Gif | 31 août 2016
Cher Jean,
J’étais devant l'ordinateur. Merci pour les nouvelles. Est-ce une consolation si je te confirme que plus à l'ouest et en plaine, le jour décroît aussi par les deux bouts, qu'il fait nuit noire, à six heures du matin, et que c'est un crève-coeur.
Non, la vue du lac ou de quoi que ce soit d'autre, à la porte-fenêtre du salon-salle à manger, ne suffit pas au bonheur. On le rencontre inopinément au détour d'un chemin. Il a partie liée avec les biens sans maître - "res nullius"-, les roches, les plantes, les bêtes, une échappée, des bouts de verre et des tessons d'argile. Le vieux Sénèque: "il faut une vie pour apprendre à vivre". Quand on était pour se réjouir d'y voir plus clair, le tableau va s'effacer. La saison incline aux mélancoliques pensées.
On n'a pas eu de printemps mais, tout récemment, une vague de chaleur. Pour la deuxième année consécutive, je ne ferai pas la rentrée. Me sens coupable, confusément, de ne pas verser ma contribution, si mince soit-elle, à l'effort collectif. Les jeunes sont partout. On vieillirait?
En pj, mes voisins corréziens. Une boutade du peintre Cueco: si les vaches limousines sont rouges, c'est parce que c'est la complémentaire du vert. Ainsi s'explique encore que les prés sont noirs, en Charolais.
Amitiés.
Pierre
Photo | Pierre Bergounioux
Sans faire de vague
Cher Pierre,
Les jours décroissent, on ne les retient pas, c’est déjà l’automne, bientôt l’hiver. Je me retourne parfois sur ce qu’il m'a fallu laisser autrefois et dont il faudra que je me sépare, bientôt, une seconde fois...
Les deux vieux mènent une vie discrète au cinquième étage d’un immeuble cossu du centre-ville; sans faire de vague mais avec un secret, un privilège dont ils se réjouissent depuis toujours et qu’ils ne lâcheraient pour rien au monde: le lac.
Autrefois, le dimanche, la maîtresse de maison ouvrait les deux battants de la porte-fenêtre de la salle à manger et invitait ses hôtes, moins chanceux, à suivre monsieur sur le balcon; elle désignait alors d’un geste ample la merveille dans son écrin. Personne n’y croyait vraiment, ne savait trop quoi dire ; ils fermaient les yeux, puis les ouvraient, les refermaient et soupiraient. C’est comme si le lac n’existait plus; on aurait dit un tableau, un tableau aux couleurs fragiles, passées, lointaines, comme celles du décor de leur vieux service à thé. Ils rentraient bientôt à la salle à manger et appelaient les enfants pour le dessert. Calmez-vous! c’est promis, nous irons faire un tour après le café; nous prendrons la Ficelle et longerons les quais.
J’ai eu beau lever la tête, me mettre sur la pointe des pieds et fermer les yeux, je suis resté aveugle; je n’ai jamais goûté à leur bonheur, si proche de celui qui animait, un peu plus tôt le dimanche, le visage des fidèles priant et conversant derrière leurs paupières avec Dieu. Et, tandis que leur esprit baignait au large, je demeurais sur la rive, jetant de temps en temps un coup d’oeil au-delà de l’horizon, du côté de ce pays lointain dont je peinais à imaginer la nature et qui semblait, aux yeux de mes aînés, une évidence.
On rejoignait donc, après le café, le bord du lac; on longeait les quais sur des chemins bétonnés, pavés, gazonnés, sautillant sur les obstacles dressés par l’homme pour stabiliser ses rives et l’empêcher de déborder, l’obliger à se contenir en le ligotant comme les pieds d’une chinoise.
Pas tout à fait. Le pont sur la Vuachère, tout à l’est de la ville, nous rapprochait en effet de quelques-unes des reliques d’un autre monde, des grèves orphelines sur lesquelles le Léman va et vient depuis toujours. On ôtait alors nos mocassins au fond desquels on glissait nos soquettes et on avançait en claudiquant aussi loin qu’on le pouvait. Nous nous immobilisons bientôt au large, l’eau à mi-mollet, un peu ivres, avec la fraîcheur qui nous montait à la tête. Lorsque nous revenions sur terre, notre mère nous autorisait à rester pieds nus sur la grève, à nous pencher sur ses laisses, à remuer les restes des trois règnes, bois flottés, galets et coquillages, à choisir les éclats de verre et les morceaux de terre cuite qui rejoindraient notre boîte à trésors avec, dans nos mocassins vernis, un peu de sable et de gravier de la dernière glaciation de Würm. C’est ainsi que j’ai rejoint le lac des premiers arrivants, un lac sans limites assignées, sans bords assurés, un lac frangé, celui que nos ancêtres magdaléniens ont découvert, il y a 10’000 ans du balcon de Jaman ou de Naye, le lac tout entier, avec ses respirations et ses promesses, invitant ceux qui viendraient après eux à le regarder une seconde fois pour la première fois et à dire un peu du ravissement qui les saisit.
Ce qu’ont vu nos ancêtres magdaléniens et que je ne suis pas parvenu à distinguer du cinquième étage des immeubles cossus de la ville, je le distingue avec ravissement aujourd’hui, au détour d’une des nombreuses avenues de la ville qui, par un trou de souris, plongent dans le lac, en haut Jurigoz, l’avenue de Savoie. C’est là qu’il est le plus beau, le plus étrange, c’est là qu’il réitère au mieux ses promesses, lorsqu’il se montre à la va-vite, au milieu de la ville, et qu’il se confond avec le ciel, pas plus gros qu’un timbre-poste.
Je vois alors, dans cette échappée, par-delà la Belle Époque qui veille aux devantures des tabacs et des magasins de souvenirs, non seulement ce qu’il est – ses énigmatiques profondeurs –, mais aussi ce qu’il indique en creux, ce pays, cet autre pays qu’il s’agirait de rejoindre, comme nos ancêtres l’ont fait avant nous, en empruntant des chemins qui se perdraient dans le bleu du ciel, le vert des épicéas et des sapins blancs ; on longerait les ruisseaux et leur lit de molasse, on irait de village en village, d’auberge en auberge, ailleurs et chez soi, renouant avec l’errance qui est la nôtre, entre friches et prés, champs de blé et d’orge qui ondulent comme l’océan.
Je suis descendu ce matin à Vidy, il pleut; je ramasse près de l’embouchure de la Chamberonne quelques morceaux de terre cuite; j’aperçois un genévrier, deux saules et, de ricochet en ricochet, trois ou quatre bouleaux, une poignée d’aulnes: tout est à faire.
Amitiés.
Jean
Davignac | 11 juin 2016
Cher Jean,
Merci pour ta méticuleuse description du petit paradis. Passé un certain âge nous nous avisons que nous en possédons un et même plusieurs. Mais nous ne pouvons plus nous y établir. Nous devons nous contenter de constater qu’ils ont bien existé, que nous les avons habités.
En pièce jointe le petit paysage que je découvre de la véranda sous laquelle je t’écris (au moyen d’un téléphone portable). De la une orthographe approximative.
Dehors juin règne en majesté. Mais dedans ça va moins bien. Le contraire serait surprenant à 67 ans.
Amitié.
Pierre
Photo | Pierre Bergounioux
Clermont-Ferrand | 8 avril 2016
Cher Jean,
Quitte hier la grande banlieue pour ma petite patrie via l’Auvergne. Me sers difficilement d’un portable. La déclaration ici c’est en mai. Je m’apprête à collecter des ferrailles comme vous des tessons, une fête après l’exil, les attentats, le décès de ma mère, l’hiver, la plume et le papier.
Amitié.
Pierre
Vous avez certainement déjà fait votre devoir
Cher Pierre,
Vous avez certainement déjà fait votre devoir ; je dois l’avouer, de mon côté j’ai tardé : c’est ce matin seulement que j’ai déclaré mes revenus et ceux de Sandra, la valeur de notre mobilier et la valeur locative de notre maison, nos dettes et les intérêts de celles-ci, l’état de nos comptes bancaires; j’ai déduit nos frais de repas et de transport, le montant des taxes annuelles pour le ramassage des ordures, les frais d’entretien de la maison, l’impôt foncier et les primes d’assurance contre les dommages matériels et de responsabilité civile. La vraie vie peut commencer.
Oscar saute de son fauteuil, c’est l’heure d’aller faire un tour ; on pousse jusqu’aux Censières, je marche en essayant de fixer ce que je vais présenter dans 10 jours à Rue. Je décide au retour d’aller jeter un coup d’oeil sur place, dresse un petit inventaire de ce qu’on peut trouver dans cette crêperie qui est en réalité un îlot breton : flotteurs, phares, boîtes de sardines, palets, caramels au beurre salé, pinceaux, pulls marins, bois flottés, galets peints, hortensias, cartes postales, noeuds, filets, coquillages, crêpes, cidre. Je ressors avec deux beaux bols bleus à cidre.
Il est deux heures, je décide de faire un saut jusqu’à Avenches, malgré tout, craignant après l’article que Le Bec leur a consacré ce matin dans 24 heures, que nous soyons une nuée à rejoindre le haras fédéral d’Avenches. Il n’y a en réalité personne, mis à part les cigognes qui sont bien là, les cent chevaux qui ont fait du coin leur demeure, les cinquante employés qui les bichonnent, un monsieur armé d’un gros appareil de photo qui se réjouit d’avoir placé dans le même cadre la patrouille suisse des forces aériennes et une cigogne venant d’Espagne. J’ai rencontré aussi Willy.
Willy finit sa carrière de palefrenier, il est né sur les hauts de Vevey, s’occupe depuis vingt ans des juments du haras. Il fait beau, il est bientôt cinq heures et les bêtes n’ont plus besoin de lui ; il regarde en direction du lac de Neuchâtel, les cigognes volent haut. Il en a compté une soixantaine, les premières sont arrivées fin janvier et ont occupé la cime des premiers bouleaux ; les suivantes ont colonisé les suivants, et ainsi de proche en proche. On se retourne, elles sont là, perchées dans les arbres, mais aussi au faîte des toits et au sommet de cheminées de fortune, leurs nids ressemblent à des boules de gui. Mais certains couples ont encore du travail, des oiseaux se cherchent encore, sans nid, bois sec et claquements de becs.
Willy n’a assisté qu’une seule fois à leur départ en septembre. Quelques heures avant de s’envoler pour le sud, elles tournoyaient très haut avec leurs deux ou trois petits. Et puis zou ! on ne les a pas revues avant l’année suivante.
J’ai du retard, file en quatrième vitesse récupérer les filles. Deux hirondelles tournoient dans le ciel de Valeyres-sous-Montagny. Les premières depuis l’Ardèche.
Amitiés.
Jean
Gif | 14 janvier 2016
Cher Jean,
Oui, c'est un anniversaire qui mérite d'être célébré. Vous avez tenu bon, persévéré, obstinément porté dans l'ordre second de l'écrit le temps évanescent, impalpable, irréparable, dévorant. La vertu de pareille opération est double. Il ne s'effacera plus, du moins cette part qu'on a fixée sur le papier, et la plume révèle ce qui échappe à la conscience nue, des arrière-plans étagés, un sens enfoui, de la réalité sous la réalité, à l'infini. C'est ce que n'ont cessé de répéter les anthropologues anglo-saxons qui se sont avisés de la contribution que l'écriture a apportée à l'éveil, à l'usage, à l'empire de la raison. On n'est pas les mêmes selon qu'on mobilise ou non l'outillage graphique. Bon anniversaire, donc, et en avant pour une nouvelle année, deux, cent...
Comment ne pas signaler aux habitants du Jorat qu'il n'a toujours pas gelé dans le Bassin parisien. Les jonquilles ont commencé à fleurir le 2 décembre et continuent imperturbablement. Des pommiers du Japon et un amandier sont en fleur et on a encore récolté une poignée de framboises, au jardin. Le réchauffement ne fait pas de doute.
Bonne année à vous et amitiés.
Pierre
Pierre Bergounioux | Carte géologique massif central
Corcelles-le-Jorat | 13 janvier 2016
Cher Pierre,
C’est le 14 janvier 2015 que je me suis lancé dans cette aventure, elle m’aura emballé. Voici la trois cent soixante-cinquième lettre que je vous adresse, il est temps de ralentir la cadence sans toutefois vous oublier. Je vous tiendrai au courant du temps qui passe, ici dans le Jorat, des saisons, des enfants qui grandissent, des forces qui manquent, de la prochaine reverdie.
J’ai été un lecteur enthousiaste des notes que vous avez rédigées entre 1980 et 2010, aveuglé par je ne sais quoi... j’attends d’ailleurs avec impatience la prochaine livraison. Et puis, vous m’avez envoyé, en mars dernier, vos notes de l’année 2014. Curieux mais inquiet, j’en ai différé la lecture par crainte qu’elles n’entament mes maigres forces en instillant dans cette correspondance – d’abord fictive, puis semi-fictive et enfin un peu réelle – questions et doutes qui les auraient épuisées.
Mais le temps est venu que je m’y penche, avec un intérêt accru ; on ne sort pas indemne d’un tel exercice quotidien. Il m’aura en effet permis d’en éprouver les limites, de donner une expression à mes jours et d’en accepter l’augure ; car cet exercice qui prétend consigner ce qui a été ne manque pas de mordre sur l’avenir en y traçant des attentes et des lignes de fuite, d’ouvrir sur ce qui n’est pas et qui ainsi souvent sera. Ces billets à vous adressés, de par leur aspect technique, de par les choix que je n’ai pas manqué de faire – on ne peut pas tout dire – frôle à tout moment la fiction : ils m’ont conduit à regarder ce que j’aurais ignoré, à nommer ce qui n’avait pas de nom, à donner un rythme à ce qui en manquait. Nos jours sont constitués d’une succession d’actions que l’esprit vertèbre en projetant une signification, et que l’écriture organise en une succession de mots et de chevilles que le diariste ajuste les uns aux autres – comme l’enfant combine les éléments du mécano de ses 6 ans, pour lequel les échafaudages, les grues et la ville à laquelle il rêve se confondent.
J’emporte ce soir à la bibliothèque vos notes de 2014, content comme un gamin qui ouvre à Noël une boîte de construction, réjoui à l’idée de retirer le voile et de goûter aux mots et aux chevilles, aux points-virgules et aux virgules, de tout ce qui permet, dans le langage, de nous dégager de nos vies de bêtes de somme, pour donner à nos existences une forme qui les transfigure, ne serait-ce qu’un instant. Suaire plutôt que peau de chagrin.
Amitiés.
Jean
Gif | 21 décembre 2015
Cher Jean,
Merci des nouvelles des hauteurs. Votre pluie n'est pas pour me surprendre. L'hiver a fait son entrée, ce matin, et il n'a toujours pas gelé. Il reste des roses au jardin. Les campanules sont fleuries et treize jonquilles sont déjà écloses, pas moins. Ce soir, le soleil retardera d'une minute son coucher. Comme dit Beckett, "c'est énorme".
Encore une année calamiteuse, les attentats sanglants de janvier, ceux de novembre, et ma mère qui nous quitte, le 12, la veille de la tuerie. Après Beckett, Groddeck, qui nous rappelle, si toutefois on pouvait l'oublier, qu'on a tous les âges à chaque instant. C'est le garçonnet de quatre ou cinq ans, désemparé, désespéré qui a pris la direction des opérations, depuis le mois dernier. Et il ne retrouvera plus celle qu'il cherche dans les allées du supermarché.
Bonne année à tous, envers et contre tout, avec des maths et de la grammaire. Non, celle-ci n'est pas forcément le triste, le vétilleux catalogue de bizarreries impératives qu'on nous a enseigné mais l'armature de la pensée, la droite voie de notre sens et les petits enfants- j'ai vérifié, jadis, dans mon collège- accèdent sans difficulté à pareille évidence. Quoi de moins surprenant! Ils la possèdent à l'état pratique et, maintenant, ils savent qu'ils l'ont toujours su. Ils découvrent de quelles richesses ils étaient dépositaires. La Bruyère, pour finir: "Juste après viennent les diamants et les perles".
Amitié.
Pierre
Corcelles-le-Jorat | 21 décembre 2015
Cher Pierre,
Pluie ce matin au Riau, grasse matinée pour Arthur et Lili, bain pour Louise, math et écriture pour Sandra. J’écoute – et regarde – l’heure que François Bon consacre à vos livres ; il termine avec Aimer la grammaire.
Ce court traité tient dans ma bibliothèque, lui aussi, une place à part. D’abord parce que j’enseigne cette matière à la triste réputation, mais aussi et surtout parce que vos pages constituent la réalisation d’un rêve que je fais parfois et que votre phrasé redouble : celui d’aller à l’essentiel et d’y rester. L’avant-propos et les paragraphes introductifs de chacune des parties de cet ouvrage fournissent bien assez de grain – à moudre mais aussi à semer, arroser, récolter – pour nourrir les élèves jusqu’à la fin de leur scolarité obligatoire.
Nous sommes doubles, faits d'un corps et d'un esprit. Le premier est matériel, prisonnier d'une heure – le présent – et d'un lieu (ici, maintenant). Le second, quoique immatériel, n'est est pas moins très réel, puissant et libre. Il peut se transporter ailleurs, revenir dans le passé ou se porter dans l'avenir, imaginer ce qui n'est pas. Tel est le privilège de la pensée. Nous ne sommes pas seuls au monde... Pour faire connaître ce que nous sommes aux autres et pour savoir ce qu'ils pensent, nous nous parlons.
Leçon donc, également, de philosophie première et d’écriture, donnée à coup de proses brèves qui relèvent tout à la fois de l’aphorisme – on y retrouve, sans qu’il soit nommé, Descartes – et du poème : Nous ne sommes pas seuls au monde.
Je poursuis la lecture du Chardonneret. Le tableau de Fabritius réapparaît enfin à Las Vegas, je me languissais :
... j’aimais le savoir là à cause de la profondeur et de la solidité qu’il donnait aux choses, du renforcement de l’infrastructure, d’une précision invisible, de la justesse d’une assise qui me rassurait, tout comme il était rassurant de savoir que, au loin, les baleines nageaient sans crainte dans les eaux de la Baltique et que des moines de mystérieuses zones temporelles psalmodiaient sans discontinuer pour le salut de l’humanité.
Je n’en ai pas fini avec ces oiseaux, avec le jaune, le rouge, le noir et le blanc, juste se délecter de ce moment délicieux apporté par le vent. Je ressors ma boîte de néocolors, descends au Do it d’ Epalinges ; pas de térébenthine, mais un ersatz. Je passe la fin de l’après-midi un pinceau à la main.
C’est soirée de Parkour à Lausanne pour Arthur, anniversaire à Servion pour Lili. Nous passerons la soirée à la maison, Louise, Sandra et moi.
Jean Prod’hom
Corcelles-le-Jorat | 22 août 2015
Cher Pierre,
Au risque d’en étonner plus d’un, moi-même en premier lieu, je suis étrangement calme avant cette rentrée scolaire, bien décidé à mener les élèves à l’essentiel, à ne pas les noyer dans une cascade de distinctions ou à les égarer dans les labyrinthes de la scolastique.
Les jours rétrécissent, certes, mais le soleil, radieux, nous rappelle que l’été n’a pas renoncé. Et si le temps des cerises est bel et bien passé, celui des pommes du verger nous promet de belles récoltes. Sandra et les enfants sont descendus en ville, c’est là-bas que se trouve leur avenir ; je monte au triage avec Oscar, – le sien est plutôt dans les bois.
Avec dans la poche La Vallée de la Jeunesse d’Eugène ; c’est un livre publié en 2007, qu’une collègue nous a proposé de lire avec nos élèves, dans l’idée qu’ils puissent, au moment voulu, rencontrer son auteur et s’entretenir avec lui du métier d’écrivain ou, s’il ne s’agit pas d’un métier, de l’écriture lorsqu’elle n’est pas exercice scolaire.
J’ai lu le récit d’Eugène il y a quelques années. Des vingt (ou vingt-deux objets ?) qui ont marqué sa vie, à Bucarest et à Lausanne surtout, je me souvenais assez précisément de l’aiguille à ponction et du Rubik’s Cube 4 x 4. L’idée de lire ce livre avec des élèves m’emballe, le principe est efficace. Et puis, à travers le rappel des dix objets qui lui ont fait du bien et des dix qui lui ont fait du mal, il sera aisé d’évoquer plusieurs aspects du monde dans lequel nous vivons ; on abordera en outre la belle et épineuse question de l’écriture des souvenirs.
Et même si tout est faux, quelle importance ? Je me souviens de la réponse de Blaise Cendrars quand on l’a sommé d’avouer s’il avait réellement pris le Transsibérien, pour écrire un de ses plus fameux textes : « Qu’importe si je l’ai pris, puisque je vous l’ai fait pendre ». (La Vallée de la Jeunesse, page 178)
J’ai lu, Pierre, votre mot à mon retour du triage, là où j’ai suivi ce printemps les amours de deux bouvreuils et la naissance de leurs petits ; là où je lis aussi, parfois, loin de tout, et somnole.
Vos envois me réjouissent tout autant parce qu’ils m’obligent à demeurer attentif aux mésaventures et aux petites misères des autres, si semblables aux miennes, mais aussi aux beautés qui persistent et qui permettent à l’inquiet que je suis de trouver des arrangements avec le monde, ne serait-ce que pour en sortir vivant lorsque le jour tombe.
Sandra s’est rendue à Servion, la table et les chaises sont prêtes ; on en disposera la semaine prochaine. Promenade encore avec Sandra et Oscar, avant que le soleil disparaisse derrière le bois Vuacoz. J’ai entendu à nouveau, au-dessus du poulailler, les petits coups secs et francs du pic épeiche que j’ai aperçu ce matin.
Jean Prod’hom
Gif | 22 août 2015
Cher Jean,
Nous sommes deux inquiets, l'un du Jorat, en Suisse, l'autre, français, d'origine limousine, aux portes de Paris, à croire devoir garder trace du temps qui passe et à échanger quelques observations, à ce sujet, par dessus la frontière. Je n'ai pas vu que ce que vous notez, de votre côté, ni nos petits courriers attentent à aucun principe, éthique, esthétique, théorique, politique... J'ai noté, dès l'enfance, la rigueur morale des quelques copains protestants que j'avais, dans le Sud-Ouest. Ils n'étaient pas drôles, riaient difficilement, se tenaient sur leur réserve mais on pouvait compter sur eux, ce qui n'était pas toujours le cas avec les papistes. La totalité de l'histoire, du passé demeure présente dans les agissements des vivants.
Frappé de l'attention que vous donnez, entre mille autres choses, aux bouvreuils. De vivantes merveilles, auxquelles on peut toutefois reprocher de manger les bourgeons floraux et de nous priver de fruits. Les petits appareils numériques ont tout changé. On peut aussi extorquer des images précises, en couleur, au flux temporel, fixer l'atmosphère sonore. Où ai-je vu qu'une thèse avait été consacrée à celle des rames de RER, avec le bruit croissant et décroissant du moteur électrique, l'annonce de la station par une voix préenregistrée, d'homme ou de femme, les sonneries des portables, les conversations, à haute et intelligible voix des téléphoneurs, la détente de l'air comprimé à l'ouverture des portes, la sonnerie précédant le départ... L'écriture a donné aux mortels que nous sommes la possibilité d'étendre indéfiniment leur mémoire, donc leur conscience. Rien peut-il échapper à la révolution numérique?
Ne vous tourmentez pas. On a déjà bien assez de soucis comme ça. Bonne journée. Amitiés.
Pierre
Photo | Pierre Bergounioux
Corcelles-le-Jorat | 21 août 2015
Cher Pierre,
Merci de votre mot. Comment en effet échapper de nos prisons tout en restant vivants ? Là-bas des ponts, ici des cols ; les Joratois ont puisé, je ne sais où, le courage et la curiosité de se risquer hors d’un massif forestier inextricable – qui culmine modestement à 900 mètres –, rejoindre le chemin de Sainte-Catherine infesté de brigands, faire sauter le verrou au Chalet-à-Gobet qui tenait éloignés ceux des hommes qui pouvaient se passer de leur tête de ceux qui pouvaient se passer de leurs mains. C’est seulement dans les années 60 du siècle passé que la grande bourgeoisie détenant le capital économique, culturel, et symbolique a entrouvert ses portes et laissé venir à elle, au compte-goutte, les enfants du Jorat dont elle avait besoin.
Nous n'avions plus entendu la sonnerie du réveil depuis cinquante jours. Debout donc au clairon pour une conférence des maîtres à l'occasion de laquelle, probablement, nous nous rendrons compte à nouveau que les précautions prennent le pas, chaque année davantage, sur ce qui relevait du bon sens et de la conscience de chacun.
J’ai la confirmation, en partant à la mine, que le sifflement dont je ne parvenais pas à identifier la source il y a quelques jours, provient d’une boîte, pas plus grosse qu'une grosse boîte d'allumettes, déposée sur le rebord d'une fenêtre à plus de cent mètres de la maison. J’en conclus, pour ne rien dire de la pollution sonore, que j’ai l’ouïe aussi fine qu’une fouine.
Je m'arrête au garage et jette un coup d'œil sur la Suzuki Swift, candidate au remplacement de la Yaris que je regrette déjà, avant de descendre les six marches de l'aula. Rien n'a beaucoup changé pendant l'été, les vraies questions demeurent à l'abri, recouvertes par d'anciennes et de nouvelles directives qui flamberont vite. N'en vouloir a personne. On parle de tout, soigneusement, sans rien laisser au hasard : retenues, parking, bus, surveillance, légalité,... de tout ce qui entoure ce dont on ne parle pas.
Je repasse au garage dans l’après-midi, signe finalement pour une Nissan Micra. Je me hâte de terminer ce que j’ai à faire au collège, le soleil claire fort. Je fais une brève halte au Riau avant de récupérer les filles à Thierrens, enchantées de leur camp, moins de l’école, pour des raisons différentes des miennes. Etaie le pommier qui penche dangereusement.
Me sens encore le devoir, là où nous en sommes de cette correspondance fictive, semi-fictive, réelle, de vous demander si vous pensez qu’elle a sa raison d’être. Si elle vous embarrasse, faites le moi savoir. C’est le devoir de chacun de laisser à l'autre le pouvoir de s’échapper. Je suis né au pays de Viret, de Farrel et de Calvin ; et je ne voudrais nourrir ni votre mécontentement ni ma culpabilité. Amitiés.
Jean Prod’hom
Gif | 21 août 2015
Cher Jean,
Trois semaines et plus qu'on a retrouvé la grande banlieue, laquelle tire un charme étrange, en août, d'être à peu près vidée de ses habitants. Pas une âme, des places partout, pour se garer, un silence sidéral. On se croirait sur la lune ou bien sur terre mais après la disparition de l'homme. Il va refaire son apparition dans quelques jours.
A quoi bon les cartes routières quand on a le GPS? Qu'elles servent, une dernière fois, à éclairer les montagnards du Jorat sur les hauteurs, plus modestes, du massif Central.
Bonne fin de vacances. Amitiés.
Pierre
Un aperçu du pont de fer, désaffecté, sur les gorges du Doustre. Il a été lancé en 1911.
On pouvait échapper, enfin. (Photo | Pierre Bergounioux)
Corcelles-le-Jorat | 20 août 2015
Cher Pierre,
Merci pour votre mot, il m’a fait plaisir. Que vous m’assuriez qu’il existe des Jean-Rémy du côté de Gif-sur-Yvette n’atténue nullement ma peine, au contraire ; me voici pourtant d’un coup moins seul. Tout porte à croire, malgré tout, qu’on n’en a pas fini avec la bêtise.
Le garagiste est absent à 8 heures, je déposerai la Yaris demain matin. Le directeur a accepté ma demande de congé pour le jeudi 10 septembre, bonne chose de faite ; je passe à l’économat commander ce que j’ai oublié. Pour le reste, mieux vaut attendre lundi et se tenir prêt à tout. Je passe dans la salle Paul Klee, paie à Romain ce que je lui dois, il me raconte ses vacances en Espagne. Je remonte au Riau.
Vincent propose une simple tôle à glisser sous le poêle, avec un rebord de trois à quatre millimètres ; il prend les mesures, viendra avec son diable la poser, et l’ajuster s’il le faut.
Arthur tond l’herbe du jardin, je prépare une ratatouille, des filets de brochet et un beurre persillé, il est temps de préparer la rentrée d’Arthur au gymnase. Dans la soirée, Valérie vient donner un coup de main à Sandra pour choisir et mettre en page les photos de nos vacances à l’île d’Yeu.
PS
L’enveloppe – ou le pliage – dans laquelle vous avez glissé votre mot, le plateau de Millevaches, en êtes-vous l’artisan ?
Jean Prod’hom
Gif | 20 août 2015
Cher Jean,
Difficile d’épiloguer après que François Bon l’a fait. Si, pourtant, l’écho soulevé par la marche des vivants confondus sur le chemin du cimetière, l’intrusion de Jean-Rémy. Il existe des hommes de cette nature. J’en témoigne.
La preuve que nous habitons des pays distincts, ce sont les expressions « jouer à clicli mouchette » et « mettre en cupesse », c’est la première fois que je les vois et je ne les comprends pas.
Merci de votre envoi. Bon mois d’août et beaux tessons. Amitiés.
Pierre
Gif | 11 août 2015
Cher Jean,
Merci des nouvelles. La saison leur confère d'étranges échos. C'est que la première quinzaine d'août transforme la grande banlieue en désert. Pas une âme. Il m'arrive de me croire seul sur la terre. Il y a encore des vivants, du côté de Crest, qui m'adressent des signes. Quel réconfort.
Les plantations de noyers offrent un spectacle bien digne d'être contemplé, mentionné. Je suis tombé, comme vous, en arrêt, devant ces arbres, il y a six ans, dans la vallée du Lot. Un souvenir qu'enténèbre, désormais, la disparition du cousin que j'avais là, emporté par un AVC, l'an passé. Encore un lieu où je ne reviendrai plus jamais. Amitiés.
Pierre
Corcelles-le-Jorat | 10 août 2015
Cher Pierre,
Michel et Lucette sont passés en coup de vent, inquiets de la santé de Sandra ; elle va mieux, tousse encore mais a retrouvé un peu de son sourire. Lorsque je les quitte, Lili est dans un bain, Louise sur le web et Arthur derrière le garage, il taille la haie. Je fais une halte aux Antipodes, avec une cinquantaine de cartons d’invitation pour Grignan que Claude a l’intention de glisser dans les exemplaires qu’il enverra la semaine prochaine aux soutiens de la première heure.
Je roule au pas entre Gland et Nyon, d’une traite ensuite jusqu’à Voiron où je bois un café. Je fais la connaissance à la poste de deux employés d’une gentillesse extrême, mais d’une incompétence dont ils ne se doutent pas, c’est le plus inquiétant ; j’espère que l’exemplaire de Marges vous parviendra avant la reverdie prochaine, les deux préposés m’ont assuré que vous le recevrez mercredi ; ne soyez pas trop sévère, la belle postface de votre ami François vous consolera, quoi qu’il en soit, de votre peine.
Les noyeraies qui se succèdent jusqu’à Romans de chaque côté de la départementale sont au garde-à-vous, mais cette sévérité n’empêche pas les frondaisons denses de contenir sous leurs jupons une belle lumière qui caresse les fûts gris de cendre des noyers, avant de se déposer sur l’herbe qui est comme un gazon. On m’avait dit l’ombre du noyer maléfique, elle est parfois féérique.
Seconde pause entre 19 et 20 heures sur la Place du Général de Gaulle à Crest ; peu de Crestois, le soleil et un Perrier menthe sur la terrasse du Café de Paris, quelques touristes. Parmi eux, quatre femmes et quatre hommes que je voudrais apparier, ils ont une trentaine d’années et prennent l’apéritif. Un peu plus loin, sur le parvis de l’église jouent leurs enfants, une bonne dizaine ; à moi d’identifier leurs parents. J’en arrive à penser que les raisons qui m’ont poussé à constituer chaque couple sont précisément les raisons qui pourraient être à l’origine de leur divorce prochain.
La nuit est tombée lorsque j’arrive à Colonzelle, au Riau, tout va bien.
Corcelles-le-Jorat | 22 mars 2015
Cher Pierre,
Que cette correspondance semi-fictive prenne ce tour imprévu me réjouit. Vous avez accepté que vos mots trouvent leur place ici, vous, l'ennemi juré, depuis toujours de la propriété privée, votre réponse tombant sous le coup de cette hostilité de principe.
Je ferai de cette liberté que vous m'accordez un usage modéré, celui qui sied à l’impossible repos, à l’impossible paix qui nous viennent parfois d’avoir assez désespéré de l’homme.
Je me hâte de dresser le tableau des opérations de la semaine prochaine à la mine, puis feuillète le Carnet de notes 2014 qui m'est parvenu hier. Suis les traces de la boîte en carton fort qui renferme l'Abrégé du monde que j'ai relu en début d'après-midi. Je pressens que l'établissement du décalage de la reverdie entre ici et là-bas ne sera pas aisé à lever.
Reprends les Chroniques de l'Occident nomade. Elles constituent une tentative désespérée contre l'oubli, contre la laideur, contre la banalité. Mais elles contiennent aussi une réflexion sur la possibilité de s'éloigner de soi sans devenir fou (VI) et sur les limites et l'oubli de soi (VII). Je retrouve Paul (IX) et fais la connaissances de Tito (XVIII), je croise des gens qui ne se recroiseront plus (XI), des villes, Trieste (XII). Il y a aussi les malentendus, les rues (XVI), il y a un dimanche à Odessa (XIV), des illuminations, les brèves et celles qui durent un peu (XIII). Il y a aussi ce romantisme du voyage qui guette et que l'écriture métamorphose.
Mais il est bientôt 18 heures, temps de descendre à la cuisine et faire à manger.
Jean Prod’hom
Gif | 21 mars 2015
Cher Jean,
C'est dès janvier que les cinq premières jonquilles ont fleuri. Elles sont plusieurs dizaines, désormais, dans leur gloire et, partout, prunus, pruniers, pommiers du Japon mettent des fleurs. Plusieurs marronniers ont déplissé leurs gros bourgeons. C'est toujours la première fois.
La grande banlieue était sous la grisaille et on n'a rien vu de l'éclipse.
En pj, les notes de l'année 2014. Vous pourrez vérifier le décalage de la reverdie entre le Jorat et la région parisienne.
Bonne soirée. Amitiés.
Pierre
Gif | 16 février 2015
Cher Jean,
Je me disais, dans ma grande banlieue, qu'avec la neige qui couvre les hauteurs, partout, mon petit envoi n'atteindrait jamais le Jorat ou alors, peut-être, au printemps, vers le début de l'été. Une vision bien localisée, très étriquée, très timorée du train dont va le monde. Je vois parfaitement l'attrait qui s'attache aux tessons pour avoir collecté, ma vie durant, des cailloux, des insectes, des plantes, des bouts de métal, le tout sous les lazzi ou les sourires sardoniques, plus ou moins rentrés, de certains proches.
En pj, Chrysotribax hispanicus, par exemple, dont la rencontre m'a exalté, il y a très longtemps.
Cordiales pensées.
Pierre Bergounioux
Gif | 12 février 2015
Cher Jean,
Merci pour ces Tessons. Ils sont beaux comme tout, belles et justes les pensées qu’ils vous dictent, tout bas. On pourrait leur appliquer la maxime que Linné a mise en exergue de l’entomologie : "Natura maxima miranda in minimis". Combien peu suffit, tout compte fait, à notre joie. Vous le dites d’ailleurs. Le bonheur peut résider dans un cabanon.
Gratitude et cordiales pensées.
Pierre Bergounioux
Corcelles-le-Jorat | 7 février 2015
Cher Pierre,
Coup de téléphone à 7 heures 20, c'est le mousse, il a peu dormi : Sandra va le chercher à Ferlens. Me rendors comme jamais, épuisé par la semaine qui se termine. A midi, Sandra et les filles partent pour Payerne ; s’y déroule la finale régionale de l’UBS Kids Cup team. Profite de faire les comptes du repas de soutien de la veille avant de relire la première partie d’Aline. Pousse Arthur jusqu’à Epalinges. Courses à Oron. Passe un moment heureux à parler du Portugal avec le tenancier du Restaurant de la Croix d’Or, né en Angola, originaire de Guarda, sise à plus de 1000 mètres sur les contreforts de la Serra da Estrela. Il me raconte ses premiers pas en Suisse, dans les années 80 ; ceux de ses enfants dont il est fier : un garçon ingénieur en informatique, une fille bientôt médecin.
Ce restaurant, son nom, son tenancier et sa famille, le carrefour auquel il est lié, la zone industrielle d’Ussières toute proche, mais aussi la Bressonne qui traverse ce morceau de plaine, me font inévitablement penser aux récits d’André Dhôtel. S’y déroulent mille aventures invisibles que lui seul savait raconter.
Essaie d’écrire quelque chose à propos du repas de soutien de la veille, de ce moment qui a réuni les parents, les enfants et les enseignants. Des bénéfices de ces aventures lorsqu’elles ne sont pas prises en charge et en otage par ceux qui sont supposés savoir, ceux qui feignent d’ignorer que l’avenir est du côté des nouveaux-venus. Il nous faut jouer petit si nous voulons obliger les élèves à prendre la main sans la lever, à grandir et à cesser de parler pour ne rien dire. Nous devons renoncer à faire la loi, nous satisfaire d’en être les garants.
Cher Pierre, j’ai lu votre mot en fin de soirée, il m’a fait grand plaisir. Que vous ayez eu vous aussi des démêlés avec les taupes ne doit pas nous empêcher, ni vous ni moi, d’admirer leur obstination. Nous leur en voulons d’ailleurs moins qu’à ceux de notre espèce, si souvent ingrats ; vous l’écrivez, c’est l’ingratitude des hommes qui nous condamne à nous sentir seul. Moins seul pourtant lorsqu’on s’avise que « d’autres ne s'en accommodent pas non plus, se donnent de la peine pour y remédier, persévèrent dans l'effort, la volonté bonne, la fidélité à soi».
Et il nous restera, longtemps encore je veux l’espérer, «des bêtes, des arbres, des pierres, du ciel.» Et la «prose des jours» pour les dire. Vous enverrai à Gif-Sur-Yvette, à l’adresse que vous m’avez indiquée, le recueil de quelques-unes de ces notes, lorsqu’elles seront imprimées. Avec ma gratitude.
Jean Prod’hom
Gif | 7 février 2015
Cher Collègue,
Bien reçu vos notes, dont je vous remercie. Heureux d'y retrouver les soucis d'un enseignant, d'un père soucieux, d'un citoyen du monde, fût-il de nationalité helvétique puisqu'il existe encore des nations, d'un homme que la vie des bêtes, des arbres, des pierres, du ciel ne laissent pas indifférent. J'ai, moi aussi, des démêlés avec les taupes. On se sent un peu seul, parfois, face aux difficultés du métier, de la vie, à l'ingratitude du genre humain ( la serveuse du terminal de paiement, les mangeurs de priorité, etc.) et on constate que non, que d'autres ne s'en accommodent pas non plus, se donnent de la peine pour y remédier, persévèrent dans l'effort, la volonté bonne, la fidélité à soi.
Un écho vivifiant en provenance de votre pays de neige. Les photographies ajoutent encore à l'effet de réel. On voit.
Merci d'avoir eu la pensée de m'adresser cette prose des jours dans vos montagnes.
Cordiales pensées.
Pierre Bergounioux