis longtemps déjà, que mon émancipation n’était pas de la veille et que j’étais bien loin de l’image qu’il se faisait de moi.
Il devinait pourtant, peut-être, ce que j’ignorais encore, que je m’étais déjà brûlé les ailes, plus d’une fois, et que ces épisodes n’avaient refroidi ni mes ardeurs ni mon envie de prendre de la hauteur. Il avait saisi, je crois, qu’il n’était plus temps de discuter mais d’accepter. Il m’avait fait confiance en silence, comme je devais le faire désormais.
Il aura fallu du temps pour que je comprenne cette chose toute simple qui assure la succession des générations : le mousse est devenu le capitaine d’une embarcation qui n’est pas la sienne, qu’il a retapée loin des regards, sans piper mot, une embarcation qui ne lui préexistait pas ; d’autres que moi l’ont aidé à la mettre à l’eau. Nous sommes deux aujourd’hui à n’avoir rien vu venir : mon père et moi.
Jean Prod’hom
Sans les douze coups de midi
Cher Pierre,
Sans les douze coups de midi, sans l’orage, sans l’épi, sans les sortilèges, nos journées ne ressembleraient à rien. Je suis à l’affût de ce qui se glisse entre deux battements de coeur, une aile de papillon, la mèche d’une chandelle, une grimace, la feuille d’un érable, la tourbe, tout ce qui exerce son empire bien au-delà du visible, l’ordinaire et l’imprévu, c’est à-dire tout et n’importe quoi.
Une journée pour reconnaître que ce n’est pas rien, un bout du soir pour lui donner une allure, en le taillant comme un crayon dont on se serait servi pour dessiner les circonstances qui l’ont vu naître, dégager du désordre l’une ou l’autre des pièces de cette partie sans fin et sans bord, qu’on reprend chaque jour, de l’aube au crépuscule : rassembler ainsi les blés coupés.
Jean Prod’hom
Eurêka
Cher Pierre,
Les réponses, que les institutions de formation attendent de chacun d’entre nous, permettent à ceux qui ne s’y arrêtent pas d’observer les effets qu’elles produisent chez ceux qui sont portés à y croire et s’en satisfont. On voit ceux-ci se détourner, fermer les yeux de contentement, heureux de s’être débarrassés enfin de ce dont ils auraient pu, – c’est ce qu’ils croient –, volontiers se passer, persuadés que les solutions constituent une fin en soi, la liquidation d’inutiles obstacles que des fâcheux auraient placés sur leur chemin, libres désormais de prendre du bon temps dans une annexe conçue expressément pour eux : jeux, délassements, loisirs, distractions : à l’abri du monde et des vivants.
Il existe une autre manière de s’alléger : en abandonnant l’espoir d’éclairer définitivement les énigmes, d’épuiser le questionnement qui rythme nos vies et creuse des accès au monde dont nous sommes les héros ; en consentant aussi à ne toucher à rien, ou le moins possible, suivant en cela la méthodologie scientifique la plus orthodoxe et la plus exigeante, c’est-à-dire du bout des doigts.
Et je crois qu’à cet égard, ceux qui prendront le plus grand plaisir aux problèmes que proposent Sandra Cibert-Prod’hom et Sylvie Rosat dans Eurêka – le nouveau moyen d’enseignement de l’option spécifique mathématiques et physique du canton de Vaud – seront ceux qui sauront goûter aux questions plus qu’aux réponses, lesquelles tombent, on le sait, comme des fruits mûrs ; les auteures ne manquent pas de nous rappeler, en effet, que les réponses n’offrent toutes leurs saveurs que si elles sont saisies du bout des lèvres et croquées là où elles sont nées : dans le verger.
Jean Prod’hom
Sache que j’ai été pris ce matin dans la tourmente
Cher Pierre,
Sache que j’ai été pris ce matin dans la tourmente, chacun y est allé de son pas, cerné par les heures ; des visages hébétés, des voix aveugles, une allure de domestique, de l’aigreur et du ressentiment, le grincement de plumes besogneuses et des encriers secs. Le jour est resté impassible.
J’aurais aimé être sur le front de mer, avec la journée devant moi, un ciel large, de l’écume et la danse des vagues. J’ai dû me contenter d’un couloir sombre et de vieilles recettes, tout le monde était sur le qui-vive et tentait de s’enfuir ; le silence les a si bien talonnés qu’ils n’ont pas fait long feu ; je suis resté en arrière dans les locaux techniques.
A la sortie, un trèfle gonflé de sucre et un papillon entouraient un bouton d’or au pied de l’un des arbres chétifs qui se dressent sur le parking. Je me suis approché et le papillon s’est mis à tournoyer autour du trèfle avant de prendre les devants et de me conduire au pré, là où étaient tous les autres.
Jean Prod’hom
Accueil de première classe
Cher Pierre,
Accueil de première classe ce matin à l’aula, c’est jour de certificat. Dans les mains un plateau que je tends aux candidats, priés d’y déposer leur portable et leur montre – elle pourrait être connectée. Le responsable à qui je demande s’il ne serait pas nécessaire de pousser notre zèle et de les fouiller me confirme que nous ne sommes pas sortis de l’auberge.
Nous devons, me dit-il, quoi qu’il advienne, ne jamais cesser de leur accorder notre confiance...
Je profite d’un congé imprévu pour me rendre après midi à Port-des-Prés. Je n’y retrouve ni la très haute grange, ni l’âpre crépi des murs, ni le banc vide entre deux portes fermées. Pas d’eau non plus dans la fontaine du Moulin de Vucherens, mais une voix, une voix encore, celle du ruisseau sous les frênes comme une incantation monotone et profonde.
Les travaux dans la maison ont avancé, sans qu’on sache exactement quand ils se termineront : l’annexe du panneau électrique et les gaines techniques sont posées, les fenêtres aussi, la plupart des radiateurs qui devaient être déplacés l’ont été.
On n’essaie plus de combattre la fine couche de poussière qui recouvre uniformément chacun des objets de la maison, on n’y touche plus, on ne les déplace plus, on se dit qu’ils attendront. J’ai préparé le repas au garage, mis la table au jardin ; mais la pluie nous oblige à laisser derrière nous l’arc-en-ciel qui s’est brisé au milieu du ciel et à nous retirer dans la véranda.
Jean Prod’hom
Pas sûr qu’au milieu du siècle passé
Cher Pierre,
Pas sûr qu’au milieu du siècle passé, Lausanne ait bénéficié, s’il en existe, des meilleurs urbanistes ; les collines de la Cité, de Bourg et de Saint-Laurent n’ont peut-être, à la décharge de ces voyants financés par l’état, guère facilité la gestion de son centre, de ses espaces verts, de ses places publique. Si bien qu’à Lausanne, où j’ai passé un bon tiers de mon existence, je n’y retourne guère.
Mais rares sont les agglomérations de plus de 300 000 habitants qui peuvent se targuer d’avoir conservé un cours d’eau à ciel ouvert, c’est le cas de la Vuachère.
Il y a quelque mois, nous avions suivi, Olivier et moi, le sentier qui la longe, parfois de tout près, de son embouchure dans le Léman à la Perraudette. Nous avons prolongé cette balade ce matin jusqu’à la Sallaz. J’ai éprouvé à nouveau cet étrange sentiment d’être à l’intérieur d’un monde disparu, depuis longtemps déjà, mais dont ce vallon à la végétation sombre et primitive, plus impénétrable à certains endroits que celle qui annonce l’entrée des enfers, offre un accès privilégié.
Il aura certes fallu, pour que les eaux du Flon viennent épauler celles de la Vuachère, que les meilleurs ingénieurs consolident ses rives, les aménagent pour faire revenir les bêtes et qu’on découvre, au fond de son lit de molasse des truites et une fraîcheur qui rappelle celle du paradis. Et lorsqu’on traverse en coup de vent la ville pour se rendre de Lausanne à Pully, de Chailly à Sauvabelin, on ne songe pas un instant que tout au fond de ce vallon, aussi noir que l’encre, qui se dérobe aux yeux de celui qui n’y descend pas, coule une eau minérale, loin du torrent de boue tiède qui nous emporte en surface.
Pour que la fraîcheur vous monte à la tête, une paire de tongs suffit.
Jean Prod’hom
L’air était frais ce matin
Cher Pierre,
L’air était frais ce matin, je suis parti à un peu plus de 9 heures du Riau, sans bien savoir où je m’arrêterais ; j’ai fait la causette avec l’apprenti de la forge de Ropraz, avec François qui avait de la visite, avec Alain enfin, remonté contre l’exposition des photos de Roud au Musée Eugène Burnand ; c’est cette conversation qui a décidé de ma destination.
J’ai emprunté, dessous la Moille, le pont qui cambe la route de Berne, plongé dans l’ombre du vallon de la Bressonne ; je me suis trempé les pieds, l’ai descendue sur une cinquantaine de mètres, peu décidé à quitter son lit. Et plutôt que d’emprunter le sentier dont les lacets conduisent à la Louchyre, je suis monté droit dans la pente et longé la lisière avant de piquer sur le réservoir. Les églantiers sont en fleurs ; des cerises, chétives, se colorent. De là-haut, Ferlens et le Borgeau ont une autre allure. Ai rejoint enfin, sous la chaleur, la Chapelle de Vucherens en passant par la Gotte ; puis traversé le village jusqu’à la route de Mézières. Je n’ai rencontré personne depuis Ropraz.
Ils sont quelques-uns sur la terrasse du restaurant des Trois-Suisses où je bois une bière et attends Sandra et les filles ; c’est jour d’audition à Palézieux. En attendant le tour de Louise qui jouera à 18 heures, je vais guigner dans la salle polyvalente où a lieu une grande kermesse ; c’est l’Association de l’Atelier des enfants qui l’organise pour soutenir les actions de l’association Taller de los Ninos, dont Christiane Ramseyer est la secrétaire générale au Pérou. C’est la voix de celle-ci que j’entends dans la salle, je finis par m’y asseoir, emballé par la présentation de son travail et de celui des 80 personnes qui l’épaulent dans les bidonvilles de la banlieue de Lima.
Lili a beaucoup progressé et prend toujours davantage de plaisir au piano ; Louise, très fière d’avoir joué avec des filles plus âgées qu’elle, sort emballée de cette audition. On rentre, Arthur est à Gryon jusqu’à demain. Edelweiss et Fleur passent la soirée avec nous, devant le match de foot entre Barcelone et Turin. Depuis le début des travaux, les chats, on ne les avait pas beaucoup vus.
Jean Prod’hom
(FP) Devant la ferme de Roud à Carrouge
Cher Pierre,
Il est inconvenant de vouloir tirer quoi que ce soit des outils, des reliques, de la maison d’un poète. J’ai fait une halte pourtant, ce matin, devant la ferme de Roud à Carrouge, l’eau coulait dans les deux fontaines.
Mais de savoir que quelqu’un y fut, tout à la fois étranger et proche, que ce quelqu’un prit acte, autant qu’il le put, de sa condition et des alentours, qu’il la quitta chaque jour pour rejoindre le chemin de la Louchyre, de Ferlens ou la route de Missy, donne au monde dans lequel je suis une substance singulière ; une manière d’être, de se livrer ; une durée, une réalité qui s’ouvre et me soulève. Me voici embarqué et je sens la brise fraîche du matin que diffuse la maison vide du poète sise aux quatre vents.
Je longe le chemin qu’il a emprunté tout à l’heure, ça aurait pu être ailleurs et le fait d’un autre poète –, mais c’est ici, sur la route d’Hermenches, Prahins ou Molondin, c’est ici qu’il a creusé son absence et mon attente. (P)
Jean Prod’hom
J’ai retrouvé aujourd’hui
Cher Pierre,
J’ai retrouvé aujourd’hui, dans un vieux carton, un bout de papier sur lequel j’ai transcrit, il y a longtemps déjà, une de ces pensées énigmatiques que la vieille de Pra Massin avait l’habitude de prononcer à la fin de sa vie et que je m’empressais de noter : Si le diable se cache dans les détails, c'est dans les nuances qu'on sauve son âme. Ce soir-là, je m’en souviens bien, elle m’avait longuement parlé des scabieuses, des centaurées et des bleuets.
Au verso, lisible encore, mais en plus petits caractères, une autre sentence, qui semble répondre à celle qui figure au recto. Que tu ne comprennes pas ce que je dis ne doit pas te froisser et te laisser supposer que je le comprends moi-même. Ce que je dis, parfois, me précède. Te plains-tu du fait que tu ignores l'avenir ?
Rien ne permet de décider laquelle de ces deux pensées précède l’autre. Je n’ajouterai rien, il n’y a de place sur ce billet pour aucun commentaire.
Jean Prod’hom
L’homme est une usine à pathétique
L’homme est une usine à pathétique, c’est ainsi, difficile de faire autrement. Mais le rituel qui met un terme à la scolarité obligatoire, là où il demeure, inquiète, son prix est exorbitant. Pour maintenir la bastringue hors de l’eau, ses exécutants sont amenés à prendre des mesures toujours plus onéreuses et cocasses, on bricole ; tout le monde collabore, mais le bénéfice maigrit, à peine suffisant pour sauver la face, et refaire un tour. L’opération semble obéir à la loi des rendements décroissants, il serait temps de passer à autre chose. Certains s’y attellent depuis longtemps déjà, sans grand succès, ils se consolent à l’idée que la réponse viendra d’ailleurs, de là où on l’on ne s’attendait pas, comme toujours. Et c’est tant mieux. En attendant, ils font de leur mieux avec les moyens du bord : frontières, saisie des téléphones, murs, contrôle des sacs, séparatifs, logiciels anti-plagiats, encouragements à la concurrence, espionnage sur les réseaux sociaux. Bonne chance les enfants !
Trop de zones grises, disent les plus hardis, il faut légiférer au plus vite, obtenir un soutien, de l’argent. Alors les hommes de loi légifèrent pour mettre sous contrôle ces zones, systématiquement, rationnellement. D’accord. Paradoxalement, leur nombre et leur étendue croissent lorsqu’une règle ou une loi est mise sous toit, avec pour corollaire la mise en miettes du champ de leur application.
On invoque les nuances tandis que le gris s’étend, grisaille, on multiplie les coutures sans couleur. Mais, et comment faire autrement, on faufile si lâche que les filous parviennent à glisser dans l’ouverture une pince-monseigneur, à se saisir de l'infime pour en faire un précédent. Les procéduriers font de rien une affaire d'état, c'est l'envers de la peau de chagrin.
L’espace et nos vies sont pavés de bonnes intentions, de poèmes abscons et de lois magnanimes ; alors le quelque chose qui résiste recule, se tient à l’abri des peurs et des profits qui accablent nos vies. Rien n’a pourtant changé, mais toute ouverture est devenue un danger que les gardiens de l’ordre s'empressent de colmater ou de contrôler.
On a réduit simultanément d’autres zones grises, les bonnes, celles qui nous permettent de respirer, les jachères et les granges vides, les bouzigues, les chantiers et les haies. Où donc nos gamins iront-ils demain s’embrasser ?
Je crains aujourd’hui le coup de grisou, le respect de la loi suppose une confiance aveugle, analogue à celle qui permet la circulation de l’argent, tout est si fragile. Et si je suis amené à l’écrire, c'est parce que ce quelque chose qui était consubstantiel à nos vies est devenu si miraculeux qu’il est nécessaire de renouveler son bail à chaque instant, sachant que sa rupture nous contraindrait à tout reprendre depuis le début, bellum omnium contra omnes.
Jean Prod’hom
C’était un tout grand
C’était un tout grand : voyages, combats, solitude. Sa fin a été moins belle, souviens-toi de Sainte-Hélène, j’en parle d’autant plus librement que je ne m’en cache pas.
A moins que ce ne soit l’île d’Yeu ? Impossible de m’en souvenir, de me débarrasser une fois pour toutes de cette confusion, je n'y puis rien. Je n'ignore pourtant rien d’eux séparément, mais ensemble ils ne font qu’un, difficile dès lors de dire qui est qui et qui est où ? Et sur laquelle des deux îles chacun d’eux est enterré ? J’hésite, suis allé sur l’une d'elle, mais laquelle ? Celle du traître ? Je ne veux pas polémiquer, mais une seule île n’aurait-elle pas suffi ? Maréchal, empereur, général ou roi, chef du gouvernement, consul, ministre ou président, les distinguos me lassent, je me méfie des post scriptum et du transferts des cendres. Je me suis mis à confondre les épines et les lauriers, le courage et la lâcheté. Et ce n’est pas sans une certaine satisfaction que je le constate : mon ignorance et ma confusion sont demeurées intactes, avec la mer tout autour.
Jean Prod’hom
Il manque quatre roues au garage
Cher Pierre,
Il manque quatre roues au garage pour en faire une roulotte, on y a entreposé la vaisselle et un frigo. Sandra est revenue d’Oron avec deux cuvettes et un égouttoir. Le soleil est de la partie, c’est notre premier jour de vacances.
Il y en aura d’autres avant la fin des travaux, et d’autres vacances, les vraies, qui se mêleront aux premières ; on dressera alors une tente et on se lavera au jet, près de la fontaine ; faire la vaisselle en plein air délie les langues. Pas de nappe sur la table en fer blanc, chacun son canif, riz et ratatouille, compote de pommes et tome de chèvre, une petite cuillère et un morceau de pain suffisent amplement.
Après le repas, Oscar, Arthur et sa mère vont faire le petit tour, le ciel se couvre, électrique, quelque chose se tend et le ciel lâche, comme une bête ses entrailles. Je vais les récupérer en voiture, ils sont sous le tilleul, hilares, détrempés comme des chiens mouillés. Je songe à ceux qui ont fauché l’herbe aujourd’hui et qui, ce soir, se mordent les doigts. Il faudra tout reprendre demain, défaire les andains, pirouetter, les refaire.
Autour de l’étang qui déborde, quelques iris brûlent, petits incendies chiffonnés, mats, déchirés, qui interprètent à leur manière la déroutante alliance des chanterelles et des oeillets.
Jean Prod’hom