Pierre Soulages
C'était, à un mètre cinquante du sol environ, une sorte d'énorme éclaboussure noire, trace laissée probablement par le balai d'un cantonnier qui avait goudronné la rue. Elle avait une partie unie, surface calme et lisse qui se liait à d'autres plus accidentées, marquées à la fois par les irrégularités de la matière et par une directivité qui dynamisait la forme ; le contour était d'un côté rebondi, et d'ailleurs présentait quelques excroissances à demi inexplicables et à demi possédant cette cohérence que la physique donne à l'aspect des taches de liquide projeté sur une surface. J'y lisais la viscosité du goudron, mais aussi la force de projection, les coulures dues à la verticalité du mur et à la pesanteur, liées aussi au grain de la pierre.
Pierre Soulages
Jean Prod’hom
Il y a les ex-voto
Il y a les ex-voto
les coccinelles
les sales gamins qui écrivent des poèmes
les zones piétonnes
les exégèses bibliques
les sardines
l'autodérision
les bittes d'amarrage
l'écriture algébrique
Jean Prod’hom
Cosmogonie
Je comprends mieux, c'est à notre insu que sont nées la géométrie et les clairières.
Jean Prod’hom
Isotosi VS 102-T
outre-noir bitumineux, imputrescible sous radier, travail à froid
Jean Prod’hom
Partirez-vous seul ?
Partirez-vous seul ? Ici encore votre décision est dictée par les impondérables. Si vous avez quelque ami proche dont le pas au vôtre s'accorde, n'hésitez pas. Il y a des moments difficiles où sa présence (toujours agréable) deviendra précieuse. De façon générale, elle influe profondément sur votre attitude corporelle et spirituelle. Il y a presque toujours un échange très complexe, de délicates interférences. Vos sensations, si elles diffèrent, réciproquement s'annulent : vous retombez à zéro. Si elles concordent, elles se multiplient ; leur produit, c'est quelque chose d'enivrant...
Une amie ? Vous n'êtes pas toujours digne de la transfiguration qu'un visage impose au monde ! Et votre fuite tournera court, sous quelque ombrage où vous serez tout de suite bien loin de vous-même.
Plusieurs amis ? Le danger de la «la bande», où seul règne l'esprit de mystification. Le groupe tend à s'affirmer contre le monde, au lieu de communier avec lui.
Gustave Roud, Petit traité de marche en plaine, 1932
S'agissant de choisir un compagnon, presque aucun de mes amis (ce qui est étonnant à dire), où que je me tourne, ne semblait faire l'affaire. : tant il est rare que les intentions et les comportements, même entre proches, s'accordent exactement. L'un était trop nonchalant, l'autre trop pointilleux ; l'un était trop empoté, l'autre trop impulsif ; l'un était trop maussade, l'autre trop joyeux.. Je trouvais celui-ci plus stupide, celui-là plus réfléchi qu'il ne fallait. Je reprochais à l'un ses silences, à l'autre ses bavardages ; je redoutais l'embonpoint et la graisse d'un premier, la maigreur chétive d'un second ; c'étaient la froideur et l'incuriosité, tantôt l'ardeur et l'excès d'activité qui me rebutaient. Tous défauts qui, malgré leurs inconvénients, sont tolérables dans la vie courante : l'affection peut tout supporter, et l'amitié s'embarrasse de rien. Mais, s'agisssant d'une expédition, la gravité de ces mêmes défauts devient redhibitoire. C'est pourquoi mon esprit exigeant, qui visait à la plus haute des joies, examinait autour de lui, pesant le pour et le contre, sans jamais blesser pour autant l'amitié : lorsqu'il pressentait, pour l'expédition projetée, une source possible de désagrément, son arrêt se traduisait par le silence.
Pétrarque, L'Ascension du Mont-Ventoux, 1336 (traduction Jérôme Vérain)
59
Il est bien plus difficile et délicat d'imaginer un passé différent de celui qu'on partage – et dont on croit tout savoir – qu'un avenir différent de celui qu'on prépare – et dont on feint de tout ignorer.
Le premier se présente en effet toujours comme un bouleversement des fonds et des combles, le second, à l'évidence, comme un modeste et vulgaire ravalement de façade.
Jean Prod’hom
Il y a la cambriole
Il y a la cambriole
les frasques des damnés
la couleur de la terre
il y a l'idolâtrie
les fioles d'ambre
les patrons de la grande industrie
les quodlibet
le petit crédit
le cambouis
Jean Prod’hom
A.22
Lorsqu'on songe à le stopper, le train va déjà trop vite, les conséquences vont pourtant bien au-delà de ce qu'on peut imaginer. A l'alternance des belles et des mauvaises saisons se substitue la succession des jours et des nuits ouvrables, bâti nouveau pour une société sans sommeil, le marché en a décidé.
Il ne sert à rien de s'agiter, trop tard. Le rêve, l'histoire et ses cauchemars, les étés et les hivers prennent le large, les enfants sont sur le quai, interminable exil, 4 heures du mat', insomnie crispée. Qui donc les réveillera, qui donc les bercera ?
Jean Prod’hom
Il y a les bois du lit
Il y a les bois du lit
les petites annonces
le mauvais goût
les forts en thème
les jours de fête
les baies du gui
le tripartisme
l'or des dunes
les prunes gringettes
Jean Prod’hom
Ce ne sont pas les livres que je regretterai
Ce ne sont pas les livres que je regretterai mais les bibliothèques, le réseau dense de leurs travées, l'absence de lignes de fuite, de perspective, l'ordre presque immuable des choses, la vulnérabilité des êtres que j'y rencontrais, les grandes baies vitrées, le temps qui ralentissait, la lumière qui s'attardait, les secrets qui mijotaient, l'ignorance et les songeries, le désoeuvrement, les innombrables chaises vides autour des tables nues et la promesse d'un silence que la nuit qui tombe ne ferait pas taire.
Jean Prod’hom
Ontologie
C'est une spécialiste de l'ontologie qui termine son gros ouvrage par un long post-scriptum dans lequel elle indique avec mille précautions qu'elle aurait pu dire la même chose tout à fait autrement, que ce n'était là qu'une des innombrables manières d'aborder la question de l'être. Elle voulait ainsi, je l'imagine, rassurer ceux de ses lecteurs – j'en suis – qui ne seraient parvenus à entendre ni son dit ni son dire, en les laissant supposer que le silence – ou l'un ou l'autre de ses avatars – aurait pu en faire tout autant. De tout cela elle aurait naturellement pu ne rien en dire.
Elle conclut son post-scriptum par une évocation saisissante, l'évocation d'une crainte, celle qu'elle éprouva soudain qu'on pût croire un instant qu'elle n'avait rien à dire.
Jean Prod’hom
J'entends par la fenêtre ouverte
J'entends par la fenêtre ouverte de Pra Massin le silence de la vieille, sortie sans éteindre le petit poste de radio qu'elle écoutait autrefois avec le vieux. Quand donc sont-ils partis ? Il n'y a rien de plus vide qu'une maison devant laquelle on passe et qui fait entendre la voix des disparus, le silence de ceux qui pourraient revenir.
Elle n'était jamais là où l'on croyait, jamais ici, quelquefois ailleurs, la plupart du temps entre ici et ailleurs. Mais où et comment la rejoindre ? Alors je restais à quelques pas de la fenêtre ouverte.
C'était souvent à l'instant même où je m'avisais qu'il n'y avait personne dans la maison qu'elle apparaissait sur le chemin des Tailles ou au coin de son potager. Alors elle ralentissait comme pour s'excuser d'avoir interrompu mon attente.
Jean Prod’hom
Il y a la soupe aux orties
Il y a la soupe aux orties
la face cachée de la lune
le poussin qui frappe à la paroi de l'oeuf
il y a le grès coquiller
mêlé à la pierre d'Hauterive
il y les piaillements de nos barbus d'Anvers
il y a pour tout avouer
ce qu'on ne dit pas
parce qu'on ne sait pas comment le dire
Jean Prod’hom
Notre identité la plus chère
Il définissait notre équilibre, notre identité la plus chère, par ce lieu qu'on ne cesse de quitter et vers lequel on revient toutes les fois qu'on ce croit ailleurs. Il appelait passion ce mouvement incessant qui nous mène vers ce qui nous rapproche de ce dont on est séparé en nous éloignant de ce dont on se croit proche. Sans qu'on y parvienne jamais. Comment cela se pourrait-il ? La succession de ces départs et de ces retours, avortés, écourtés, incomplets, nourrissent, prétendait-il, notre présence au monde en creusant toujours plus loin notre absence et celle des choses.
Si bien qu'il avançait parfois que nous sommes à la fois celui qu'on est devenu de n'avoir pas été et celui vers lequel ceux que nous avons cru pouvoir devenir nous ont ramené.
Je suis la cohorte de ceux vers lesquels mon absence me conduit, disait-il. Je suis en retour cette absence qui ne déborde pas. Et il souriait.
Le vase est vide, les fleurs fanées, le vent empêche les rideaux de baisser les bras, on entend des voix, celles d'un transistor. Près du poêle dans l'ombre noire, un vieil homme, personne ne le voit, silencieux, claquemuré dans sa cuisine, pour enfin ne pas y être sans être dérangé, pour être ailleurs sans avoir à aller trop loin.
Jean Prod’hom
Naples 1
Le Grecs sont à la recherche de terres nouvelles et étendent leur influence aux VIIIème et IXème siècles avant J.-C. sur le pourtour de la Méditerranée occidentale.
Des navigateurs venus vraisemblablement de Rhodes – établissent un comptoir sur l'îlot de Megaris. La colonie prend le nom de Parthénopé. C'est en effet sur cet îlot qu'aurait échoué Parthénopé, la sirène désespérée de n'avoir pu séduire Ulysse. Les Rhodiens lui dressent un tombeau. La colonie se développe ensuite, commercialement et militairement, le long de la côte.
PARTHENOPE
La République parthénopéenne est une république proclamée le 21 janvier 1799 à Naples par les troupes françaises commandées par le général Championnet qui se rend maître de la ville gouvernée jusque là par le roi Ferdinand IV qui prend la fuite sur un bateau britannique. Elle ne fera pas long feu, elle disparaît 6 mois plus tard.
Une autre colonie grecque s'établit à Cumes autour des années 750 avant J.-C., Cumes dont la Sibylle avait fourni à Enée le rameau d'or qui lui permit de descendre aux Enfers. Les ressortissants de cette colonie essaime et fonde la ville de Neapolis au VIème siècle, sur un plateau de roches volcaniques, l'ancien emplacement prendra le nom de Palaïopolis.
Les Romains conquéront plus tard les cités grecques de Campanie et, au IVème siècle, Neapolis et Palaïopolis ne feront plus qu'une seule ville. Mais Naples conservera son indépendance culturelle et continuera à parler grec.
Au IIIème siècle avant J.-C., Rome reconnaît par un traité, foedus neapolitanum, l'autonomie de la ville avec ses 30 000 habitants. Mieux, les Romains attirés par la culture grecque font de Naples et de la Campanie leurs lieux de villégiature : Auguste, Cicéron, César Néron,... Et bien sûr le général Lucullus, qui rapporte d'Iran les premiers cerisiers. Il s'établit dans une villa construite aux alentours de Megaris, occupe le Borgo marinario où se dresse le Château de l'Oeuf : il y installe de vastes viviers, un théâtre et une bibliothèque dans laquelle Virgile aurait rédigé l'Enéide.
CHÂTEAU DE L'OEUF
Jean-Noël Schifano raconte après d'autres qu'il existe un oeuf sacré dans l'une des caves du château. Il est plongé dans un récipient placé dans une cage suspendue à une poutre. Vie précaire. La légende veut que si l'oeuf venait à se briser, le château serait entraîné dans les flots et tout Naples à sa suite. Lorsque les avions américains bombardèrent Naples avant septembre 1943, on craignit le pire, les Allemands avaient placé leur DCA sur les toits du château de l'Oeuf.
Cet oeuf est appelé communément l'oeuf de Virgile. De l'oeuf à l'oeuvre il n'y a qu'un pas.
Traces de la Grèce et de Rome dans Naples
- Les trois artères orientées est-ouest : decumanus superior (vie Sapiens et Anticaglia), major (via Tribunali), inferior (Spaccanapoli - vie Forcella et dei Librai ).
- Place San Gaetano, sur le parvis de San Paolo, les restes du temple des Dioscures (Castor et Pollux, fils de Zeus et Léda, frères d'Hélène et de Clytemnestre).
- La silhouette du théâtre romain, entre la via Anticaglia, via San Paolo ai Tribunali e vico Giganti.
Jean Prod’hom
Dehors comme dedans, mais demain
Il n'y avait jamais eu personne dans cette maison. Au début, celui qui l'habitait avait attendu que l'averse cesse et il y était demeuré à défaut d'être ailleurs. Il avait oublié les circonstances de son arrivée, comme tant d'autres, si bien qu'il n'en ressortit jamais. Sans y être demeuré une seule fois.
Des voix sortaient d'un poste de radio et reposaient dans la pièce, comme de l'eau croupie. Il n'y avait personne, comme en été lorsqu'on passe à côté d'une fenêtre ouverte devant laquelle un rideau faseye.
On se mettait dedans, à l'abri, pour être ailleurs, par n'importe quel temps, dehors comme dedans, n'importe quand, une fois, un jour.
Jean Prod’hom
Il y a les armistices
Il y a les armistices
les souliers qu'on remise
le retour des beaux jours
il y a la ronde des tondeuses
les hirondelles
les fleurs autour desquelles les amis dansent
il y a le soir le jour qui s'attarde
le carrousel des chauves-souris
il y a l'énigme avec nous dedans
Jean Prod’hom
La bataille de Monte Cassino
C'est à l'aube que le coeur s'élargit sans mot dire, il s'élargit chaque jour davantage. A toi désormais de faire quelque chose, jusqu'au bout, sans forcer ta peine. Si tu entends cet appel, va au Monte Cassino. L'homme a construit là-bas sa maison sur le rocher, les fleuves ont débordé, le vent a soufflé, la maison est tombée.
Pseudo-saint Benoît
Les Grandes Batailles – la Bataille d'Italie
Le Monte Cassino domine les alentours, on le voit de partout, le jour, dans ses rêves, la nuit il obsède. Dans toutes les guerres il y a des montagnes. Mais aucune d'elles n'a été aussi méchante que le Monte Cassino.
Les généraux ont fait évacuer sur Rome les trésors les plus précieux de l'abbaye. Le Vatican a prévenu les deux camps. Le monastère est nu, n'y vivent que quelques moines et des réfugiés. L'ordre de bombarder l'abbaye est pourtant donné. On avertit ses locataires la veille en glissant des flyers dans des obus spéciaux, ils essaient de sortir, le soir même, avec un drapeau blanc. Les artilleurs ne les ratent pas.
Le 15 février 1944, à l'aube, des avions venus de Sicile et de Naples fondent sur le bâtiment qui ne représente aucun intérêt militaire, il est mis en miettes en moins de 3 heures.
Les Grandes Batailles – la Bataille d'Italie
Jean Prod’hom