Juste rapport au temps
Une propension maladive à surévaluer la quantité d’énergie et de temps nécessaires à l’accomplissement des quelques tâches qui assurent la consistance des groupes dans le champ social, la survie des uns et des autres et auxquelles on ne saurait échapper que par lâcheté.
Mais voilà qu’aujourd’hui, frappé – encore? – par le sort, j’éprouve la sensation à bientôt minuit d’avoir accompli des travaux herculéens. Tout simplement parce que ce nouvel imprévu ne m’a pas laissé le temps de trop anticiper, m’a obligé de faire vite et juste avec le temps, de répondre à ras de terre et de me rapprocher pas à pas des gestes qui caractérisent la condition qui est la nôtre, avec pour voisin l’effondrement qui guette et à deux pas la peur qui paralyse le corps jusqu’au petit doigt.
Même qu’il me reste quelques minutes pour écrire ces mots avant minuit, tandis que les enfants dorment, que le tambour de machine à laver le linge turbine et que ma femme épuisée se rétablit en de bonnes mains.
Jean Prod’hom
Extension de la ville
Cité satellite
construite à la va-vite
sur une piquante proposition
des dirigeants du troisième canton
de l’autre côté du volcan
à l’intersection
du canal inachevé
et de l’ancienne chaussée
qui avait conduit
les nouveaux arrivants
de l’océan
aux rives du lac
on construisit là
simplement
en guise d’assurance
une tour et une redoute
elles se faisaient face
à l’extrémité d’un pan ruiné
murailles percées
portes dominantes
ouvrant sur la dune
semblable insouciance
ne s’était plus présentée sur l’île
depuis la mise au pas
de ceux qui avaient planté
sur les fonds argileux
des rangées de pieux parallèles
en prévision du siège de la capitale
mais l’insoumis
je le sais
bâtit en profondeur
il recueille l’eau des digues
chargées d’interrompre sa passe
ménage des accès à la nuit
pose des jalons
dans le va-et-vient des passions
c’est ainsi qu’un jour peut-être
il rendra à la terre
le mystère qui fuit
sur le dos de l'imagination
rétive et captive
Jean Prod’hom
Dimanche 27 juin 2010
Pierre Alechinsky cite Cioran qui aurait écrit – ou dit un jour – que tout nous vient du dehors. Ce n’est pourtant pas la teneur de cet aphorisme qui m’enchante et dont je partage au fond l’évidence, mais la voix lointaine de cet homme de 83 ans, dont le grain et l’allure attestent le chemin à suivre pour distinguer et faire entendre ce qui vient lorsque le chemin disparaît dans la lande, lorsque le dehors se confond avec le monde qui a bien voulu de nous une saison, lorsqu’on est en mesure de faire entendre le silence : la voix du dedans.
Ce que les pierres retiennent
Amené à rompre avec la supposée continuité du temps au risque de succomber à un vertige, non plus celui du temps qui fuit, mais celui du temps qui est resté bloqué là-bas.
Si les images, les photographies, les souvenirs vieillissent, c'est parce que, incapables de retenir ce qui demeure, ils laissent filer le temps qui seul compte. On le voit dans les corps passés, on le voit aux visages, aux mains trop lourdes, aux jambes trop cassantes sous le poids des souvenirs qui se défont. Le gros du temps reste en arrière, par-delà les images qui ne retiennent que des ombres.
Rien n'a changé, on voit simplement les choses d'un autre lieu. Mais il aura fallu pour l’atteindre nous extirper de la glaise dont on est fait, faire ce pas de côté, et réaliser quelques voyages de circumnavigation pour retrouver les choses telles qu’elles sont, ce miracle en tiers qui nous est offert lorsqu’on revient bien après. Nous éloigner donc, nous égarer même, souvent, pour considérer enfin les choses en leur lieu, c’est-à-dire de ce lieu que l'on n'a jamais tout à fait quitté, aperçu pourtant comme un phare oublié qui nous fait supporter de manquer ce pourquoi on avait appareillé, sans regret, mais dont il faut bien s’approcher pour être enfin un peu avant de n’être plus.
Jean Prod’hom
Gueule de bois
C’était le temps où ça y allait, le temps des Chevillard-Camaro, des Peugeot 807, des Nisard-Gloria et des Toyota Prius, des liseuses et des nuisettes, des pokes et du pacs. Je peux vous l’assurer, ça roulait et on ne se faisait pas de cadeaux. D'ailleurs les uns ont fini dans la fosse à bitume, les autres contre le mur.
La baronne de Rothschild avait prédit, sur un plateau, l’avenir du révolu. On aurait dû la croire.
Quant aux visionnaires, dopés par leur statut et la promesse du succès, ils en avaient pris plein les dents, et avec eux leurs courtisans. C'était pas net, on écouta les justifications contrites des premiers, on assista à la débandade des seconds. On para au plus pressé et on recommença, on en est là.
Jean Prod’hom
27 mars 2010
LXIX
Hier soir, la vieille a oublié de verser dans la coupelle de porcelaine la goutte d’essence de marjolaine qui, depuis cinquante ans, tient en respect les ronflements du vieux. On les a retrouvés morts ce matin, dans les combles, écrasés par la charpente de leur maison.
Jean Prod’hom
A vau-l'eau
Les plumassiers
s’attaquaient au gros oeuvre
en plein air
si bien que le duvet
des nouveaux-nés
poussé par le vent
dans le lacis des rues
frémissaient
sur les pavés de briques
dans les entrepôts ouverts
autrefois occupés par des négociants
peu d’espaces dégagés
d’un bout à l’autre des bateaux
tirés sur des ponts de poutres mal équarries
galets alignés sur la terre battue
devant les huttes
les acacias imputrescibles
mêlaient leurs senteurs
au fenouil sauvage
dans les cours intérieures
pas de fleurs à bulbe
mais de l’eau dans les caves
la passion pour les affaires privées
avait pousser les derniers arrivants
à concevoir de grandes places
sans verdure
traversées seulement par des canaux
aux rives solides et bien travaillées
dressés les uns contre les autres
mais que l’eau enclose
dans les lacs artificiels du pied des collines
ne parvenait pas à ravitailler
canaux inutiles donc
on avait atteint le point du non retour
les esprits s’enlisaient
il était loin le temps où les hommes
entraient dans leurs maisons
à la proue de leurs bateaux
couronnés
la capitale de l’île allait à vau-l’eau
et la demi-circulation généralisée
allait précipiter les événements
par-dessus bord
Jean Prod’hom
Dimanche 20 juin 2010
Qui se souvient de l’ermite, du fils du prince Berthold de Hohenzollern, Meinrad de Sulgen qui renonça à tout au pied du Mont Etzel? Louis Veuillot? C’est une sagesse aux vertus secrètes qui l’obligea à se nourrir des peines de ses hôtes. Il rumina chaque jour son ignorance dans une forêt sombre où il voulut se cacher pour aller plus avant. Rien n’y fit. Deux manants – qui ne possédaient guère plus que lui – lui retirèrent la vie le 21 janvier 863.
Il est cinq heures à Einsiedeln, trente ermites rassemblés pour l’heure font entendre les voix du ciel, procession d’oiseaux noirs au long cours qui déambulent. Pure merveille. Ils chantent pour maintenir ensemble les débris de nos vies qu’ils emportent dans leurs cellules lorsqu’ils nous tournent le dos, ils conçoivent des morceaux de liberté dans des retraites closes, raboutent les mauvais jours aux siècles de gloire. Le feu fait le reste. Autour du monastère une nuée de moineaux s’affaire, c’est le prix qu’il faut payer.
Il pleut sur le lac de Sihl. Deux corbeaux avancent dans la tourbière parmi les orgueils sauvages et les iris d’eau.
Jean Prod’hom
Va-t'en te perdre où tu voudras
Quelques flaques sur les bas-côtés
les restes d'une ondée noire
dans le miroir desquels flambent
les éclats d'un soleil de glace
d’innombrables vers luisants clignotent dans le pré
l’or fond liquide sur les marches de pierre
le silence a creusé son trou
mais il y a loin très loin
le grondement sourd d’un animal
qui s’éloigne rassasié
c’est le grondement du tonnerre
qui poursuit sa route les yeux fermés
orage satisfait tout à l’ouest
il gronde sans discontinuer
longues respirations de satisfaction
avant d’attaquer la plaine que personne n’a daigné avertir
à mes pieds lessivés pris dans les boues du sommeil
veillent les ombres du feu et de la nuit
l’écho des craquements sur lesquels on ferme les yeux
la belle empreinte de la bête qui s’éloigne
la gueule ouverte derrière l’horizon
et je tremble un peu
délicieusement épargné
Jean Prod’hom
LXVIII
Deux collègues pleurent le temps passé en chantant la belle l’époque, le temps des petits Larousse dont elles énumèrent les innombrables vertus. Elles se disputent un peu à propos de la couleur de la couverture: rose, beige, rose-beige, rose-saumon,... elles rient, elles se taquinent, mais c’est pour rire. Elles se rappellent surtout de la page des bannières, étonnées et heureuses d’avoir pris conscience, tels Leibniz et Newton, simultanément, que toutes les bannières du monde étaient rectangulaires, toutes, excepté celles de la Suisse et du Vatican.
Les yeux embués, elles regrettent le beau temps des voyages sur la moquette, tout a tellement changé. Elles au moins découvraient le monde. On avait, soupirent-elles, une toute autre façon de voyager, une vraie. Et mine de rien on se coltinait le réel, la Suisse, le Vatican, les gardes suisses. Magiques ces bannières! Réellement magiques!
J’opine avant de reprendre ma lecture de l’Anthologie des voyageurs français et européens de la Renaissance au XXème siècle, avec le sentiment désagréable que cette anthologie mérite déjà de solides compléments.
Jean Prod’hom
LXVII
Je ne l’avais pas revue depuis trente ans, mais je la reconnus aussitôt. Ele s’était pourtant cachée derrière un visage de vieille qu’elle avait consciencieusement plié, froissé, creusé tout au long des années, sans faute de goût, pour garder secrets ses secrets. C’est ce masque achevé de la vieillesse derrière lequel elle s’était barricadée qui avait préservé sa jeunesse intacte, enfouie derrière un visage miné et des yeux prêts à s’allumer.
Jean Prod’hom
Abandon des terres basses
Dans les faubourgs parallèles
aux canaux rectilignes
les maisons mal bâties
de base rectangulaire
deux étages pas plus sur pilotis
étaient vouées à l’abandon
la foule ne levait plus les yeux
vers le va-et-vient
des aigles dans le ciel
des cygnes dans l’étang
elle se maintenait à peine
vivante au-dedans d’elle
celui qui s’en serait approché
aurait distingué
les minuscules vies secrètes
forcloses
dans les cours intérieures
car il suffit parfois de suivre
quelques traces
les empreintes soufflées par le vent
les impressions laissées par des témoins
pour que les folles rumeurs
se réveillent
transpirent des huttes abandonnées
toits de roseaux mélangés à la terre
des cris
des rires
des souvenirs
mais rien à acheter rien à vendre
la foule migra
suivie de près
par les dignitaires de l’île
fuyant les quartiers luxueux
du front de mer
rongés par la malaria
la foule ouvrit de place en place
des échoppes
à l’arrivée des riches exilés
à l’évidence
le bourdonnement des activités urbaines
les ravit
et dans des ateliers
sis autour du vieil arsenal
qu’on appelle encore
le collège des Âges
l’activité des plumassiers
les cris colorés des joailliers
le soin des orfèvres
le noble entretien des lieux
soulevaient haut
les rues de la vieille ville
recouvertes de paille et d’herbe
plus de places disponibles
nulle monotonie à tout cela
l’île flottait sur la mer
comme au temps des origines
mais là-haut se dressait la ville nouvelle
pour longtemps encore
sans doute
Jean Prod’hom
Dimanche 13 juin 2010
Au réveil, par la petite fenêtre des combles – qui restera ouverte, j’ose l’espérer, les cent jours que dure ici la belle saison –, me parvient le concert d’il y a une semaine, avec le soleil de juin déjà haut dans le ciel, le même ou la suite, qu’importe je ne l’entends guère. C’est que je me réveille avec au-dessus de moi une main à large paume qui me ramène promptement au-dedans de mon crâne, comme le ferait un ressort tendu, chaque fois que je tente une sortie à l’air libre. C’est qu’au-dedans sommeille une inquiétude familière, aux formes diverses et imprévisibles dont je ne prends connaissance qu’au réveil et ne perçois le contour que lorsque elle se dissipe.
Une de ces inquiétudes dont on on ne voit pas le bout, qui se retire tout un jour avant de vous harceler le matin suivant, sans crier gare. C’est une inquiétude liée à celle d’un enfant qui se demande pourquoi les choses ont pris un tel tour un jour, qui ne comprend pas pourquoi la vie parfois sort de ses gonds. Son inquiétude s’est glissée dans la mienne dessous la boîte crânienne, c’était en janvier 2008, deux ans et demie déjà, elle a pris le temps d’étendre son empire. Elle agit en moi à l’image des questions qui agitent l’esprit de l’enfant. Et c’est de cette image qu’il me faut me délivrer, sans succès jusque-là. Et c’est vers ces images qui noircissent et alourdissent chacune de mes pensées que la main à large paume repousse ce matin, en un geste bref, chaque fois que je mets le nez dehors, la tête d’épingle courageuse qui s’essaie à rejoindre l’avant-garde du jour.
Dehors il fait beau, un cheval, un vrai, roule ses sabots sur le bitume, on entend la cavalière qui lui parle, lui il secoue la tête. Le vent souffle du sud-ouest si bien qu’il ne portera pas jusqu’ici, à neuf heures, les neuf coups du village; le coq embarqué par le renard ne chantera pas trois fois. Un milan noir passe dans le rectangle azur du velux, je l’accompagne un bref instant avant que l’inquiétude ne me reprenne. C’est ainsi chaque fois que je m’éloigne, comme si elle voulait que je lui reste fidèle. Puisse-t-elle cesser de me secouer, devenir ce simple souci, liquide tiède mélangé au sang de mes veines, vrai réconfort pour l’enfant qui en a besoin.
La trotteuse du réveil nous rappelle que le temps qui passe s’obstine dans des impasses. Seules les choses vont, viennent et parfois s’éloignent un instant dans le silence. Il convient de prendre de la hauteur, assez haut pour qu’on puisse considérer notre sort avec le même état d’âme et avec les mêmes égards que ceux qui nous portent à considérer celui du premier venu. Convient-il de parler de tout cela ici, est-ce bien de la sorte qu’on prend de l’altitude et que, nous éloignant, nous approchons de la possibilité d’offrir quelques noms à ce qui n’en a pas encore? L’inquiétude perdra-t-elle ainsi son insidieuse lourdeur pour devenir ce souci large et accueillant qui allège en nous conduisant à la hauteur qu’il faut, là où il convient d’être?
Je parie que l’enfant saura un jour, dans le langage qui nous oblige, prononcer les paroles qui m’offriront la paix et le lanceront entier sur la voie qui est la sienne.
Jean Prod’hom
Saisons
Certains d’entre eux écrivaient leur volonté dans le ciel au lance-flammes, ils brûlaient des pans entiers de la nuit pour éclairer la route des jours suivants. Mais rappelez-vous, ils crevaient, et les éclairs se joignaient au tonnerre. Ils voulaient, disaient-ils, infléchir le cours des choses, les arracher des mains de ceux qui en avaient fait le fond d’un vilain commerce; prendre les devants, écarter les injustices, établir l’égalité, partager les richesses, supprimer les privilèges. Se reposer enfin avec un rêve, celui de revenir un jour au jardin de l'hypothétique origine. Et ils chantaient des refrains entêtants : un peu d’humanité, la sieste, quelques cacahuètes, un coin d'ombre. Des bartasses, de l'eau aussi, et un peu de vide pour respirer. Ils se sont battus rageurs, pierres, arbalètes, épées à simple ou double tranchant, flèches, boulets hurlants, pavés dans le ciel, de la brusquerie parfois, et un peu de haine au fond des yeux. Les éclairs et les orages se mêlaient à leurs cris. Ils avaient l’impression que ça avançait, et qu’ils y parviendraient. Pas eux bien sûr, mais leurs enfants ou leurs petits-enfants au moins. Ils alignaient chaque matin sur la table de la chambre les deux ou trois raisons pour lesquelles ils se levaient en sifflotant. Parfois le sang coulait et ils changeaient le monde, et le temps était de la partie.
Les voici tout près du couchant, toujours rien, manquant de tout. Adieu le siècle des Lumières, raté le rendez-vous pris à l’âge de la raison avec l'âge nouveau, amour et loisirs : le volcan crachote des confettis, révolution des oeillets, révolution de safran, de velours, révolution des roses, l'orange, celle du cèdre, celle des tulipes.
Ils n’ont plus rien, plus même d'habitudes, l'histoire s'est retournée sans qu'on le veuille et le temps s'est retiré. Pieds dans la glu d’un dernier tour qui fait vis sans fin, bouleversement silencieux, profond, invisible. Et on cale, la volonté abolie, en panne de l'avant, condamnés à nous retourner – lorsqu’on y parvient – et à nous adosser au jour qui s’en va. On aperçoit alors au levant les éclairs qui se joignent au tonnerre, et on voit se lever les commencements dont il nous reste à décrypter le chiffre. On se détourne de l'histoire épuisée, du couchant qui l’emmène dans son lit, et on va à reculons en faisant le dos rond, avec pour seule lumière celle de l’aube qui éclaire les pas qui nous ont amenés là, flux tendu qui ne mène nulle part. Dans notre dos le soleil se couche et les pavés sont dans la mare, le pire est arrivé, l’histoire n’a pas tenu ses promesses, elle quitte le devant de la scène. Il nous faudra désormais faire sans son vacarme et accueillir une version inédite du temps.
Publié le 4 juin 2010 dans le cadre du projet de vases communicants chez Jeanne (Chez Jeanne)
Jean Prod’hom
Construction de la ville
La demoiselle s'indignait l’autre jour auprès d’un monsieur bien mis qu’une dame, enseignante de français, fît lire à ses élèves des textes traduits. Le trésor de la littérature française lui paraissait "suffisamment inépuisable" et il faut, disait-elle – vieille rengaine –, étudier ceux de chez nous avant de lire en traduction ceux que les autres immanquablement ânonnent. La demoiselle sous-entendait qu’un texte traduit est par définition qualitativement inférieur à ce même texte en langue originale. Outre que cette vérité n'a jamais été absolument établie, précisément parce qu'il est à craindre qu'un tel examen conduise à l'établissement de la proposition inverse, le monsieur et la dame auraient eu beau jeu d’en appeler à Jaccottet, Baudelaire, Proust – autre rengaine – et tous les autres traîtres qui ne se sont jamais posé de telles questions. Ni le collègue de la demoiselle ni la dame, absente vous l'aurez compris, n’en appelèrent à qui ou quoi que ce soit et se turent. Quant à moi, voisin silencieux, j’hésitai à prendre la défense des textes traduits qui, somme tout, contiennent à l’évidence infiniment plus de richesses que les textes dont ils sont la traduction, ne serait-ce que parce qu’ils recèlent d’une manière ou d’une autre, mais absolument, non seulement la totalité des premiers mais bien d’autres choses encore, et peut-être l’ensemble des livres. Finalement je me tus.
C’est lisant un texte de l’Anthologie des voyageurs français et européens de la Renaissance au XXe siècle, Le Voyage en Suisse (édition établie par Claude Reichler et Roland Ruffieux) que cette conversation m’est revenue à l'esprit. Il s’agit d’un texte écrit en latin entre 1431 et 1439 par Æneas Sylvius Piccolomini alors qu’il séjournait à Bâle au moment du concile. Le futur Pie II y décrit la ville de Bâle d’avant la Réforme. Ce n’est donc pas en latin que j'ai découvert ce texte – je m’y entends mal – ni dans la traduction allemande qui circulait à la fin du XVIe siècle – je m’y entends mal encore – mais dans la traduction française de Philippe-Sirice Bridel qui a disposé, c'est sûr, de la version allemande. Cette traduction du texte d’Æneas Sylvius Piccolomini figure dans l’ouvrage intitulé la Course de Bâle à Bienne par les vallées du Jura, publié à Bâle en 1789 et que le Doyen Bridel conçut sous forme de lettres destinées à un public suisse.
La situation est admirable* et la polyphonie s'épaissit encore lorsqu’on lit en avant-propos que la grande diversité des états de langue dont relèvent les textes rassemblés dans cette anthologie nous a conduits à rendre homogènes l’orthographe et la ponctuation selon l’usage actuel. Nous n’avons en revanche modifié la syntaxe que très rarement, lorsque la compréhension l’exigeait pour certains auteurs anciens.
Æneas Sylvius Piccolomini | Philippe-Sirice Bridel (Doyen Bridel) | Claude Reichler
Voici donc un extrait de ce texte écrit au XVe siècle par Æneas Sylvius Piccolomini, traduit par le Doyent Bridel au XXIIIe siècle et présenté par Claude Reichler à la fin du XXe :
La largeur du Rhin est de deux cent cinquante pas, à l’endroit où le petit Bâle est joint au grand par un pont de bois. Il arrive quelquefois, quand les grandes chaleurs de l’été fondent les neiges des Alpes, et en versent les torrents dans le fleuve, qu’il inonde les rues, renverse le pont et rompe toute communication entre les deux villes : nous ne dirons plus rien du Rhin, si ce n’est qu’il abonde en toute espéce de poissons, surtout en saumons, que les Bâlois préfèrent à tout autre, à cause de leur délicatesse exquise.
Plus loin :
Tout récemment on a embelli la ville de plusieurs promenades, semées d’arbres verdoyants et couvertes d’un joli gazon: les branches des chênes et des ormes, artistement étendues et projetées en dehors, produisent des ombrages épais; rien n’est plus agréable pendant les grandes chaleurs, quoique l’été n’y soit pas long, que de se retirer sous ces frais bocages, pour se mettre à couvert des rayons du soleil.
C’est exquis et on renonce à rendre la justice. On pense plutôt au Pierre Ménard auteur du Quichotte, auquel on revient toujours. Tout a changé et tout demeure, Bâle est enfin sous nos yeux, non pas la ville de Peter, Jacques ou Giovanni, celle d'avant-hier, hier ou aujourd’hui, mais une ville infiniment plus complexe et riche quand bien même les saumons et les ormes ont disparu. C'est Bâle, la belle inconnue, qui s'éveille aujourd'hui à la fin du jour, dans un texte aussi dense et ancien que la ville qu'il a fait naître en la nouant pas à pas au lieu d’un commencement qui s’ignorait et dans lequel elle était tout entière, comme une promesse qu’on tient.
Jean Prod’hom
* Il faudrait poursuivre le déchiffrement du feuilletage lorsqu’on sait que le Doyen Bridel est issu d'un milieu protestant mais éprouve de vives sympathies à l'égard du catholicisme, celui d'Æneas Sylvius Piccolomini qui n'est pas en reste d’ailleurs. Celui-ci a en effet commencé une carrière dans le domaine diplomatique et a participé au concile de Bâle en tant que secrétaire. Il sera de la dissidence et demeurera dans cette ville lorsque Eugène IV transférera le concile à Ferrare. Il soutiendra Amédée VIII de Savoie élu pape en 1439 sous le nom de Félix V, intronisé en 1440 dans la cathédrale de Lausanne et dont il devient le secrétaire, couronné poète en 1442 par l'empereur Frédéric III pour son œuvre poétique et romanesque, dont il devient le secrétaire. En 1445, au cours d'une mission, il choisit de se rallier au pape légitime de Rome, Eugène IV, et abjure devant lui ses erreurs. Il deviendra pape lui-même en 1408 sous le nom de Pie II. Ce qui n’est pas le cas du Doyen Bridel, né en 1745 à Begnins. petit fils de Philippe, pasteur pendant plus de 50 ans dans la vallée de Joux, où il introduisit la culture de al pomme de terre.
LXVI
Une communauté de biens, ça fonctionne toujours mieux lorsque le frigidaire est vide.
Jean Prod’hom
Hydrologie
Beauté défaite
chargée de marchandises
offertes à la nuit
ligne d'horizon aménagée
avec autant d’ordre que de dérangements héréditaires
on se hâta de diligenter une enquête
les bergers du centre
échaudés
par la splendeur froide des montagnes
ne manquèrent pas
de livrer aux ingénieurs orgueilleux
l’eau douce descendue des cimes
elle entrait en gesticulant dans la ville
déambulait de place en place
laissant aux hommes le temps de se désaltérer
elle sortait en chantant
serpentait dans la campagne
jusqu'aux berges du lac
des soldats surveillaient le réseau
on entendait
des par ici
des par là
qui répondaient aux par où des insulaires
exilés sur la plate-forme terminale
admirables raisons
admirables prisons
au sommet des rues larges
les chiens pissaient
au pied des oratoires
et des bastions
dans les pâturages de l'aval
les fleurs fanées maudissaient
l'aqueduc à trois chaussées
le canal à double circulation
sur lequel nous étions arrivés
et sur lequel nous allions repartir
sous le soleil
un moment encore
les yeux tournés vers la lagune
Jean Prod’hom
Dimanche 6 juin 2010
On s’y trouve engagé à demi, sans qu’on le veuille vraiment, couché et immobile alors que le soleil s’est levé depuis longtemps, mais on renonce à prendre les devants. Dehors la rumeur prend de la consistance, avec par-dessus bientôt du cristal, les moineaux, un rouge-queue, les rires des enfants qui préparent la table du déjeuner, des éblouissements. Tiens, le vent a tourné, pas de cloche ce matin, pas de chant non plus : le coq s’est tu. Le renard qui l’a croqué la veille rodait depuis quelques jours dans le pré fauché, chassant le mulot mais visant du meilleur; il attendait que le blé ait levé assez haut pour vider le poulailler. C’est fait, pas besoin ce soir d’attendre la nuit avant d’aller me coucher.
En retrait donc, retenu d’aller droit devant au plein. Pris à parti pourtant trois fois, par les pleurs d’un enfant, le claquement d’un volet libéré de son arrêt, et le souvenir ce soir d’un vieil homme aperçu la veille dans un café de Lausanne, dégingandé mais d’une belle élégance. J’ai cru le reconnaîte. La foule souffrait au soleil, il était à l’ombre avec une vieille femme à laquelle il souriait. Il semblait venir de très loin et était sur le point d’y retourner. Comme s’il était venu faire un saut parmi les hommes, rassasié mais gourmand encore, lorsque le soleil brûle et qu’un courant d’air traverse de la cour au jardin. Cet homme presque aveugle, rencontré un jour dans une bibliothèque, n’avait pas vieilli.
Et tandis que je suis encore loin de l’autre bout de la journée, je songe au chemin qui me permettra de rejoindre au plus court ce qui est resté en arrière ce matin, l’autre moitié. J’y songe avec un sentiment de plénitude, celle d’avoir traversé sans peine un pays arasé, sur un tapis volant au-dessus d’une belle journée à laquelle je n’aurai pas touché, une de ces journées qui en définitive ne comptent pas, d’autant plus étranges et merveilleuses qu’il n’en reste rien, d’un seul tenant, sans relief, accrochées à deux demi-rêves.
Jean Prod’hom
Entrer dans le jour | Jeanne
je n'y arrivais pas
je me refusais d'entrer dans ce jour
je voulais attendre (si je l'atteignais) la nuit
les couleurs se seraient atténuées
la lumière tamisée
j'y verrais sans doute plus clair
mais là, non, je ne pouvais pas être de ce jour
rien pour changer d'avis
rien autour
et la nuit s'est glissée là
heureuse rencontre
et la nuit s'est posée là
dans ces marges
et tout est revenu
comme si je m'observais d'ailleurs
à me souvenir des heures passées en douces compagnies
à entendre (et pouvoir entendre) de nouveau ces rires
alors
j'ai fermé les yeux
et j'ai vu ces grands champs fleuris de jonquilles que j'aurais pu ne jamais connaitre
me suis retrouvée sur quelques chemins rêvés menant aux clairières isolées
de ma besace ouverte où m'attendaient patiemment quelques livres
j'en ai sorti le plus usé, le plus écorné - celui qui me laisse écrire dans ses marges
celui qui me laisse là, dans son espace littéraire
je me suis assise là, à l'ombre d'un saule pleureur (pour sa fraîcheur et son chant dans le vent)
quelque crayon à la main, précieusement, j'entrais en lecture
ce soir, cette nuit
je sais
je le sais
je ne peux évidemment qu'être là
dans ces champs de mots pour éviter qu'ils ne brûlent, éviter qu'ils ne me brûlent
je préfère les laisser glisser (pas en torrent)
les laisser être de ces ruisseaux qui s'écoulent lentement
qui, certains de leur place, passent paisiblement près des saules pleureurs
ces espaces, si vastes.. si conquérants..
je suis conquise - toute entière à leurs causes
je ne veux, ne peux être qu'en eux
entre ces lignes..
et.. tout autant..
dans leurs marges..
Jeanne
écrit par Jeanne qui m’accueille chez elle dans le cadre du projet de vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.
Et d’autres vases communicants ce mois :
Christine Jeanney et Jean-Yves Fick
Tiers livre et Dominique Pifarely
Joachim Séné et Urbain, trop urbain
Morgan Riet et Murièle Laborde Modély
France Burghelle Rey et Denis Heudré
Florence Noël et Anthony Poiraudeau
Anne-Charlotte Chéron et Christophe Sanchez
Maryse Hache et Pierre Ménard
Louis Imbert et Arnaud Maïsetti
Michel Brosseau et Brigitte Célérier
Jeanne et Jean Prod'hom
Jean Prod’hom
In fine
Que nous acquerrions quelques connaissances, quelques outils ou bienfaits, bref des bénéfices, au détour des actions qui nous ont permis de faire ce que nous devions faire en vertu des impératifs de la conscience, tant mieux. Que tout nous glisse entre les doigts, sable, eau et dollars, qu'importe en définitive. Que nous perdions de vue l'horizon qui veille sur le passé et le seuil de la maison qui nous a vu naître, et le monde qui se trouve à égale distance de l'un et de l'autre, ce serait se placer sur une voie sans issue. Mais que nous n'atteignions pas à la fin l'équanimité désirée en dépit de nos efforts constants et obstinés, c'est ce qui peut nous arriver de pire.
Jean Prod’hom
Anniversaire
Il faut qu'aujourd’hui encore je m'y colle puisqu’il ne s’est trouvé dans le zinc du 807 aucune âme assez généreuse pour me rédiger une triplette assez ronflante le jour de mon anniversaire.
On aurait pris conscience à cette occasion de ce qui distingue les essais disgracieux de 807 nains du geste tranchant d’un géant.
Quoi qu’il en soit, avoir disposé sans bourse délier de 807 nègres, dociles et besogneux, qui auront oeuvré 807 jours durant à l'établissement définitif de votre renommée, n'est-ce pas là le signe avant-coureur du génie ? Faut-il les en remercier ? 807 fois ?
Jean Prod’hom
18 juin 2009
Fond de l'île
Personne n’était arrivé indemne
dans les bas-quartiers de l’île
poches vides autrefois
occupées dès les premiers jours
par des exilés
au statut indéterminé
des choix arbitraires
qu’on déplore
aujourd’hui encore
mais qu’on admet faute de mieux
n’en parlons plus
nous n’y étions pas
banlieues sur pilotis
réduites mais placées en nombre
au-dessus des eaux dormantes du marécage
satellites de bambous
bien entendu
on y tournait en rond
le gouverneur les appelait
dépendances autonomes du centre
on ne craignait pas les paralogismes
des régions prospères
aux dires de certains
des régions aux mains vides
désoeuvrement en boucle
on gobait les oeufs
des oies sauvages
on enrubannait
les arbustes rabougris
de la dune
on faisait sécher au vent
les linges de lin
dans des bouquets de genévriers
des rêves
sous les ruines en construction
de pierres sèches
des idées perdues
ce n’est pas ainsi qu’on ferait face
à l’envahisseur
derrière le chant rauque
des oiseaux camouflés
patientaient de nouveaux arrivants
aucun témoin
on voyait là pour la dernière fois
des choses jamais vues
Jean Prod’hom