Lorsqu’il en va de notre vie
Cher Pierre,
Alexandre est mal fichu, on renvoie notre rendez-vous à des jours meilleurs. Mon séjour en ville n'aura donc duré qu'un matin, mais les deux heures passées en compagnie de Romain et de Geoffrey m’auront permis de me débarrasser de certaines idées, d’en concevoir d’autres, plus précisément trois, et d’imaginer quelques repères dans ce qui s’annonce tout de même assez délicat.
Car c’est de cela dont nous avons parlé, Romain, Geoffrey et moi. Avant de mettre en route, sur des bases un peu solides, sans précipitation, ce que j'appellerai désormais, faute de mieux, le chantier Terres d'écritures, du nom de cette galerie que Christine anime à Grignan depuis plusieurs années et dans laquelle elle m'a proposé d’exposer, en septembre prochain, un ensemble de tessons et une série de photographies, événement à l’occasion duquel seraient faites quelques lectures.
Nous nous sommes rencontrés à Noël, Christine et moi, dans sa belle maison de Chamaret. Nous avons convenu que les photographies présentées, si la chose se faisait, ne seraient pas celles des tessons mises en page dans le livre, mais quelques-unes de celles que j'ai faites en marge de leur collecte, en noir et blanc, et qui s'y rapportent d’une certaine manière : grèves, brise-lames, ciels, laisses, vagues, casses, rebuts, galets,... Nous nous sommes séparés avec le sourire et la conviction que la chose se ferait. Je demeure confiant même si bien des événements et des obstacles peuvent se mettre encore sur notre chemin. Quoi qu'il advienne, que cet événement ait lieu ou pas, ce que je démarre aujourd’hui aura un sens, ne serait ce que d'avoir été pensé, les photos choisies et tirées, collées. L'attention que m’ont prêtée Geoffrey et Romain m'en aura convaincu.
Cette discussion, avec le lac dans le dos, m’aura en effet encouragé d’abord, et c’est peut-être l’essentiel, à ne pas me focaliser sur la qualité technique des photographies, à ne pas me mettre dans l’obligation d’en faire de nouvelles pour annuler les défauts des premières, mais de composer avec celles qui existent, parce que elles sont justement ce qu’elles sont.
La résolution faible de certaines d’entre elles ne devrait pas me conduire à les écarter ou à les refaire avec du matériel de plus haute qualité, mais à en réduire le format ou à en accepter les limites. Je ne vais évidemment pas m'interdire d’acquérir un nouvel appareil, mais les conséquences de cet achat devraient demeurer secondaires, le nouveau venu rapidement mis au diapason.
Le second élément que Geoffrey et Romain m’ont fait voir, c'est que les 365 brimborions écrits pendant la rédaction de Tessons pourraient jouer un rôle important : eux, ou des extraits du livre – les titres pourquoi pas. Ces textes, comme les photographies que je prends quotidiennement déclinent à leur manière, mais toujours fragmentairement, les choses qui me travaillent depuis toujours et qui dépassent de beaucoup la collecte de ces pierres.
Il s’agirait donc de réunir en un même lieu, comme sur un autel, quelques-uns de ces fragments qui n’ont jamais partagé un espace commun, les rapprocher comme dans un polyptyque sans articulation apparente ; et réitérer cette opération autant de fois qu’il existe de murs pour supporter leur nombre, textes et images, en prenant garde que jamais ces regroupements n’entament l’individualité de leurs parties (ce serait prendre congé de l’idée de fragment) et ne laissent supposer qu’ils constituent une totalité close et suffisante à elle-même, un puzzle.
A cet égard, ce qu’a montré Anne-Hélène Darbellay à Vevey pourrait croiser ce qui m’attend. Elle avait su faire vivre ensemble des photographies indépendantes les unes des autres, sans que l’une subordonne l’autre à ses vues : elle avait résolument penché pour une syntaxe de la juxtaposition, interdisant toute idée d’intégration, faisant naître des idées concrètes d’avant les images, voir et entendre ce qui relie le lointain avec le proche, le coq et l'âne, Paul et Jean.
Geoffrey et Romain n’ont pas manqué de me rappeler le coût d'une telle entreprise et de ses aspects techniques : impression, support, cadre. Ils m’ont même montré les prix. Mais j'ai eu l'impression que si cette question est très souvent le nerf de la guerre lorsqu’on veut vivre de l’art, elle demeure secondaire lorsqu’il en va de notre vie.
C’est au café du Pont que je rédige ces lignes. Le patron veut encaisser 5 francs pour une verveine, je tique, il consulte sa liste de prix, ce sera 4 francs. Halte à Epalinges où j’achète deux litres de lait, la neige redouble. Je me hâte d’écrire un mail à Anne-Hélène. Réfléchis de tout cela à la cuisine; ce soir, c’est pommes, nouilles et boudin.
Jean Prod’hom
On mange un hot-dog et des merveilles
Cher Pierre,
Le feu a pris, la machine à laver est vide, la vaisselle rangée, l’évier propre, la neige déblayée, le chien sorti; j’ai discuté le coup avec Maurice, les enfants et Sandra sont partis à l’école. C’est vendredi.
Je fais la liste des courses du week-end en buvant un café, grignote quelques cacahuètes, croque une pomme. Je gratte le pare-brise de la Yaris, descends au village, fais quelques photos de la neige soufflée aux extrémités des pannes et à l’intérieur des profils des lambris, déposée sur les pachons des échelles ou accrochée au flanc de ce qu’on remise à l’arrière des bâtiments.
Je m’arrête au village pour photographier la maison aux sabots, son crépi, le vert de ses volets, le tas de paille, le râteau, le bois. Je roule au pas, les routes sont mauvaises ; je m’arrête au Petit Magaz de Mézières où j’achète des boscops, continue jusqu’à la COOP d’Oron : une mangue, deux grenades, des poires, des pommes, des bananes, des yoghourts ; des merveilles, deux pâtes feuilletées, trois baguettes, des épinards, un concombre.
La librairie du Midi est fermée, la boucherie ouverte, j’en ressors avec du boudin, quatre saucisses de Vienne et un poulet nourri au grain près de Châtel-Saint-Denis. Verveine à Châtillens où des retraités regardent un match de tennis. Détour par le Pacoton au-dessus de l’Ecorcheboeuf où je fais quelques photos des façades de deux fermes inhabitées, d’un rural et d’une annexe. Sous la neige. Les fontaines ne coulent plus.
Je me retrouve à un peu plus de 11 heures au Riau, le temps de ranger les courses, mettre la table, préparer un bircher pour ce soir. Relever mon courrier, couper en quartiers trois pommes et deux poires pour faire patienter Louise, Lili et sa camarade qui déboulent à midi. Je n’ai rien vu passer. On mange un hot-dog et des merveilles.
L’après-midi est à moi mais je suis fatigué ; pas envie de lire ni d’aller me promener. J’écris ces mots en espérant que l’un d’eux fasse office de clé. C’est finalement Sandra qui me réveillera de ma torpeur, instant trop bref. Elle se rend chez le vétérinaire avec Oscar, je descends à Morges retrouver Dominique que je n’ai pas vu depuis cinquante ans. Jette en passant un coup d’oeil à La Librairie, Tessons a fait son temps, place à d’autres.
C’est sur le parking du nouveau port qu’on se retrouve. A la seconde je ne le reconnais pas, je fais un pas en arrière comme pour me défier de cet inconnu. Mais c’est plutôt, à la réflexion, pour que nous puissions, lui comme moi, nous assurer que nous ne nous trompons pas et disposer d’assez de recul pour faire se correspondre l’image de ce ce nous avons été avec celle de ce que nous sommes devenus. Quelques secondes suffisent, ce qu’il a été réapparait sur son visage, bientôt sa démarche, ses longues foulées, sa voix, son rire.
Quelque chose n’a pas changé sans que je sois en mesure d’en dire quoi que ce soit. Il nous faudra deux belles heures au bord du lac puis autour d’une verveine pour regrouper la dispersion des années en deux ou trois moments. Avec l’impression qu’on aurait tort d’accorder trop d’importance aux cinquante ans qui nous séparent.
Et je crois comprendre, lorsqu’on se quitte sur le parking, dans la nuit et sous la neige, que notre vie se réduit à une portée sur laquelle la voix de chacun d’entre nous cherche à retrouver ce qui se répète depuis le début et à le dire avant la fin.
Jean Prod’hom
Les Chevalleyres
Il faut se lever tôt et se coucher tard
Cher Pierre,
Le temps s’est adouci, la neige a fondu, mais ce matin le froid a tendu un piège : les imprudents paient leur insouciance ; appuyés à la tôle de leur voiture, gants de cuir, ils téléphonent, répètent qu’ils sont détenteurs d’une casco complète. Leur suffisance en dit long. Le jour se lève, on souhaiterait au fond de soi que les dépanneurs tardent ; je les imagine assis sur le talus, frigorifiés, condamnés à réchauffer leurs mains au feu de leur agenda.
La vie, marquée par le travail et sa division, m’oblige à désobéir à ceux de mon espèce, en me détournant de leurs attentes et de mes convictions. Il faut se lever tôt et se coucher tard si on veut se défaire à temps et être au rendez-vous ; retrouver, ne serait-ce qu’un instant chaque jour, un horizon, et des nuages, et le soleil.
Je ne sais qui a mis à ma disposition cet espace, que ne mentionne aucun cadastre, d’où il m’est possible de reprendre le dessus sans prendre la main ; me réorienter dans le sens du jour sans y toucher et le laisser venir. Je lui en sais gré. C’est dans l’attente de ce court instant que je mets toutes mes forces, pour rejoindre une vacance dont il n’y a rien à tirer, sinon un motif, une mélodie une inflexion qui en rappelle le pouvoir d’illumination et d’apaisement.
Sylvie m’a envoyé ce soir trois poignées de tessons qui m’ont ravi avant de me conduire, de fil en aiguille, à une boîte de craies.
Jean Prod’hom
Le préau
Cher Pierre,
La gamine n’est pas allée à l’école, elle est restée cachée dans sa chambre ; elle se promènera tout l’après-midi dans la neige autour de chez elle. A ses parents qui lui demandent le soir, fâchés, ce qu’elle a fait, elle ne pipe mot. Elle leur confie pourtant, à la fin, qu’elle a aperçu trois chevreuils. Son père lui rappelle ses obligations ; sa mère lui sourit.
Position haute, debout derrière le cadre d’une fenêtre au deuxième étage du collège : dehors le froid, la neige et le noir du bitume, l’immobilité des enfants, les arbres et la forme du préau, les bonnets rouges, verts, les bonnets jaunes et le ciel bleu, les bâtiments qui bordent le haut de la scène, tout ça mis ensemble me rappelle un tableau qu’aurait pu réaliser un Flamand du XVIème siècle ; regard en pente descendants, plongée comparable à celle qui fait voir les paysages hivernaux qu’a peints Pieter Brueghel l'Ancien (ou l’un de ses admirateurs) : L'Adoration des mages, Le Dénombrement de Bethléem ou Le Massacre des Innocents, Les Chasseurs dans la neige ou Les patineurs et la trappe aux oiseaux.
Pourtant, c’est à une autre représentation signée du maître flamand que j’ai songé de là-haut, celle dont l’impression au format mondial orne les classes des tout petits avant qu’on ne la retire de chez les grands, au prétexte que les choses sont désormais sérieuses : Les Jeux d'enfants.
Mais dans le tableau que j’ai sous les yeux, aucun signe du monde joyeux qui agite la place d’Anvers, pas trace des corps dansants et gesticulants, des jeux d’équilibre. Mais des corps disciplinés plus tout à fait innocents, les enfants y sont rares, une vingtaine seulement contre plus de deux cents chez le Flamand.
On ne joue pas, on ne joue plus ; pas trace de cerceau, de bille ou de poupée, de dés ; pas d’échasses, pas de saute-mouton ou de culbute : bien sûr c’est l’hiver ; mais pas d’igloo non plus, de glissades, de bonhommes de neige, de pierres qui curlent ou de palets. Ici, il est interdit de jeter des boules de neige, c’était écrit mais on a corrigé, il est interdit d’en lancer. Il sera bientôt interdit de toucher à la neige.
Le préau ressemble à la cour d’un hospice sans vice ni vertu. Mais on devine derrière le calme apparent de ces statues frigorifiées – derrière les obligations qui vertèbrent leur vie – une eau qui frémit, un pays d’où tout adulte est banni, une folie printanière.
Jean Prod’hom
Ceux à qui on aura discrètement appris à désobéir
Cher Pierre,
Retirer les cendres du poêle, fendre trois morceaux de sapin de la Branche, ajouter une buchette du tilleul, un morceau de foyard de chez Francis, froisser la page des morts et frotter une allumette.
C'est mardi, Lucette et Michel viennent nourrir nos enfants. Me décide, pour leur faciliter la tâche, de peller la neige. Traverse le jardin jusqu'au hangar, les empreintes de mes bottes croisent celles de celui qui pourrait bien être un chevreuil ; elles s'arrêtent à la fontaine, je m'éloigne, il est reparti dans les bois. Même si on ne mène pas la même vie, on se croise parfois.
Je ferai le nécessaire pour que Michel et Lucette atteignent sans difficulté la main courante des escaliers, dégage l'accès à la boîte aux lettres et le compas du portail. Qu'on puisse sortir et entrer, pas plus ; et laisser opérer les charmes du recroquevillement de la maison et de ses habitants sur eux-mêmes. Laisser faire l’hiver, y toucher à peine, du bout des doigts ; le palais fondra comme neige au soleil quand les jours s'allongeront. Sans laisser de cendres.
Nos journées de servitude laissent, à ceux qui ne sauraient vivre sans, une paire d'heures en marge du courant. Mais il faut mettre la main dessus à la force du poignet, en usant du vilebrequin, en les arrachant au forceps du ventre social. Ce qu'on se garde bien de raconter à nos enfants, pas le temps, il faut les éduquer. Mais ceux à qui on aura discrètement appris à désobéir, sans heurter les gardiens de leur prison, comprendront qu'il est urgent de sortir la tête pour respirer ; ils verront alors, de là-haut, ce dont manquent ceux qui sont restés la tête en-bas.
On voudrait à la fois que chacun obéisse et désobéisse, se satisfasse des sentiers battus et réponde aux promesses des friches ; on voudrait simultanément que chacun accepte les circonstances de sa naissance et s’en arrache : c’est le jeu.
Ce soir, le ciel s'enflamme à l'ouest, le soleil est sur le point de recommencer son tour ; je m'étonne que personne ne s'en soit encore plaint, c’est le signe que tout est encore possible.
Jean Prod’hom
Des gamins qui lèvent la main pour en être
Cher Pierre,
La neige et le froid auraient eu raison de moi si Arthur ne m’avait donné un coup de main pour sortir la Yaris du chemin des ruches. Il y avait du verglas ce matin. J’ai roulé prudemment jusqu’au Mont, traînant derrière moi un cortège de plusieurs dizaines de véhicules qui ont eu la sagesse de ne pas me dépasser. J’ai vu juste, nous avons en effet rejoint, puis dépassé un peu avant la bifurcation du Chalet-des-Enfants, deux imprudents dans le fossé, ils attendaient des renforts.
Nous vivons au Mont la semaine des conseils de classe, à l’occasion desquels je constate, chaque année davantage, que l’administration scolaire a progressé dans son effort de gestion et de centralisation, avec ses effets collatéraux.
Les obstacles qu’elle a placés sur notre chemin, un peu à son insu, pour baliser et assurer son contrôle, m'auront fait grogner une bonne partie de la matinée, en me laissant l’impression que chacun d'entre nous collabore désormais au verrouillage de nos généreuses entreprises, participe d’un formalisme frileux, prend des précautions excessives générées par la peur ; on se méfie, avec derrière nous les priorités que les notables évoquent dans les dîners mais auxquelles on ne croit plus guère : elles sont devenues secondaires.
Nos élèves ont pris le sillage et nous avons intégré, les uns et les autres, l’idée qu’il est impossible de revenir en arrière ou d’infléchir les trajectoires, interdit de prendre un peu de temps, de nous tromper ou de nous égarer. C'est bien à une voix venue de nulle part que nous obéissons, sourde à ce qui est en jeu, prête à nous laisser en paix pour autant qu’on respecte les procédures, les délais, les habitudes. L’esprit a quitté la partie ; il se réfugie, j’ose l’espérer, dans les préaux.
Un ami m’a montré hier une photographie sur laquelle on pouvait apercevoir des notables de l’Etat islamiste, très affairés, souriants, occupés à soulever à Racca une armée de petits soldats. Des gamins de 10 ou 12 ans, enthousiastes, qui lèvent tous la main pour en être. Je me suis dit aujourd’hui que si les nôtres maintiennent la leur baissée, il ne faut pas nous en plaindre mais nous en réjouir. Nos gamins résistent.
Pour autant qu’ils soient amenés, de l’autre côté, loin des mirages relationnels, à creuser une galerie dont on ne voit rien en surface, leur chemin de taupe, et dont ils ressortiront plus tard éblouis. La pédagogie n’a pas pour tâche de réunir les collectifs autour de réponses communes, mais à faire en sorte que chacun s’essaie à un questionnement sans réponse immédiate.
Tout faire donc pour qu’en certaines circonstances – elles sont nombreuses – personne ne lève la main.
Jean Prod’hom
Le bleu, le rouge le vert des ruches
Pour Dli Dli
Cher Pierre,
On a ouvert les yeux, ce matin, avec la sonnerie d’un réveil, le bruit d’une douche, celui d’une hache, le claquement d’une porte ; c’était Arthur, il a fait du feu dans le poêle avant de partir skier avec Johann et sa mère ; on s’est levés plus tard, alors que le ciel était déjà haut et bleu ; Sandra et les filles sont allées chez Marinette soigner l’âne et le poney, comme chaque dimanche, avec Oscar ; c’était préférable si je voulais avoir une chance de croiser des chevreuils.
Avant même de m’enfoncer dans les bois, au bas de la Mussilly, deux jeunes ont franchi d’un bond le sentier de traverse ; ils ressemblaient à ceux d’hier, êtres singuliers qui ne se confondent à nul autre, mais aussi représentants d’une espèce, peuplement ; assez familiers pour que je sois en mesure de concevoir leur individualité, pas assez pour que je les tutoie. Les chevreuils se dissimulent derrière leur ressemblance pour mieux se cacher, garder leur secret, leur mystère, et ainsi nous ramener aux nôtres ; il y a de l’autre du côté des bêtes.
Personne ne connaît le nombre des chevreuils, personne ne veut d’ailleurs le savoir ; je ne sais si le couple qui s’est enfui à l’instant et que je croiserai peut-être demain, après un long détour, est celui que j’ai aperçu hier. Les innombrables traces sur la neige déroutent les avenues de la raison et rendent vaines toute prédiction.
Au-delà de la route du refuge de Ropraz, j’ai bataillé ferme pour rejoindre le chemin aux copeaux, en brassant la neige jusqu’au genou. Un troisième chevreuil, ou était-ce l’un de ceux que je venais de voir, s’est extrait d’un bosquet pour disparaître derrière les troncs noirs des sapins.
Les bêtes n’hésitent pas à emprunter les tracés de l’homme, ils facilitent leur déplacement mais les bêtes n’en abusent pas ; les traces font soudain une courbe, reviennent sur leurs pas et disparaissent dans les ronciers, deux ou trois sauts, où l’homme n’ira pas.
J’aperçois un quatrième chevreuil qui traverse le chemin du refuge de Corcelles, tandis que la bise fait tomber de la cime des sapins une averse de flocons qui noient les boulevards et les sentes des bêtes, les ouvertures qui se referment derrière leur passage, les sentiers qui bifurquent ou disparaissent dans la rivière, delta dans une clairière.
Les traces laissées par les hommes et les bêtes ne durent pas ; au poète de saisir dans le creux de ses mains cette absence qui se confond à notre présent ; au poème d’en creuser l’empreinte dans le tout venant de nos jours. Quelques taches de couleur, le bleu, le rouge, le vert des ruches dans le noir, le blanc de nos hivers.
Le soleil a chauffé la véranda, Sandra travaille, je lis une centaine de pages du récit qu’a écrit la maman d’un élève. Il est temps de me remettre au fourneau, Arthur est rentré des Rochers-de-Naye, les filles ont faim.
Jean Prod’hom
C’est le secret des bêtes
Cher Pierre,
On a croisé ce matin un couple de chevreuils. Oscar a tiré sur sa laisse, les chevreuils se sont enfilés dans les bois. J’ai dit que la non-pensée ne contaminait pas la pensée, Oscar n’a pas compris.
Nous n’avons au fond guère le choix : tourner la tête par-dessus notre épaule, du côté de ce qui n’a que partiellement été ; ou nous projeter au-delà des montagnes, du côté de ce qui ne sera peut-être pas. Impossible d’être à notre place, nous n’en sortirions pas. C’est le secret des bêtes – chevreuils, renards, moineaux –, c’est le secret qu’elle emportent lorsqu’elles nous tournent le dos. Alors ?
Alors peut-être, en usant de ce que mettent à notre disposition notre mémoire et nos prévisions, ramener l’effroi et la confiance qui animent les bêtes ; en usant de tout : nos mains, les jeux de hasard, l’égarement, la foi et l’espérance, l’amour, le mensonge, l’ignorance, le travail, tout.
Voilà ce que je me suis dit ce matin, et puis cet après-midi, après avoir entendu les gesticulations d’un enseignant sourd et envieux, m’être endormi à Lausanne devant un film qui n’aurait jamais dû voir le jour, après avoir croisé des amis qui s’épuisaient à ménager la chèvre et le chou.
Pour me réconcilier avec les bêtes et les hommes, j’ai préparé ce soir des oeufs au plat et des épinards à la crème, coupé quelques quartiers de pomme et taillé des allumettes de gruyère, roulé des feuilles de lard fumé, mélangé des oeillets de bananes avec des arilles de grenade et de la chair de kiwi arrosés de jus de citron.
A la Mussilly, la neige a recouvert les traces des chevreuils. Demain on reprend là où on a laissé. Mais où ?
Jean Prod’hom
Bienfaits des modèles de financement participatif
Cher Pierre,
La parution de Tessons et la recherche de soutiens pour financer l’édition des Marges m’auront permis de retrouver un très ancien camarade. Nous nous sommes rencontrés la première fois au printemps 1965, à l’Elysée, nous entrions au collège. Nous avons passé deux années dans la classe de Madame Hürlimann et de Monsieur Cordey.
Dominique avait une tignasse d’enfer, trois fossettes – joues et menton –, des yeux de Chinois et un sourire canaille. Il avait surtout l’insigne honneur d’être un proche de Tab, l’incontestable figure du collège, grand Meaulnes arrivé de nulle part et qui m’a fait rêver. Je n’ai jamais vraiment été accepté dans son cercle ; je me rappelle pourtant être allé une fois, avec Dominique, rejoindre Tab, un jour de printemps ou d’été, ce devait être midi ou après l’école, dans le jardin situé derrière l’église de la Croix d’Ouchy. Tab portait une lourde serviette de cuir clair de laquelle il avait extrait deux ou trois revues en papier glacé contenant les corps de femmes nues, ou presque nues. Je me souviens de la décharge que ces corps avaient provoquée en moi et des forces qu’il m’avait fallu puiser pour faire bonne figure devant ces deux gaillards qui semblaient considérer ces corps glorieux comme de vieux professionnels.
On raconta plus tard, lorsque Tab nous eut quittés, qu’il s’était fait expulser du collège le jour où le rabat de sa serviette avait cédé devant le bureau du directeur. J’ai toujours pensé qu’il était parti en emportant un secret, mais aussi parce qu’il avait trouvé mieux ailleurs.
Une année plus tard, Dominique a choisi une filière scientifique tandis que je rejoignais le groupe des latinistes. Nos chemins se sont séparés pour toujours, c’est ainsi, le croyait-on.
Mais on vient de se retrouver. Il m’a reconnu, écrit-il, au sourire que j’esquissais sur la photo d’un quotidien lausannois. Pour le reste, il m’avoue avoir, lui aussi, pris un coup de vieux. Il m’a envoyé, il y a une semaine, des gentils mots à propos de Tessons. Et puis il y a deux jours, un mot encore dans lequel il m’apprend qu’il va soutenir l’édition des Marges.
C’est à cela que servent aussi les livres. Et les réticences que j’éprouvais hier à l’égard de ces modèles de financement participatif en plein éclosion, s’atténuent. Ces modèles sont peut-être, écrit François Bon, l’occasion de recomposer nos relations parce que les modèles industriels ne sont plus en état d'accomplir leur tâche – l'édition y compris. Ces alternatives sont devenues nécessaires, au nom même de notre indépendance ou notre résistance.
Je me réjouis de rencontrer Dominique.
Jean Prod’hom
J’ulule une dernière fois dans la nuit
Cher Pierre,
Le fallait-il, je n’en sais rien ; mais j’y suis engagé et j’irai jusqu’au bout. Avec le sentiment d’agir comme un marchand de soupe, de racoler, en proposant à des gens qui n’ont rien demandé, de participer à quelque chose d’inachevé, qui semble induire que ce projet ne pourrait ne jamais aboutir s’ils n’y répondaient favorablement. C’est faux.
J’ai pensé ce matin qu’il aurait mieux fallu que je me rende, pendant les vacances, à la rizière ou à la plonge, pour m’éviter une situation dans laquelle je suis mal à l’aise. Drôle d’impression, celle de devoir m’excuser auprès de ceux que je connais et que j’aime, mais aussi auprès de ceux qui ont manifesté de l’intérêt pour ce que j’écris ; de devoir m’excuser parce que je publie un livre ; de les déranger, eux qui n’avaient rien demandé ; d’user de procédés qui relèvent, quoi qu’on en dise, de l’art de la persuasion.
Le financement proposé par l’éditeur implique le lecteur d’une manière étrange, il conviendrait de l’analyser, je m’en sens incapable ; tout juste bon à signaler la chicane qu’abritent de tels procédés : personne ne sait plus où est l’offre, où est la demande, à tel point que l’on pourrait être amené à penser qu’écrire un livre est un honneur, et qu’il serait en définitive plus juste que l’auteur paye son lecteur pour le dédommager de sa générosité. Toute l’industrie du livre pousse celui qui écrit à capituler, à écrire sans s’occuper des livres.
Il n’empêche que tous ces jours, j’ai eu le sentiment de ne pas être en mesure de répondre à la confiance que l’éditeur a placée en moi, incapable de lui amener d’un coup tous les soutiens qu’il mérite.
Je suis tout neuf mais assez vieux et sage pour ne pas vouloir vivre de l’écriture ; je commence à y voir un peu clair, assez pour rester libre. La publication de Tessons et bientôt des Marges m’auront amené à faire quelques pas dans le champ littéraire. Ces deux livres auront joué en effet le rôle d’analyseurs, au sens où l’entendaient Oury et Guattary, des événements qui m’auront permis d’évaluer comment le monde cristallisé du livre répond à de telles apparitions, et par là révèle son organisation, ses habitudes, ses partis-pris ; ses hiérarchies ; ses peurs, ses défenses; ses aveuglements, ses ombres : bref ses contradictions.
Plus vite ce sera fini, mieux ça vaudra. Alors je racole, j’ulule une dernière fois dans la nuit, en murmurant à l’oreille de ceux qui hésitent : abrégez mon calvaire, soutenez et que l’on n’en parle plus.
Jean Prod’hom
Arrêts du mercredi après-midi
Cher Pierre,
Du mouvement il n'y en a presque pas derrière les baies vitrées : les fumées avalées sitôt échappées du conduit des cheminées, trois drapeaux qui sèchent ; passent entre deux villas un bus et sa remorque, un scooter, plus haut dans le ciel une corneille en coup de vent.
Au premier étage du Mottier quelques soupirs, l'aiguille des secondes, une main qui se soulève, le froissement d'une feuille ; par la porte entrouverte le bruit tranchant d’un massicot, le ronflement d’une machine à café, un concierge qui chantonne. On se regarde en souriant, aucun d’entre nous n’a choisi d’être là.
Huit élèves ont été convoqués aujourd’hui, 13 ou 14 ans, pour des devoirs non faits, des violences, des oublis, des impolitesses, des indisciplines, pour une boule de neige.
Ils sont là, dit-on, pour remettre les compteurs à zéro ; mais je soupçonne, à les voir souriants et dociles, qu’ils sont là pour goûter au calme de ces mercredis après-midi d’hiver. Certains rêvassent, le collège est vide ; d’autres se lancent à corps perdu dans le travail qui leur a été imposé.
Les traits détendus, ils n’ont plus besoin de répondre de leur rang, des actes héroïques ou désespérés qui les ont conduits jusqu’ici. La désobéissance est derrière eux, plus besoin de faire la preuve de quoi que ce soit, réjouis seulement qu'on leur foute la paix. Certains ont à rester trois quarts-d’heure, d'autres une heure et demie.
La qualité de ce moment me pousse à demander à ceux qui en ont terminé, s'ils veulent rester une période supplémentaire, arguant qu'il fait bon être ainsi ensemble, chacun pour soi, à sa tâche, sans que personne ne vienne nous déranger. Ma proposition les fait sourire, pensez donc, l'un d'eux a 36 heures d’arrêt en suspens. On se salue.
Les deux élèves qui n’ont pas fini de purger leur peine reprennent leur tâche. Mais l’un d'eux s'endort, il en est à son vingtième devoir non fait, je ne le réveillerai pas. L'autre bute sur le poème que l’institution lui a commandé de rédiger : un poème sur la vie. Il me demande de l’aider, c’est quoi les rimes, à quoi ça sert, on discute. Nous sommes bientôt interrompus par le retour d’un de ceux qui viennent de nous quitter, il voudrait rester avec nous, et faire ses devoirs d'anglais.
L’après-midi se termine comme elle a commencé, sans bruit, avec à la fin un poème que l’auteur me fait lire.
La vie n'est pas toujours facile
Il y a parfois des choses difficiles
Des malheureux qui n'ont plus de famille
Plus de fils ni de fille
Comme en Syrie
Il a accepté que je le publie ici ; ces gamins qui n’aiment pas l’école sont décidément tout à fait fréquentables, ils méritent mieux. D’un peu d’attention, et peut-être, d’un lieu où on leur foutrait la paix.
Jean Prod’hom
Célestin Freinet veillait sur nous
Cher Pierre,
La neige est tombée cette nuit sans compter ; mais Pierrot a passé la lame bien avant que les habitants du quartier ne s’en rendent compte, si bien que nous avons tous pu nous rendre à notre travail. J’ai rêvé toutefois, un bref instant, comme un enfant, que la neige et son allié le vent avaient formé des congères si imposantes qu’elles nous avaient, Sandra, les enfants et moi, empêchés de quitter la maison. Nous avions dû évidemment avertir les autorités scolaires de ce contretemps, feignant que c’était à contre coeur, tout heureux en réalité de rester près du poêle, à jouer, lire, Louise à la guitare, Lili au piano.
C’est en cherchant la route dans le brouillard, entre le Riau et la Marjolatte, que le souvenir d’un livre m’est revenu, titre et auteur m’échappent ; un livre lu au temps où le débat pédagogique avait sa place à l’école ; Célestin Freinet et la pédagogie institutionnelle veillaient sur nous et nous invitaient à concevoir une école vivante et efficace.
C’est à cet homme – dont je possède une photographie – et à ce livre que je songe ce soir, en relisant les trois courts paragraphes que j’avais écrits alors pour résumer sa vie, sur un carnet de moleskine noire, et qui disent mieux que je ne saurais le faire aujourd’hui ce que j’aurais voulu dire du métier que j’exerce depuis plus de 25 ans.
L’auteur raconte en substance que, au début de sa carrière, il ne quittait pas des yeux l’objet qu’il avait à faire passer de l’autre côté, du côté de ses élèves. Mais il avait beau s’agiter, parler, imaginer des dispositifs, exemplifier, schématiser, rien n’y faisait, l’objet ne transitait pas, il ne parvenait pas à s’en défaire, l’objet demeurait en carafe dans ses mains, loin de ses destinataires.
Le maître d’école prend conscience, beaucoup plus tard, que le langage est, en ce domaine, de trop, la simplification un obstacle, les explications un voile. Il se donne désormais pour unique tâche, celle de trouver où poser l’objet, à bonne distance de l’élève, de s’éloigner et de les laisser à leur mystère.
Le maître passera le reste de sa vie à se débarrasser de ce qui faisait de lui une singularité, deviendra à la fin assez vide pour recueillir les eaux de pluie et le jeu des ombres, si lisse que les rugosités ne s’attarderont plus sur son front, si transparent que les attaques seront sans effet. Lointain comme sur une photographie, détenteur de la confiance qui manquait à l’enfant, débordant de tranquillité, déporté dans les nuages.
Jean Prod’hom
Mais on croyait au progrès et à l’avenir de l’espèce
Cher Pierre,
Ce que j’ai envie de dire aujourd’hui vient de la seconde moitié du XXème siècle, j’en viens. On y racontait la réalité en usant d’une langue gros grain et d’outils rustiques, masse et coin ; nous étions les héritiers des Lumières et notre crainte était philosophique.
On craignait que les égoïsmes nourris par le libéralisme ne conduisent à la marchandisation du lien social, à sa fragilisation, à sa rupture même. On abhorrait l’idée que chacun puisse se retirer dans son coin et fabriquer un futur à ses dimensions. On combattait l’égoïsme qui donne le ton non pas seulement à la vie économique mais à tous les aspects de la vie personnelle. On était confiant, la conviction philosophique que la ruse de la raison transformerait les dégâts provoqués par l’aveuglement des individus en plus-value du collectif nous donnait de l’assurance.
On voyait pourtant que l’égalitarisme formel ou nominal, la description conventionnelle des faits et la normalisation des énoncés – sans lesquelles la mainmise du juridique ne pouvait s’exercer –, la lenteur des décisions administratives, le règne sourcilleux du détail et la preuve qui reste par définition toujours à faire étaient en train de creuse une fosse dont on ne voulait pas : mais on croyait au progrès et à l’avenir de l’espèce.
Aujourd’hui cette fosse est à nos pieds, on l’a faite nôtre, elle est comme une promesse dont on veut espérer qu’elle demeurera vide. Nous nous sommes mis à prier.
Voilà ce que je me suis dit cette après-midi sur le chemin de l’école.
Jean Prod’hom
Les montagnes ont elles aussi plusieurs vies
Cher Pierre,
Ce matin, le soleil ramène l’autre hiver, l’hiver dans ce qu'il a de plus paisible et de plus doux : bruits du dedans, ciel bleu, tapis épais. Ça n’empêche pas que les conversations de la veille ont repris à la salle à manger : celles des hommes tournent autour de l'agent et des voitures ; celles des femmes autour des enfants et de la nourriture. Parfois elles se croisent, souffle alors un petit air de liberté, sans filet.
Sandra ne le reconnait pas, moi non plus mais je le sais, il s’agit bel et bien du Moléson, celui qu’on aperçoit du Riau chaque matin et qui organise notre orient. Aujourd’hui, de Charmey, on se dit qu'il devrait porter un autre nom ; Moléson a le dos rond et ne convient pas à cette face ravinée, à ces pentes abruptes et tourmentées ; Pleureur lui conviendrait mieux de ce côté-ci, avec sa crête de gallinacée et ses coulées d'ombres.
Le Moléson? Non! on n’y croit tellement pas qu’on est amené à se dire que les montagnes ont elles aussi plusieurs vies, qu’elles ne sont une qu’administrativement, qu'elles appartiennent en réalité à différents espaces dans lesquels non seulement elles mènent des vies très différentes mais encore organisent sur des modes variés celle des autres.
On décide de faire un saut, avant de redescendre, au cimetière de Jaun, sur la route de Boltingen ; les morts habitent ici un village. Chacun d’eux a en effet droit à un petit chalet en bois, un toit à deux pans soutenu par une croix qu’occupe, comme il se doit, le crucifié. Sur l’arrière, de chaque côté, un panneau fait voir un ou deux aspects de la vie du mort : son portrait ou l’un des ses attributs, son métier, sa passion, le décor de sa vie, des fleurs.
De grands nappes viennent se fixer au flanc des montagnes lorsqu’on redescend sur Châtel-Saint-Denis, elles colonisent discrètement le bleu qui les sépare. Tout s'embue bientôt, on ne verra pas le soleil se coucher.
On reprend Oscar à Tatroz, les enfants à Corsier. Demain c'est pour tous retour à la mine, sauf Lili qui monte aux Crosets pour une semaine de ski.
Jean Prod’hom
La tragédie n’a plus le pouvoir de nous réunir
Cher Pierre,
On est arrivé à Charmey hier soir autour de 21 heures, après avoir déposé les enfants à Vevey. Première fois que nous empruntions la route de contournement de Bulle ; elle nous a jetés d'un coup au sud de la Tour-de-Trême avec, sous les projecteurs, le château de Gruyère et celui de Montsalvens – le second plus discret, plus secret. On a discuté un peu d'école, de nos arrangements respectifs avec l'institution, des années qui viennent. Sandra parle de son livre, moi du mien. La route est dangereuse, recouverte d'un mélange de pluie et de neige. L'hôtel Cailler a pris un sacré coup de vieux, mais la salle à manger est tout de même bondée ; des habitués, quelques touristes de passage et des gens de la vallée sont venus profiter du buffet fraîcheur : huîtres, meringues, charcuterie, crème glacée, fromage, pâtisseries : le tout à volonté. On mangera plus modeste, un seul café, nos paupières se ferment.
J'entends sonner 6 heures à l'église paroissiale ; puis le préposé au ramassage des poubelles fera entendre en les heurtant, les toupins d’une improbable désalpe. Plus rien ensuite, sinon le froissement des draps et une chasse d'eau. Le jour frissonne, on traîne, la neige tombe derrière les rideaux.
On retrouve dans la salle à manger certains des commensaux de la veille, ils ont repris là où ils les on laissés les excès de la veille, assis à la même table. On rejoint la nôtre c’est un nouveau jour. La neige n'a pas cessé de tomber et fait comme un écran aux souvenirs.
Lorsque l'hôtel a été inauguré en 1981, et dans les année qui ont suivi, je suis passé plus d'une fois à pied dans ces pâturages à gruyère. Sur le chemin de Château-d’Oex par le chalet du Régiment, ou dans la vallée du Javroz, de Cerniaz à la Valsainte, du lac à la cime de la Berra ; chasseur cueilleur autour du Lac Noir et à Plaffaion, le long de la Jogne, au fond des Motélons, sur la Dent de Brenleire par le lac de Tissiniva.
Pas sûr que je refasse ces traversées de plusieurs jours, la famille et le travail m'ont sédentarisé. Pas exclu cependant, à moindre échelle, que je m’autorise dans quelques années de telles escapades, en plus modeste.
Un tunnel permet de rejoindre directement les bassins du centre thermal en peignoir et en tongs, avec un linge sur l’épaule, c'est pas ce que je préfère. Mais goger dans de l'eau chaude sans faire autre chose que goger dans de l'eau chaude n'est pas désagréable, quoique j'en sorte courbaturé ; la balade au village sous la neige ne me remettra pas debout.
Deux heures donc, couché devant le téléviseur de l'hôtel, à me réjouir du sourire et du fairplay des joueurs de midi et de minuit, à suivre dans un demi-sommeil les aventures réconfortantes des héros en séries, dont les voix recouvrent un bref instant notre désarroi et jettent un voile sur une réalité désemparée.
Pas de honte à consacrer tout ce temps aux images que nos élites disqualifient, à ces dorures, ces devinettes et ces chansons qui peinent à faire barrage à la violence et à la corruption. Les représentations qui nous gardaient des excès individuels semblent nous avoir lâchés et chacun rêve de refaire pour soi et pour les autres les nœuds qui manquent, en usant de la violence, juste une dernière fois pour le bien de tous.
Renoncer à la violence sans mièvrerie ni naïveté, c’est le plus dur. Et ne rien attendre, la tragédie n’a plus le pouvoir de nous réunir.
Jean Prod’hom
Il y a un peu plus de 15 ans
Cher Pierre,
Panne de chauffage ce matin ; je parviens à atteindre le service de dépannage à 6 heures, un réparateur sera là à 9. En attendant je bourre la gueule du poêle. Oscar n’a pas la mine des grands jours, fronce la truffe sur le perron, content mais bien peu décidé à aller au-delà. Il fait demi-tour, saute sur le fauteuil près du feu, se met en boule avec un gros soupir. Il fera le mort jusqu’au retour des filles à midi.
Le dépanneur habite Ballaigues, de piquet toute la nuit depuis sept jours. Il se réjouit du week-end et de la balade qu’il va faire à vélo du côté de Provence. Je lui fais un café, il m’offre un des deux croissants qu’il a achetés ce matin, j’ouvre un paquet de biscuits. Il a bientôt cinquante ans et les semaines de travail de nuit commencent à lui peser, mais il préfère cette activité à l’usine ; il ne reviendrait pour rien au monde en arrière : l’indépendance et le contact avec les gens lui manqueraient.
Descends de la bibliothèque lorsque j’entends les filles ; elles parlent de tout, de rien, balancent leurs chaussures dans le hall, balancent leur veste dans le vestibule, me regardent à peine, feuillètent le journal, frottent les oreilles d’Oscar. Une demi-heure de pause pour manger des pommes Duchesse et des délices au fromage, respirer, boire un verre d’eau, parler de leur matinée, se laver les dents, c’est peu ; je les accompagne à pied jusqu’au tilleul.
Une heure me suffira cet après-midi pour venir à bout de la paperasse liée à la course de trial du 3 mai : annonce en ligne sur le portail cantonal des manifestations, contact avec le commandant des pompiers de la région d’Oron et avec l’association cantonale des samaritains de Mézières. Une autre pour mener Oscar au chenil de Tatroz et rentrer par Oron où je bois une verveine. Nous restera alors à conduire Lili, Louise et Arthur chez leur tante pour que nous disposions, Sandra et moi, du second week-end prolongé depuis qu’Arthur est né, il y a un peu plus de 15 ans.
Jean Prod’hom
Chose belle
Cher Pierre,
Sortie d’une grosse 4x4 stationnée de travers devant la BP, une femme d’un certain âge, bien mise, se plaint ; une heure qu’elle roule, de la gare à Epalinges, d’Echallens à Cugy : rien. Le Mont maintenant, néant ! six kiosques et aucun Charlie Hebdo, on se fout d’elle, c’est un vrai scandale. Je me hâte de payer mon dû et lui tourne le dos.
Charlie a-t-il eu des effets sur le comportement de mes concitoyens ? j’en aurai bientôt le coeur net.
En descendant au Mont ce matin, une grosse cylindrée est sur le point de me griller la priorité ; je freine en klaxonnant, la conductrice stoppe son véhicule en me faisant signe de passer, sans me regarder, avec un sourire de façade qui sous-entend qu’il suffisait que je m’arrête, que sa vie est au fond plus importante que la mienne. Je dois avouer que j’ai été incapable de lui rendre son sourire si bien que je l’ai gardé pour une autre occasion.
Celle-ci se présente au bout de Sainte-Catherine ; de nombreuses voitures venant de Peney et de Froideville piétinent au carrefour et n’en finissent pas de céder le passage. Je décide alors de freiner et de le leur céder à mon tour, avec sur les lèvres le sourire que j’ai mis de côté tout à l’heure ; je fonde tous mes espoirs sur le fait que la conductrice va l’accepter dans un premier temps, m’en rendre ensuite la moitié et garder l’autre pour plus tard ; c’est une variante de l’effet Charlie.
Je dois vite déchanter lorsque le conducteur d’une camionnette de produits surgelés, qui me talonne, lance dans le rétroviseur les feux d’une terreur qui m’aveugle. Mon rêve s’obscurcit. La bienveillance qui m’habitait cède la place à une sourde malveillance, je lui souhaite les pires maux.
J’écoute la leçon, le bien et le mal hantent les mêmes quartiers et ont une frontière commune, assez importante je le crains.
Le semestre se termine pour les grands du Mont qui s’inquiètent de leurs prochains examens et de l’avenir qui en dépendrait ; les naïfs passent gaiement des imprécations à la calculette, de l’autel à la petite cuisine. Impossible de changer quoi que ce soit à cette situation sans toucher au fond de l’affaire, sans ouvrir les yeux et calculer l’efficacité réelle du temps passé aujourd’hui sur les bancs d’école. A moins que l’ensemble du dispositif cède, ce qui est plus probable, et que la formation se replonge dans les eaux vives.
Chose belle :
Un enfant qui, doutant de ses capacités, descend dans un puits de difficultés dont il sait qu’il ne viendra pas à bout.
Lecture du journal à la Châtaigne, où surgit une lézarde dans l’édifice de mon imaginaire ; une image se met à vaciller, celle de Burtigny, un village qui campait solidement au milieu de mes représentations du canton – avec Pampigny au-dessus de Cossonay – un bourg imprenable, un nom promis à l’éternité. Village rugueux à deux pas des lotissements du bord du lac, riches et défaits ; nom solide aux fenêtres rares et au vieux crépi, avec ses rues et ses fontaines, sa campagne nue, ses fermes et ses coqs, son église et son bétail, ses chats, ses fins d’après-midi, son café, sa cochonnaille et son abbaye.
J’apprends aujourd’hui que Burtigny va mal, ses habitants promis au pain sec : les employés communaux vont voir leur temps de travail diminuer, les impôts augmenter ; les politiques ont accepté de travailler plus et de recevoir moins.
L’histoire de Burtigny est emblématique de ce qui se passe dans nos campagnes ; les villages qui ont voulu retenir leur âme en résistant à l'arrivée massive de citadins riches et sans enfants sont obligés aujourd'hui, pour compenser le report des charges du canton sur les communes, d'ouvrir les bras aux contribuables sans enfants ; aujourd’hui cette commune de moins de 400 habitants a trop de gamins et pas assez de gens aisés. T’as beau faire, ce que tu croyais pouvoir tenir éloigné te rattrape, la mise en charpies de l'ancien tissu rural est inexorable, Burtigny va rejoindre les grandes quincailleries de pavillons et de villas, les tuyas remplaceront les haies vives, les trottoirs les talus, les potins le chant du coq. Et on fera des misères aux enfants qui viennent de loin.
Au Riau, quelque chose demeure indépendant du temps qui fuit sur le dos des nuages, quelque chose qui se balance dans les branches des arbres nus, quelque chose qui refuse d’aller de l’avant, à l’image du château des Jaunins qui respire à peine, immobile.
Jean Prod’hom
J'ai reçu la postface de François
Cher Pierre,
Lorsque ce matin, dans la nuit, au croisement des routes des Paysans et de Berne, chacune des voitures a cédé à son tour la priorité à celle qui se présentait, à gauche puis à droite, j’ai pensé un instant que c’était Charlie qui était à l’origine de cet arrangement souriant des volontés individuelles. Si le miracle avait duré, je l’aurais baptisé effet Charlie.
Je déchante dans les heures qui suivent et retrouve la vieille évidence : les bonnes résolutions nées dans le désarroi ne tiennent pas leurs promesses ; elles naissent et ne peuvent tenir la longueur que si elles marcottent avant les tragédies.
Aucun brimborion aujourd’hui, la portée de mon engagement du 13 janvier 2014 est à son terme : il s’agissait alors d’assurer la survie de ce blogue pendant la rédaction de Tessons, trois lignes quotidiennes pour le maintenir vivant. J’avais pensé naïvement que l’entreprise serait aisée et me laisserait ainsi un peu de temps. C’était sans compter ce que cet exercice allait me faire voir ; j’y reviendrai, mais autrement, en les laissant s’imposer, sans ruser comme j’ai été amené à le faire parfois en allumant des petits feux dans les coulisses de mes jours. Quant aux 365 brimborions existants, je les laisse reposer.
Retour aux anciennes habitudes, au jour qui se lève et au crépuscule, aux alentours, mais goûter aussi à mes dernières années d’enseignement en prenant garde de ne pas m’épuiser. Il ne me reste en effet que deux ans et demi au service de l’Etat ; je laisserai alors la tâche à laquelle je me suis consacré, j’aurai à participer plus simplement à la loi des échanges et disposerai d’un peu plus de temps pour le reste.
Et puis il y a, dans ces prochains jours cet autre livre, tôt annoncé – trop peut- – commencé bien avant Tessons, mais sans vrai commencement ; cet autre livre est presque prêt, les photos sont choisies, j’ai reçu il y a quelques jours la postface de François Bon – belle, très belle ! Claude l’a placée à la fin des 160 pages de ce recueil de textes et de photographies, il prépare l’édition. C’est donc le moment ; il m’a annoncé que sa maison a reçu, il y a peu, une jolie somme d’argent de la ville de Lausanne et de la coopérative Migros, mais il souhaiterait un peu plus encore pour ne pas prendre le risque de mettre sur la paille ses collaborateurs. On peut le comprendre, mais les gens le comprendront-ils ? Il s’agit en définitive, si j’ai bien compris, d’une espèce de souscription, à options. A suivre.
J’ai fait aujourd’hui le nécessaire pour abattre le gros du boulot de la semaine. Il me reste à rédiger ce soir le procès-verbal de la séance du comité pour l’organisation de la course de trial du 3 mai. On annonce le froid pour les jours prochains, l’hiver, la neige. Et ce fléau qu’est la bise.
Jean Prod’hom
Tirer du jour
Tirer du jour
quelque chose
à quoi l’accrocher
un épi
une gerbe
un baiser
une fleur
un dessin
Jean Prod’hom
Il est urgent de réinjecter de l’autre
Il est urgent de réinjecter de l’autre
mais l’autre – pour rester autre –
doit rester ailleurs
Jean Prod’hom
Laisser aux mains de nos enfants
Laisser aux mains de nos enfants
du temps à perdre
et le temps de s’égarer
des friches
des casse-tête
des minutes creuses
les petites rivières
des chansonnettes
et la pâte à mots
avant qu’ils n’étouffent
et ne nourrissent la croissance
la croissance des hommes dangereux
Jean Prod’hom
Suis né dans le ventre d’une langue
Concerto pour piano et orchestre No. 5 in F mineur, BWV 1056: II. Largo
Johann Sebastian Bach
Columbia Symphony
Glenn Gould
Suis né dans le ventre d’une langue. Ne me souviens de rien, ni de l’instant ni du passage de celui de ma mère à ce ventre-là, rien. Je regarde par la fenêtre de la bibliothèque défiler le paysage, ce à côté de quoi j’ai passé en coup de vent ce matin-là.
Dans ce ventre-là, quelqu’un a crié la petite enfance, bégayé l’adolescence, parlé, parlé. Parlé avant qu’une voix venue de je ne sais où, l’oblige à se taire. Je suis allé visiter alors les recoins des langues mortes qui sont comme des portes entrouvertes sur nos négligences, je lève la tête aujourd’hui et regarde par la fenêtre le vieux verger qui jamais ne m’a fait faux bond.
Ne suis jamais parvenu à m’installer dans une autre langue, me suis attardé dans la mienne, pour ne pas la trahir peut-être, ou ne pas l’oublier. Je suis resté en arrière, dans ce coin de pays, inquiet à l’idée de me retrouver loin de chez moi sans passe-partout, pierre lourde dans l’ombre de celui ou celle que j’aurais accompagné et du pays qui m’aurait accueilli, un goût d’assisté sous le palais, les épaules dociles de l’enfant sage qui aurait voulu rentrer à la maison.
Les rares fois où je me suis aventuré loin d’ici, chez eux, c’est dans ma langue qu’ils m’ont accueilli à leur table, chez moi chez eux, avec le sentiment désagréable d’occuper leur maison. Si bien que je n’ai guère voyagé, franchi aucun océan. Quelques fleuves, le Tage près de Cascais, le Tibre à Ostie, la Trave à Lübeck, le Danube à Vienne. C’est tout, tandis que d’autres bivouaquaient sur les terres de l’Anglais ou de l’Espagnol, jonglaient avec le suédois et le portugais, allaient et venaient comme des pendulaires sur le tablier d’un pont polyglotte, dans des mondes qui se croisent mais ne se touchent pas.
Alors je reste, rêve, me contente d’un jardin étroit, des bois de hêtres et de sapins, des voix qu’on y entend. Y marche en ne m’éloignant que peu, ou à une vitesse qui me permet de ne rien brusquer et d’accéder mine de rien à une autre langue, celle de mon voisin, de proche en proche, sans heurt. L’histoire qu’on raconte à propos de Friedrich Heinze de Rendsburg, je l’ai faite mienne.
De n’avoir jamais disposé d’une langue autre que celle dans laquelle je suis né m’y a retenu, corps-langue dans laquelle je me suis enfoncé, perdu et reperdu avant de pouvoir sortir la tête, non pas par les côtés mais par l’autre bout, en passant par les fonds.
Ne pas dételer avant que ça se desserre, en n’usant que d’une seule main, par secousses et mouvements du poignet, car manque l’autre langue, celle qui m’aurait permis de sectionner ou dénouer les noeuds de la première. Avec, main droite, la gauche qui fouille le ventre de la terre. Marcher aussi longtemps que le silence qui pousse dessous la langue et les choses ne leur a pas permis de mêler leurs eaux. Je voudrais les faire entendre tous les trois, mais souvent l’un d’eux manque.
Je veux sortir du ventre de ma langue, livre bataille avec de l’encre et un bambou, par les fonds où scintille ce qui nous fait vivre et sur lequel sont nées les architectures de nos langues.
Disposer d’une autre langue m’aurait permis de faire halte, reprendre un peu d’air, trouver des appuis et des relais, avoir quelque chose à quoi m’accrocher. Au lieu de cela j’ai dû faire de ma propre langue une autre langue, suis devenu celui qui écrit et celui qui lit, poussant la ligne d’horizon aussi loin qu’il se peut, jusqu’à espérer toucher à l’ensemble simple et transparent de ce qui est, la mer et ses vaisseaux, le nom et le verbe, les maigres moyens de la langue, les prépositions qui racontent notre intimité et la négation notre insuffisance, le jeu des surbordinations et des connexions, quelques enclaves, guère plus.
Aiguiser les bords de la langue, la court-circuiter, réveiller ses morts, la tordre délicatement et dégager l’escalier à vis par où nous parvient l’écho de son mystère.
Le pont n’est qu’un raccourci. Et la vitesse ne nous aide pas en la matière Nous avançons sans bien savoir, faisons de la lumière avec de la nuit dans la nuit, comme la taupe : s’enfoncer, ressortir et replonger, ouvrir une voie, travailler une passe en évitant tout coup d’état.
Deux langues dans la même langue, celle qui vous porte et vous emporte, celle sur laquelle la première se penche. Avant qu’elles n’échangent leur place, sans jamais pourtant savoir sur le dos de laquelle celui qui est voyage ou demeure.
Un peu d’eau et un rais de lumière suffisent à lever le linceul qui recouvre le monde. Il respire, je devine ce à côté de quoi j’ai passé au jour de ma naissance, en coup de vent, sans être en mesure de le retenir, là où je retournerai, sans me retourner, dans le ventre mou de la terre.
La même langue deux fois, sans quoi personne n’aurait peint d’aurochs dans la grotte Chauvet, n’aurait mis du bleu dessous le ciel, ou suivi du bout des doigts le milan qui tourne, tourne tourne, immobile au-dessus du vieux verger.
Jean Prod’hom
Publié le 5 novembre 2014 dans le cadre du projet des vases communicants chez Justine Neubach (Silencieuse.net)
Dans ce désert
Dans ce désert
sans image
sans voix
dans ce désert
sans musique
entendez-vous le bruit du vent ?
Jean Prod’hom
Des certitudes en rafale avec sirènes et gyrophares
Des certitudes en rafale avec sirènes et gyrophares, des trous sur les capots et des minutes de silence ; nos deux yeux n’en font qu’un et l’ancienne profondeur nous manque.
On voudrait dire halte; trop tard, le vacarme a pris, tout s’accélère, puis cale. Quelqu’un dit « la guerre », et c’est la guerre ; quelque chose de très ancien s’est installé dont on se croyait à l’abri ; quoi ? Impossible de le dire, c’est d’avant le langage et les mots ne lui font plus barrage.
Rien ne bouge plus sinon l’attente.
La double vue nous préservait de l’aveuglement, les deux images qu’on maintenait à distance l’une de l’autre se superposent et ne nous laissent qu’un réel sans profondeur, on se met à loucher, on dirait une caricature dont le sang serait monté jusqu’à nos tempes.
Les démons sont revenus, sans père et sans tête, traqués, sur le qui vive ; ils se dépatouillent sans les victimes qu’ils ont envoyées au ciel. Nous voici les figurants incrédules de ce gâchis, au cours duquel les orphelins de la terreur, mains moites, vont laisser leur peau. Pas même le temps de se demander s’il ne conviendrait pas de dire halte plutôt que de prolonger le film.
On leur a dit de mourir en martyr, ce sont des mots : la mort ils n’en savent rien, ne veulent rien en savoir, eux qui n’ont pas demandé de naître et à qui personne n’a offert la possibilité ni de vivre ni de mourir.
On en est là, avec le ciel imperturbable sur la tête et les nuages qui foutent le camp. Mais ici les choses se remettent à trembler avec leur nom ; elles reprennent leur place et redonnent un peu de profondeur à nos vies : il existe une autre nuit.
Jean Prod’hom
S'il était clé d’évasion
S'il était clé d’évasion
un seul livre suffirait
non non – les livres ramènent à la maison
Jean Prod’hom
Les certitudes de l’homme tombé du nid
Les certitudes de l’homme tombé du nid
ange ou démon
donnent le vertige
dans un jardin – à l’écart –
une vieille
arrose ses fleurs
Jean Prod’hom
Jusqu’à l’évidence
Jusqu’à l’évidence
malgré l’épuisement
et puis reprendre des forces
Jean Prod’hom
Les dimensions de nos vies
Les dimensions de nos vies se réduisent trop souvent
à celles d’une conduite dans laquelle il nous suffirait de faire transiter
ce qui est à faire – en direction de ce qui ne le sera bientôt plus
Jean Prod’hom
Au premier signe du printemps
Au premier signe du printemps
l’enfant regardait les pâturages enneigés
de l’autre côté de la vallée
pressé qu’apparaisse du fond de la terre
le mot qui lui assurerait qu’il n’était pas seul
et qu’il était compris des dieux
Jean Prod’hom
Sur un fil
Sur un fil
côte à côte
aussi fragile que solide
Jean Prod’hom
Le long des haies
Pour Kurt von Ballmoos
Le long des haies
dessous les jupes ou sur le chemin
les yeux fermés
Jean Prod’hom
C’est à la fin que l’esprit s’avise physiquement
C’est à la fin que l’esprit s’avise physiquement
qu’une seule et même chose peut demeurer
et revenir multiple et immobile – lorsque la mémoire vacille
Jean Prod’hom
Voeux brefs
Voeux brefs
ni ajout ni mise à ban
allons faire la fête
les ruines se referont un visage
fleurs et crépis
au jardin d’hiver
je jouerai au tiercé
tu chanteras
nous ralentirons ce qui fuit
Jean Prod’hom