C’est le secret des bêtes
Cher Pierre,
On a croisé ce matin un couple de chevreuils. Oscar a tiré sur sa laisse, les chevreuils se sont enfilés dans les bois. J’ai dit que la non-pensée ne contaminait pas la pensée, Oscar n’a pas compris.
Nous n’avons au fond guère le choix : tourner la tête par-dessus notre épaule, du côté de ce qui n’a que partiellement été ; ou nous projeter au-delà des montagnes, du côté de ce qui ne sera peut-être pas. Impossible d’être à notre place, nous n’en sortirions pas. C’est le secret des bêtes – chevreuils, renards, moineaux –, c’est le secret qu’elle emportent lorsqu’elles nous tournent le dos. Alors ?
Alors peut-être, en usant de ce que mettent à notre disposition notre mémoire et nos prévisions, ramener l’effroi et la confiance qui animent les bêtes ; en usant de tout : nos mains, les jeux de hasard, l’égarement, la foi et l’espérance, l’amour, le mensonge, l’ignorance, le travail, tout.
Voilà ce que je me suis dit ce matin, et puis cet après-midi, après avoir entendu les gesticulations d’un enseignant sourd et envieux, m’être endormi à Lausanne devant un film qui n’aurait jamais dû voir le jour, après avoir croisé des amis qui s’épuisaient à ménager la chèvre et le chou.
Pour me réconcilier avec les bêtes et les hommes, j’ai préparé ce soir des oeufs au plat et des épinards à la crème, coupé quelques quartiers de pomme et taillé des allumettes de gruyère, roulé des feuilles de lard fumé, mélangé des oeillets de bananes avec des arilles de grenade et de la chair de kiwi arrosés de jus de citron.
A la Mussilly, la neige a recouvert les traces des chevreuils. Demain on reprend là où on a laissé. Mais où ?
Jean Prod’hom