Laurence Probst | Céramique
Elle participe enfant aux ateliers de poterie que Simone Mayor offre aux élèves de Moudon lorsque l’école est finie. Cette rencontre avec la terre sera décisive et ses effets ne la lâcheront pas. Mais c’est en marge de son activité professionnelle que Laurence Probst se formera, dans la vertu du compagnonnage et des ateliers où la transmission se fait de main à main, hors l’institution où la norme se raidit, dans ces marges que nos sociétés ont laissées en friche pour que le passionné indépendant puisse aller de son pas, loin des pressions, et trouver cette confiance qui croît de l’intérieur.
Laurence Probst rendra ce qu’elle a reçu aux enfants, à ceux de Lucens et de Moudon d’abord, à ceux des alentours de Vulliens ensuite où elle vit avec sa famille. C’est au geste libre et au regard appliqué des enfants que va tout particulièrement son attention, et c’est pour eux qu’elle a suivi en 1991 l’enseignement d’Arno Stern. Il lui a permis de mieux définir sa place, non plus évaluer l’adéquation des productions des enfants à des modèles, mais les accompagner autant que faire se peut dans l’exploration de ce qu’ils sont, sans que jamais leurs réalisations ne constituent la fin dernière de leur aventure. Un vent d’est souffle à Vulliens où sont mises à l’honneur des techniques qui ne tournent pas rond : modelage, colombins, plaques.
Être au service de l’enfant soit, puisqu’il en a besoin, mais être à soi-même son propre servant, explorer l’histoire, les techniques et découvrir les variations des formes primitives, bol, assiette ou plat, préparer méticuleusement la rencontre de la terre et du feu, partager avec d’autres son savoir-faire, n’est-ce pas essentiel aussi ? A cet égard le stage auquel participe Laurence Probst en 2009 à Saint-Quentin-la-Poterie est crucial. Elle s’y familiarise avec les techniques des cuissons primitives, celle du raku et de l’enfumage qui vont infléchir ses réalisations. Elle en revient pleine d’idées.
Demandez ! Elle vous racontera la chamotte et son grain, le galet pour polir avant la première cuisson, les petites inventions qui font sourire, la vieille lessiveuse, le biscuit, le lit de sciure de sapin ou de chêne mêlée à la paille et le foin, la cire d’abeille et le bas de laine avec lesquels elle lustre les pièces enfumées, la fabrication des émaux, les étonnements lorsqu’on défourne. Voyez les rejetons de cette mystérieuse cuisine conçue dans l’atelier, répétée, hautement technique, jointe au savoir-faire des anciens ! C’est l’écho d’un événement soigneusement préparé que le feu dans le four prend soudain en main, un bref instant, livrant aux circonstances et aux hasards les mauvais plis de la terre, récipients aux bords ronds, indécis, peau lisse ou craquelée, enfumés ou émaillés, grands signes de fumée noire, dentelles de l’émail qui se rétracte. On n’y est pour rien, ni les dieux ni les anciens ne sont jamais entrés dans le four, pas plus qu’ils ne sont entrés dans la tête des enfants. Pas besoin d’aller bien loin pour voyager, une roulotte prise dans les hautes herbes suffit.
Travaux actuels de Laurence Probst
Exposition du 1 octobre au 13 novembre 2011
Horaires d'ouverture
Du mercredi au dimanche de 14h à 18h00
Jean Prod’hom
A.13
Pourquoi un tel empressement, une telle agitation, joyeuse, autour d’une découverte qui pourrait tous nous mettre dans de beaux draps ? Car enfin, que des particules subatomiques puissent faire la pige à la vitesse de la lumière, c’est vraiment bien le pire qui puisse nous arriver. Et que ces neutrinos dissimulent leur nocivité derrière l’innocence d’un nom doit nous convaincre de l’importance de l’événement dont l’effet délétère s’est produit, quoi qu’il en soit, bien avant que celui-là ait eu lieu.
Entre le CERN et le Gran Sasso court une rumeur, c’est par Facebook que plusieurs physiciens ont appris la nouvelle, à cause de Twitter que les rêveurs se sont levés, simultanément, mêlant aux jours tristes du travail à la mine un enthousiasme incompréhensible, analogue à celui qui brûla l’âme des intellectuels d’il y a quelques décennies devant des structures et des courbes, dissipatives d’abord, fractales ensuite. J’en étais, gourmand et hébété.
Me voici aujourd’hui saisi par deux curieux sentiments. Je me réjouis d’une découverte qui pourrait mettre dans le pétrin la superbe des bien-pensants – avec la conviction pourtant qu’une couche supplémentaire, coûteuse, constituée de roues dentées et de cycles, épicycles, épicycles d’épicycles, rendra toujours plus improbable la mise au rebut des théories existantes. Je me réjouis ensuite à l’idée qu’on va enfin bazarder cette théorie de la relativité restreinte à laquelle je n’ai jamais rien compris, que je vais pouvoir enfin m’acheter un cahier neuf dans lequel je noterai les postulats et les théorèmes de la nouvelle théorie, enfin à ma portée, que je me promets de suivre pas à pas jusqu’à la nouvelle alliance.
Je m’emporte, je m’emporte, mais rien ne me console. Et je crains que la vérité ne s’éloigne encore un peu, avec le repos qui aurait dû l’accompagner, un peu parce que c’est de son ressort à la vérité de demeurer hors de nous, dans un monde qui ne demande rien d’autre qu’on y persévère. Je sens mon enthousiasme fléchir comme devant ces livres qu’on ne terminera pas et une fatigue radieuse se réjouir de la nuit qui tombe.
Jean Prod’hom
Dimanche 27 septembre 2011
Au printemps 1916, Ernst Jünger quitte la première ligne. Il est détaché à Croisilles, une petite ville près d’Arras, pour suivre un cours d’officier. Il prend conscience alors du travail qui se fait à l’arrière : les ateliers de réparation de l’artillerie, la fabrication du pain, l’élevage des porcs, la traite des vaches, les abattoirs, les parcs d’aviation... Mais aussi de la vie qui continue sans lui : avril, les coussins de trèfle, mai, les prunelliers blancs, les marronniers en fleur, début juin, les étangs et les collines. J’aurais aimé, tout au long de cet après-midi dans le Pays-d’Enhaut, que son récit s’arrêtât là, qu’il demeure captif de ce no man’s land, qu’il m’en parle encore, et que la guerre oublie ce jeune officier.
Mais Jünger est rappelé sur le front en juin où se dessinent les premières ombres de la bataille de la Somme. Il faut recommencer, préparer les attaques, faire des prisonniers, soigner les blessés, franchir le double réseau de barbelés, enterrer ses morts, se traîner sur le ventre pour aller écouter l’ennemi devant sa tranchée, essuyer des salves de mitrailleuse. La liste est longue, aussi longue que celle des choses qui se déroulent à l’arrière. Et c’est au coeur même de cet enfer que la vie renaît, et la paix avec, lorsque les hommes épuisés se mettent à réparer leurs barbelés, sans apercevoir ni entendre leurs ennemis qui reculent en rampant. C’est le crépuscule et la mort, qui se dressait déjà, aux aguets, entre les deux partis, s’enfuit désappointée...
Dire que nos vies sont à l’image de celles des soldats de la Grande Guerre, c’est beaucoup dire. Mais nous disposons parfois, comme eux, d’un peu de répit, au coeur de nos petites guerres ou en leurs marges, dans ces mondes inhabités qui font bande à part, campagne d’automne ou no man’s land. En ces lieux où nous ne sommes que par hasard – ou contraints, c’est la même chose –, munis d’un peu de ce rien qui nous unit, dans les parages d’une obsession mortelle à laquelle il convient de renoncer un jour. Et nous voilà d’un coup libres, laissant comme seule empreinte de notre passage, celle d’un corps dans l’herbe de Gérignoz. La main coupée et dépositaires du tout.
Jean Prod’hom
Il y a les fripons qu’on croit sorciers
Il y a les fripons qu’on croit sorciers
les histoires courtes
le revers des talus
il y a l’ivresse rétrospective
les champs de lavande après la moisson
le doute lorsqu’il reste décent
le départ des hirondelles
les travaux pratiques
il y a ce qu’on appelle musique
Jean Prod’hom
Labours
Sous le Chauderonnet Daniel retourne le champ qui se laisse aimablement faire, les glèbes noires s’ajustent derrière sans déborder du sillon. Une nuit suffira pour que tout se tasse. Et à l’aube la terre aura retrouvé son ventre rond.
Jean Prod’hom
Edouard Monot | Opus incertum
Lorsque nous nous sommes acquittés de nos dettes et de l’inévitable, lorsque nous en avons fini avec la pile des affaires courantes, les peines, les été pourris et l’hiver qui se prolonge, les longs couloirs, les sales affaires, la file des obligations, les salons, les successions, les petits plaisirs et les jours les plus longs, bref, lorsqu’on en a fini avec ce qui assure l’équilibre de nos vies précaires et de leurs saisons, n’est-il pas heureux de disposer d’un peu de temps, hors tout, pour retourner au monde qui nous était promis – ou dont on avait rêvé – et dont nous nous sommes tenus éloignés, silencieux, en pliant l’échine parfois ?
Il est de ceux qui ont su aménager le recoin d’une cuisine pour mettre bout à bout les morceaux d’une aventure esthétique singulière, aux contours indéterminés, une de ces aventures qu’on poursuit sans trop savoir pourquoi, avec le souci de la mener à bien, la conviction qu’on n’y parviendra qu’imparfaitement et l’assurance qu’elle nous laissera au mieux les mains vides.
Pas besoin d’un palais pour cela, ni année sabbatique ni résidence d’artiste, une antichambre, l’ombre d’une arrière-boutique, un atelier d’occasion et un peu de temps arraché chaque jour lui ont suffi pour rassembler au moment voulu une trentaine d’objets qui tiennent circonscrit l’incertain, saisi à peine entre ombre et lumière, offert à ceux des passants qui veulent bien renouer un bref instant avec la construction de ces châteaux de sable qui, l’été, irriguaient leur enfance et retrouver le sérieux qui les habitait, l’hiver, devant des puzzles géants.
Des petites fenêtres, rien d’autre que des petites fenêtres en trompe-l’oeil, et dedans une durée, une durée qui dure, un temps qui ne file pas droit, c’est-à-dire du temps roulé comme de la pâte, avec dedans la possibilité que quelque chose survienne.
Mais nous avions beau faire, notre reflet se mêlait à ce que nous croyions voir. Où que nous soyons, nous apercevions le reflet d’un visage captif et le milieu dans lequel il se complaisait, la silhouette d’un inconnu qui nous tenait éloignés de ce que nous étions venus chercher. Tout se passait à notre insu, dans un dialogue organisé hors de nous par la lumière, entre le monde qui va pour son compte dans les pièges d’un miroir sans tain et l’immobilité absorbante de ce qui reste de la représentation derrière les battants d’une fenêtre.
Il y avait pourtant dans ce mariage quelque chose à saisir, les ailes de feu d’un papillon exposé dans une vitrine, derrière ou devant un visage égaré. Mais qui du papillon ou du visage était le suaire, et pour quelle histoire ?
Le soleil déclinait lentement vers l’horizon. Au ras de l’amoncellement rocheux couronnant l’île, la grotte ouvrait sa gueule noire qui s’arrondissait comme un gros oeil étonné, braqué sur le large. Dans peu de temps la trajectoire du soleil le placerait dans l’axe exact du tunnel. le fond de la grotte se trouverait-il éclairé ? Pour combien de temps ? Robinson ne tarderait pas à le savoir, et sans pouvoir se donner aucune raison il attachait une grande importance à cette rencontre.
L’événement fut si rapide qu’il se demanda s’il n’avait pas été victime d’une illusion d’optique. Un simple phosphène avait peut-être fulguré derrière ses paupières, ou bien était-ce vraiment un éclair qui avait traversé l’obscurité sans la blesser ? Il avait attendu le lever d’un rideau, une aurore triomphante. cela n’avait été qu’un coup d’épingle de lumière dans la masse ténébreuse où il baignait. le tunnel devait être plus long ou moins rectiligne qu’il n’avait cru. Mais qu’importait ? Les deux regards s’étaient heurtés, le regard lumineux et le regard ténébreux. Une flèche solaire avait percé l’âme tellurique de Speranza.
Le lendemain le même éclair se produisit, puis douze heures passèrent de nouveau. L’obscurité tenait toujours, bien qu’elle eût tout à fait cessé de créer autour de lui ce léger vertige qui fait chanceler le marcheur privé de points de repères visuels
Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, 1967 (Folio 2008, 104)
On ouvrit donc les fenêtres et on mit l’île autrefois sous cloche au vent. La Verzasca déboulait sous nos pieds, elle avait mis en pièces la montagne, creusait son lit dans un bruit assourdissant. L’eau insaisissable chantournait les éboulis et polissait les fragments d’un puzzle aux motifs inconnus. Elle écrivait de haut en bas un récit immobile qui se poursuivait et que rien ne pouvait arrêter. Les pierres s’arrondissaient, l’eau multipliait ses passages, modelait des réduits, creusait des poches, dessinait des avenues, dévalait la pente entre les cimes et le lac, aménageait les ruines de la montagne en d’innombrables petits chaos irrigués dessus dessous par l’eau qui tenait ensemble l’ensemble qu’elle faisait briller et chanter.
Qu’avions-nous donc à faire de notre côté ? Reprendre une à une les choses mises en pièces en prenant à son compte la part laissée au hasard, reprendre une préhistoire dont on ne sait rien, dessus dessous, la recommencer comme un tavillonneur sous un ciel bleu, refaire ce dont le hasard n’aura été que la réponse paresseuse et immédiate à ce qu’on ne sait voir, reprendre pierre à pierre depuis le dedans, de proche en proche, différant le nom de ce qui commande l’aventure. Aucune appellation ne viendra donc boucler l’ouvrage, ou sans titre, une expression qui n’assure de rien.
Opus incertum, une manière de sonder latéralement l’insaisissable, de reconstruire solidement le précaire en lui offrant un fond, une coque pour autre chose. Ici pour rien ou pour elle-même, un ouvrage détaché de sa fin.
Les petits accidents jouent des coudes, la main écarte deux pièces pour rectifier l’équilibre, demi-tour, reculer ou avancer d’un plan, fort, da, les doigts reprennent des pièces, les refaçonnent, dessus dessous, établissent des ponts, creusent des galeries, collent et recollent, tout recommencer parfois.
Ça va tenir, ça va tenir sans titre, et si ça ne tient pas, on recommencera la partie. Mais sans laisser la main à celui qui n’en a nul besoin et qui fait vivre le monde comme un marionnettiste connaissant le fin mot de l’histoire, mais en prenant cette fois l’affaire sur soi et d’en-bas, comme un insomniaque qui guetterait le lever du jour, avec les mains qui retrouvent leurs fonctions ouvrières, à hauteur des pierres.
Les doigts se méfient des figures et des désignations qu’il tiennent prudemment à distance, ils exigent le silence et se taisent aussitôt que la représentation guigne avant de fondre sur leur attention et les détourner de ce qui est pour les enrôler dans ce qu’ils pourraient dire. Ça va tenir, ça va tenir donc en-deça de la représentation. Ça va tenir en équilibre, par la grâce d’une syntaxe élémentaire de formes rudimentaires, de formes concrètes tenues en un équilibre dont il faudrait faire le récit épique, du déséquilibre initial qui lui donne la chance unique d’aller au-delà de la nature morte au déséquilibre final qui en fait un tableau vivant, tiré à quatre épingles, debout et fragile, sans pierre d’angle ni clef de voûte.
Mais on a beau dire au diable les maîtres signifiants, ils demeurent sur le qui vive. C’est l’eau qui sourd du chaos des rives de la Verzasca qui rend notre monde vivable, si bien que toute nature morte bien comprise n’a de sens que si elle reste vivante. La vie, je dis bien la vie, se fraie un passage dans le chaos auquel elle donne vie, l’aventure des coquelicots et de la camomille se prépare dans les interstices des pavés. C’est dire qu’une nature morte – et toute l’histoire de l’art n’est peut-être que l’histoire mouvementées de la nature morte – si elle ne raconte rien, n’en est pas moins le lieu même où se raconte la possibilité que quelque chose peut advenir.
L’un dira le berger, l’autre l’orage, un troisième la maison, bien-sûr personne n’y croit vraiment, mais chacun est assuré que quelque chose va se lever dans ce rien en équilibre précaire, quand bien même ce rien ne se lèvera pas, demeurera en retrait sur le mode de ce qui n’est pas encore.
Car au-delà du blanc sur fond blanc – ou en-deça – on est embarqué, avec le sens qui nous pousse de l’arrière et les choses qui nous attendent au contour. Papillons, coquelicots, mues de serpents ramassés au bord des routes, rouge sang, rouge pourpre, écriture enfin. Voici une macédoine, voici un banc de melons et de pastèques, voilà un jaune d’oeuf et une ribambelle de tessons usés par la mer. Malaxe, malaxe.
Travaux actuels d’Edouard Monot
Exposition du 6 septembre au 5 octobre 2011
Horaires d'ouverture
Mardi au vendredi de 14h à 18h30
Samedi de 10h à 17h
Jean Prod’hom
XCV
La patronne du café est bloquée chez elle à cause d'un lumbago. C'est donc sa nièce qui donne un coup de main, elle s'appelle Betty et a le béguin pour Monsieur Paul, le commercial de chez Progel qui loue depuis quelques semaine une chambre à l'étage. Mais Betty a juré fidélité à Roger, un copain de catéchisme couronné roi de l'abbaye l'année dernière avec lequel elle sort depuis deux ans.
Monsieur Paul surfe bruyamment sur le net, consulte ses mails et met de l'ordre dans ses affaires tout en jetant régulièrement un coup d'oeil du côté du bar, le corps de Betty frémit et son coeur tangue. Roger et ses potes de la Jeunesse sont partis en début de semaine faire de la plongée sous-marine dans la Mer Rouge, mais il pourrait refaire surface à tout moment. Betty a les boules car Roger a l'alcool de palme méchant, elle ne voudrait pas que son retour se termine pour elle en brasse coulée dans le caniveau.
C'est l'heure de la fermeture, Betty tremble, tire les rideaux et ferme le bistrot. Betty mollit, elle finit par suivre Monsieur Paul à l'étage, bien décidée de plonger pour une fois la tête la première dans le stupre, d’y nager une nuit au moins. S’il faut se noyer, que ce soit au moins dans la luxure plutôt que dans le caniveau.
Jean Prod’hom
Dimanche 18 septembre 2011
Les citoyens ont le droit de former des associations pourvu qu'il n'y ait, dans le but de ces associations ou dans les moyens qu'elles emploient, rien d'illicite ou de dangereux pour l'État. Les lois cantonales statuent les mesures nécessaires à la répression des abus.
Cet article 46 de la Constitution fédérale de 1848 est à l’origine de l’épanouissement du buffet de la gare d’Olten.
Personne dans les rues, on a arrosé hier soir sous les cantines la fin de l’été, on cuve ce matin son vin sur les rives de l’Aar, il pleut. La plus grand ville du canton de Soleure n’est décidément plus au centre de l’histoire. Olten ressemble soudain à n’importe quelle autre petite ville. D’ailleurs que reste-t-il à fonder qui n’ait été fondé dans ce buffet calé entre les quais 4 et 7 de la gare ?
Fondé déjà le Club Alpin Suisse, le 19 avril 1863 lorsque des alpinistes venus de toute la Suisse se rencontrèrent ici. Idem pour l’Union ouvrière suisse en 1873, première organisation faîtière des associations du monde du travail, remplacée en 1880, dans ce même buffet, par l’Union syndicale suisse. Conçus ici aussi, devant une bière, le Parti radical-démocratique suisse en 1894, l’Association Suisse de Football en 1895, la Fédération des Églises protestantes de Suisse en 1920. C’est dans ce café encore que des universitaires décidèrent en 1935 d’inventorier les dialectes parlés en Suisse allemande et que, dans les années 1970, un groupe d’écrivains sécessionnistes se réunissaient : Max Frisch, Nicolas Bouvier, Daniel de Roulet qui avaient pour but la réalisation d'une société socialiste et démocratique.
C’est encore à Olten, mais contrairement à ce qu’on croit, de l’autre côté de l’Aar, qu’a été fondé en 1918 le Comité d’Olten, dans une Maison du Peuple dont on ne trouve aucune trace dans la vieille ville. Aucune rue qui rappellerait son oeuvre, aucun monument, aucune plaque commémorative. Pas trace non plus de son président fondateur, Robert Grimm. On va devoir se faire son propre cinéma...
La gauche et la droite ont voté les pleins pouvoirs au Conseil fédéral en 1914, mais les conditions économiques et sociales qui se sont imposées pendant les années de guerre ont conduit la gauche et les syndicats à durcir leur position. Les effets de la guerre aux frontières et les tensions sociales sévissent donc aussi en Suisse. Le 4 février 1918, à Olten donc, dans la Volkhaus, Robert Grimm, conseiller national, réunit autour de lui un groupe constitué de syndicalistes et de socialistes qui s’engagent à défendre les intérêts des ouvriers. Le Comité d'Olten présidé par Grimm menace le Conseil fédéral d’en appeler à la grève si des mesures politiques, économiques et sociales ne sont pas prises contre la hausse des prix. Il s’indigne en outre du fait que le Conseil fédéral enfreint l’article 48 de la Constitution en autorisant les polices cantonales à surveiller les rassemblements publics.
La droite s’inquiète sérieusement lorsque des employés de banque, le 7 novembre 1918, font grève à Zurich pour demander une augmentation de salaire et prie le Conseil fédéral d’envoyer des troupes. C’est chose faite, si bien qu’en réponse le Comité d'Olten appelle à une grève de protestation le samedi 9 novembre. Tout se déroule dans le calme, mais le dimanche, des affrontements entre manifestants et soldats ont lieu à Zurich. Le Comité d'Olten appelle alors à une grève générale dans l'ensemble du pays, assortie de revendications. Plus de 300 000 ouvriers – sur 800 000 – se rassemblent le 12 novembre, au lendemain de l’armistice. Des trains sont bloqués, l’alimentation de certaines entreprises sont coupées.
Le 13, le Conseil fédéral adresse à Grimm un ultimatum, exigeant une reddition sans condition. Les soldats reçoivent l'ordre de tirer pour disperser les manifestants : une personne est blessée. Le jour même, le Comité d’Olten, refusant de livrer les masses sans défense aux mitrailleuses, cède et vote la reprise du travail. Cette décision est proclamée le 14.
A la sortie de ce bras de fer, une partie de la gauche du parti socialiste fonde le Parti communiste suisse qui va adhérer à l'Internationale communiste. L'aile droite de la droite crée de son côté la Fédération patriotique suisse – au buffet de la gare d’Olten évidemment – et durcit ses positions. Celle du parti radical fait sécession et se constitue en Parti des paysans, artisans et bourgeois, qui deviendra Union démocratique du centre en 1971.
Quant à Grimm, il est condamné à 6 mois de prison. Pourtant, certaines des revendications du Comité d’Olten sont immédiatement acceptées : en 1919, l'élection du Conseil national au scrutin proportionnel permettra une progression du nombre de parlementaires de gauche et l’accession d’un second socialiste au Conseil fédéral. La semaine de 48 heures est acceptée cette même année dans toutes les entreprises publiques ou privées.
La grève générale de 18 aura eu également des conséquences à long terme : la création d'une assurance-vieillesse et survivants sera acceptée en 1947, l’assurance invalidité en 1960, le droit de vote et d'éligibilité des femmes enfin, mais seulement hier, en 1971.
Le souvenir de ces événements, la crise des années 30 et la menace des dictatures conduisirent les partenaires sociaux à signer en 1937 la Convention de Paix, c’est-à-dire à se retrouver au buffet de la gare d’Olten autour d’une bière plutôt que de recourir à des moyens violents pour résoudre les problèmes sociaux.
Jean Prod’hom
Il y a les branches alourdies des pommiers
Il y a les branches alourdies des pommiers
la reconstruction des contextes
il y a l’union syndicale
les oiseaux migrateurs
les librairies de province
il y a le chemin qui disparaît derrière la colline
les cartes postales colorisées
les buffets de gare
les mots sans suite
Jean Prod’hom
Portes d'automne
C’est le dernier moment pour ramasser ce qui traîne dans le jardin, avant que les feuilles du tilleul, celles de l’érable, des foyards et des chênes ne les ensevelissent : la brouette, les outils laissés devant l’atelier, la trottinette de Lili... et la neige finira le travail. Dans quelques jours on aura tout juste le courage d’aller chercher les derniers oeufs au fond du jardin. Il nous faudra attendre le printemps pour aller au bout du monde.
Les enfants jouent au lit et leur mère dort. Leurs chicanes étouffées, le silence et la pluie sur les tuiles molletonnent ce premier des mauvais jour. On voyait hier soir sur le Jura les nuages dans le ciel annoncer la nouvelle et emmener la belle saison. Ce matin, en lançant le premier feu dans le poêle, j’ai donné mon accord à ce contre quoi il ne sert à rien de s’opposer. C’est fait, il convient désormais de s’y faire : les poules se réjouissent de la terre meuble, on devine la couleur d’or et l’odeur de miel des chanterelles d’automne.
Et puis il suffira de laisser l’échelle dans le verger pour aider les saisons à tourner rond.
Jean Prod’hom
Arasement
Les événements étaient bien trop rares pour que les notables désignent un fonctionnaire préposé à leur collecte et à l’organisation de leur succession, bien trop rares pour qu’on imagine la poursuite d’une histoire qui se désagrégeait aux abords de la ville, si bien que les employés communaux, à la tombée du jour, n’en faisaient que des petits tas gris qu’on escamotait dans des containers au cours de la nuit.
Des mèches de cheveux jonchaient les devantures des barbiers et les bordels n’avaient plus ouvert leurs portes depuis que les derniers clients avaient trouvé la porte close, mais les échelles demeuraient appuyées aux ruines – il faut dire que les pachons tenaient encore bon.
Conservées au centre de la place les cendres autour desquelles s’était tenu il y a longtemps le dernier conseil des guerriers. On avait placé sous les chenaux rudimentaires de l’hôtel de ville de vieux casques rongés par le vert-de-gris pour récupérer l’eau des averses destinée à nourrir les anciens faits d’arme enterrés dans le jardinet jouxtant le cimetière désaffecté, mais personne n’avait eu le courage de tenir cet engagement. Rien ne poussait plus sur les rebords des fenêtres des petites maisons de la place, ni coton brodé ni clochettes domestiques.
Plus rien à distribuer et aucun ennemi à houspiller. On parlait pourtant, mais la peine ouverte et à voix si basse que les intentions anciennes, encalminées dans les boîtes crâniennes, n’ensemençaient plus que des terre-pleins sur lesquels on marchait avec la crainte de se faire remarquer. Parfois pourtant, un vent de folie soufflait, et l’on assistait craintif au spectacle de l’un d’entre nous traversant les vieilles dalles de la place de l’église sans toucher ni aux joints ni au lézardes. C’était le seul plaisir qu’on s’octroyait, à tour de rôle. Car plus personne ne se rendait plus jusqu’au front de mer pour noyer son désarroi dans le fracas et l’écume des vagues, trop risqué.
On avait renoncé depuis longtemps à devenir l’égal des dieux qui désertèrent un beau matin l’île qu’ils avaient honorées, un peu par ennui. Qui se souvient des aigles et des tigres ? On fait disparaître aujourd’hui à grands frais les plumes des grands oiseaux voiliers apportées par le vent dont on garnissait autrefois les coiffes de nos enfants. Oubliés les pagnes, oubliés les glaives. Nos ruminations bavent sur les saisons et les colonnes brisées ont perdu de vue leur chapiteau. La descente aux enfers des collectivités est aussi longue que leur éclosion.
Jean Prod’hom
Une seule journée
« Ce qui a le plus changé dans ma vie, c’est l’écoulement du temps, sa vitesse et même son orientation. Jadis chaque journée, chaque heure, chaque minute était inclinée en quelque sorte vers la journée, l’heure ou la minute suivante, et toutes ensemble étaient aspirées par le dessein du moment dont l’inexistence provisoire créait comme un vacuum. Ainsi le temps passait vite et utilement, d’autant plus vite qu’il était plus utilement employé, et il laissait derrière lui un amas de monuments et de détritus qui s’appelait mon histoire. (...) Peut-être cette chronique dans laquelle j’étais embarqué aurait-elle fini après des millénaires de péripéties par « boucler » et revenir à son origine. Mais cette circularité du temps demeurait le secret des dieux, et ma courte vie était pour moi un segment rectiligne dont les deux bouts pointaient absurdement vers l’infini, de même que rien dans un jardin de quelques arpents ne révèle la sphéricité de la terre. Pourtant certains insignes nous enseignent qu’il y a des clefs pour l’éternité : l’almanach, par exemple, dont les saisons sont un éternel retour à l’échelle humaine, et même la modeste ronde des heures.
Pour moi désormais, le cercle s’est rétréci au point qu’il se confond avec l’instant. Le mouvement circulaire est devenu si rapide qu’il ne se distingue plus de l’immobilité. On dirait, par suite, que mes journées se sont redressées. Elles ne basculent plus les unes sur les autres. Elles se tiennent debout, verticales, et s’affirment fièrement dans leur valeur intrinsèque. Et comme elles ne sont plus différenciées par les étapes successives d’un plan en voie d’exécution, elles se ressemblent au point qu’elles se superposent exactement dans ma mémoire et qu’il me semble revivre sans cesse la même journée. »
Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, 1967 (Folio 2008, 218-219)
Dimanche 11 septembre 2011
Muet, immense et vide, le ciel éponge chacun des douze coups de midi. Puis plus rien ou pas grand chose, la journée va s’étaler ainsi tout le jour. Pourtant on entend sur le gravier de la terrasse du restaurant des pas hésitants qui se rapprochent. C’est une vieille que son fils suit à contre coeur. Il a quitté son appartement cossu du centre-ville, a bu l’apéro avec des amis, a réveillé sa langue pâteuse et fielleuse avant de frapper à la porte de l’établissement médico-social situé à la lisière du bois d’où l’on voit le clocher de l’église. Il y a placé sa mère avec son consentement, comme il dit à chaque coup d’un air entendu. Ils se rendent comme chaque dimanche dans la grande salle de l’unique restaurant de la région, ou dehors si le temps le permet. Plus de deux ans qu’il se livre à ce manège, il aimerait tant s’en débarrasser une bonne fois, il étouffe mais elle respire.
Ils ne se sont encore adressé aucun mot. Elle lui demande pourtant à voix basse un coup de main pour s’asseoir, mais il n’entend pas. Elle ne peut rien faire sans lui, il se décide enfin à la débarrasser de ses cannes, il déplace même la chaise d’osier. Bien sûr il voudrait s’en débarrasser mais pas comme ça, ça ferait mauvaise façon. Tant qu’il y aura du monde il ne le fera pas. Et il y a toujours du monde, il a peur seul avec sa mère.
Elle, elle le comprend, le fils, mais elle s’en fout, tellement il est loin d’elle. D’être traitée comme du bétail ne l’offusque pas, elle ne lui en veut même pas, mais comprendra-t-il un jour, l’idiot. Elle préfère la belle brise et le soleil de septembre lorsqu’ils font la pair. Il y a tant de place sous le soleil.
Il n’a plus besoin d’elle, ça elle le sait, et il le vérifie chaque dimanche, ces dimanches il en a besoin pour le vérifier. Que fera-t-il de ses dimanches lorsqu’elle sera morte ? Ça, il ne le se demande pas, il n’ose pas le penser. Elle, quoi qu’il en soit, vivante ou morte elle l’aime comme un fils. Et s’il mourait, elle serait un peu triste, c’est sûr, mais elle n’y pense même pas.
Le fils a une quarantaine d’années et une petite entreprise, il ne fait l’impasse sur aucune des odieuses remarques qui lui viennent à l’esprit, pour qu’elle se rende compte qu’elle est cette charge qu’elle pourrait lui éviter. Il voudrait sincèrement qu’elle comprenne qu’elle est de trop. Elle, elle entend bien mais ne veut rien savoir. Il y a quelque chose entre eux qui les sépare, quelque chose qui n’est pas la même chose, si bien qu’aucun d’eux ne comprend ce que l’autre dit, ils parlent une autre langue, chacun sur son île.
Il pense aux tâches qui l’attendent, elle est déjà un peu dans l’éternité, c’est comme si elle s’en foutait de tout, elle le laisse dire, ne l’écoute pas vraiment, ou d’une oreille, lui pose de temps en temps une question venue de nulle part, que satisfait n’importe quelle réponse, des questions et des réponses blanches pour l’apaiser parce qu’il ne supporte pas leur silence. Quant à elle, ce qui est sûr et ça lui suffit, c’est qu’il paiera l’addition du menu qu’elle a choisi, sa retraite est si maigre.
Regardez-les sur sur la terrasse, ils ont tous les deux les mains vides, mais écoutez, ce n’est pas le même vide. Que se passera-t-il lorsqu’il s’apercevra, l’âne, qu’il n’aura pas été de n’être pas encore et qu’il n’a jamais connu sa mère ? Il ne sait rien de la suite. Elle, elle est d’après la fin, c’est une revenante, il y a longtemps qu’elle a accepté de voir filer le train, mais elle revient chaque dimanche sur le quai, grâce à son fils, goûter un peu de l’éternité.
Jean Prod’hom
Il y a les poignées de main
Il y a les poignées de main
l’orage quand il s’éloigne
les lézards
il y a les récolteuses de tabac autochargeuses
le bleu du ciel
les fagots
tes rondeurs
il y la sobriété des armoires vaudoises
les tas de briques
Jean Prod’hom
Lutte contre la terreur
C’était un samedi soir, un soir de fête et de commémorations. Ils mangeaient et buvaient sous la tonnelle, grisés par une brise de septembre.
On leur annonça pourtant vers minuit que des hommes ivres et violents rôdaient dans la région et s’approchaient dangereusement des lieux de leurs festivités. Ils décidèrent alors, par précaution, de se retirer à l’intérieur et de fermer toutes les issues, les portes, les fenêtres, les stores, les volets, pour maintenir la violence de ces individus à bonne distance.
Par prudence ils avaient renoncé à faire la lumière sur quoi que ce soit de crainte d’être vus, de parler par crainte d’être entendus. Ils avaient entamé une guerre à durée indéterminée contre un ennemi inconnu, personne n’ouvrait lorsqu’on frappait à la porte. Le temps passa et les suspects s’éloignèrent, ils l’ignorèrent.
En fermant leurs vies à double tour, les pauvres avaient ouvert une brèche à une autre violence, brute, sans fond. Dans la petite propriété, seul un poirier japonais avait fait bande à part dans un clos en ruines.
Jean Prod’hom
A.12
Il y a peu, les services juridiques des officines de gardiennage de la bienséance publique ont demandé aux commissaires d’une exposition consacrée à Jacques Tati d’effacer la pipe de Monsieur Hulot de leurs affiches promotionnelles au motif qu’elles contrevenaient aux dispositions d’une loi sur l’incitation au tabagisme.
Faut-il s’attendre désormais à ce que les conservateurs de nos musées se débarrassent des toiles de Matisse et de Bonnard qui présentent, plein février, des battants de fenêtres largement ouverts sur la campagne ou l’océan sans personne alentour pour les fermer, au motif qu’elles contreviennent au principe d’économie ? Car enfin, s’il est opportun, pour des raisons d’hygiène et de santé d’aérer régulièrement nos locaux, il est contraire au principe de précaution, largement partagé aujourd’hui, de laisser à journée faite les fenêtres de nos maisons grandes ouvertes.
Jean Prod’hom
Il y a la fronde des innocents
Il y a la fronde des innocents
le formica
les boutons d’or
il y a la vigne qui pleure
la métamorphose des sentiments
les longues balades d’arrière-saison
il y a les mots-sentinelles
le pain et le chocolat
le grincement des portails la nuit
il y a ce qu’on ne saurait oublier tracé dans la poussière des établis
Jean Prod’hom
XCIV
Ils sont une ribambelle, Eliott, Jérôme, Louise et les autres, affairés au centre de la place sur laquelle s’arrêtent les bus scolaires. Accroupis, ils grattent consciencieusement le terre-plein, ils ne m’ont pas vu. Mais lorsque je m’approche pour les embarquer à la maison, ils se relèvent précipitamment, un silex tranchant à la main. Quel mauvais coup préparent-il ?
- Que faites-vous Louise ?
- Papa, on libère les cailloux.
Jean Prod’hom
Dimanche 4 septembre 2011
Ils ont l’un et l’autre le teint des Burgondes et l’embonpoint des laissés pour compte, gros et gras, une crevette rose à leurs pieds. Ils ne sont presque rien et le savent, ni ne le crient ni ne s’en plaignent, à peine surpris d’être là comme la plupart d’entre nous. Coudes croisés on babille maigre, filet d’eau et rouge de banquet, avec la certitude qu’elle et lui seront bientôt chez eux. Plus tôt que prévu car, de fil en aiguille, ils ont passé en revue les reliefs de leur coin de pays, un fond de vallée où il n’y a rien et d’où on ne sort pas. Pour aller où ? Des lentes ont recouvert leur enfance, l’histoire s’affiche sur les lambris des écuries.
J’imagine la carcasse de leurs rêves, les sillons nés de leurs caresses, leurs amours copieuses. Pas une fleur sur la table, leurs mains qui froissent la nappe rugueuse, un imperceptible empressement pour tout et pour rien.
Les deux ménagent dans le tableau qu’ils me destinent de grands vides, si bien que je distingue le froissement des feuilles des aulnes, le tremblement de celles des bouleaux, vois les tourbières et les deux ponts sur le ruisseau. La rondeur de leur vie ne connaît pas la presse, ce sont des fidèles, héros qui s’ignorent, des presque rien au mot bref. Ils ont endigué les vagues menaçantes de leur rêves d’enfant, ils croquent aujourd’hui à pleines dents une pâtisserie qui étouffe leurs envies. Pas de recette pour un telle vie, ils la tiennent de qui la tient de qui l’avait.
Nés là ils ont commencé à sécréter dès le berceau l’histoire simple qu’ils emmènent où qu’ils aillent sur la terre inondée. Au mur de la chambre une bibliothèque avec les mémoires d’un octogénaire, un recueil de poèmes, un ouvrage sur la faune et la flore, de la place encore pour un livre de sermons et un mot sur la tombe. Le temps ne passe plus dans ces villages, on y vit dans des maisons cossues d’où l’on voit les roues immobiles des vieux moulins, les étalons courent dans les pâturages, les fous de la région tentent de revenir sur leurs pas dans les cloîtres des anciens couvents. Plus personne n’a droit au chapitre, le colporteur qui devient notaire n’est plus qu’un rêve.
Les rivières filent à ciel ouvert dans les village, sans s’arrêter, avant de s’abandonner dans les prés, avec des méandres et de petites cascades qui réjouissent, les dimanches après-midi, ceux qui vivent et vont mourir dans les montagnes du Jura.
Jean Prod’hom
Faire voir l’île derrière l’île
Le poème maintient hors de lui ce qu’il a en vue, le repousse au large lorsqu’il croit le toucher, c’est ainsi qu’il l’accueille. Il a, on le devine, des affinités secrètes avec la théologie négative, mais son tracé s’interdit toute négation quand bien même il en use parfois. Il s’écrit dans la nuit qu’il grave les yeux grand ouverts.
Sa tâche se révèle impossible, c’est pour cela qu’il se satisfait si souvent de la brièveté qui abandonne l’évidence, trop à l’étroit, sur son chemin d’erre. C’est dire que le poème ne touche à rien : il a les mailles si larges qu’il laisse tout passer, et s’il faut recommencer, il recommence parce qu’il lui appartient de faire voir l’île derrière l’île.
Jean Prod’hom
L'autre île
« ... quand il comprit soudain la cause de son éveil tardif : il avait oublié de regarnir la clepsydre la veille, et elle venait de s’arrêter. A vrai dire le silence insolite qui régnait dans la pièce venait de lui être révélé par le bruit de la dernière goutte tombant dans le bassin de cuivre. En tournant la tête, il constata que la goutte suivante, apparaissait timidement sous la bonbonne vide, s’étirait, adoptait un profil piriforme, hésitait puis, comme découragée, reprenait sa forme sphérique, remontait même vers sa source, renonçant décidément à tomber, et même amorçant une inversion du cours du temps.
Robinson s’étendit voluptueusement sur sa couche. C’était la première fois depuis des mois que le rythme obsédant des gouttes s’écrasant une à une dans le bac cessait de commander ses moindres gestes avec une rigueur de métronome. Le temps était suspendu. Robinson était en vacances. Il s’assit au bord de sa couche. Tenn vint poser amoureusement son museau sur son genou. Ainsi donc la toute-puissance de Robinson sur l’ile – fille de son absolue solitude – allait jusqu’à une maîtrise du temps ! Il supputait avec ravissement qu’il ne tenait qu’à lui désormais de boucher la clepsydre, et ainsi de suspendre le vol des heures...
Il se leva et alla s’encadrer dans la porte. L’éblouissement heureux qui l’enveloppa le fit chanceler et l’obligea à s’appuyer de l’épaule au chambranle. Plus tard, réfléchissant sur cette sorte d’extase qui l’avait saisi et cherchant à lui donner un nom, il l’appela moment d’innocence. Il avait d’abord cru que l’arrêt de la clepsydre n’avait fait que desserrer les mailles de son emploi du temps et suspendre l’urgence de ses travaux. Or il s’apercevait que cette pause était moins son fait que celui de l’île tout entière. On aurait dit que cessant soudain de s’incliner les unes vers les autres dans le sens de leur usage – ou de leur usure – les choses étaient retombées chacune de son essence, épanouissaient tous leurs attributs, existaient pour elles-mêmes, naïvement, sans chercher d’autre justification que leur propre perfection.. Une grande douceur tombait du ciel, comme si Dieu s’était avisé dans un soudain élan de tendresse de bénir toutes ses créatures. Il y avait quelque chose d’heureux suspendu dans l’air, et, pendant un bref instant d’indicible allégresse, Robinson crut découvrir une autre île derrière celle où il peinait solitairement depuis si longtemps, plus fraîche, plus chaude, plus fraternelle, et que lui masquait ordinairement la médiocrité de ses préoccupations.
Découverte merveilleuse : il était donc possible d’échapper à l’implacable discipline de l’emploi du temps et des cérémonies sans pour autant retomber dans la souille ! Il était possible de changer sans déchoir. Il pouvait rompre l’équilibre si laborieusement acquis, et s’élever, au lieu de dégénérer à nouveau. Indiscutablement il venait de gravir un degré dans la métamorphose qui travaillait le plus secret de lui-même. Mais ce n’était qu’un éclair passager. la larve avait pressenti dans une brève extase qu’elle volerait un jour. Enivrante, mais passagère vision. »
Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, 1967 (Folio 2008, 93-94)
Dimanche 28 août 2011
C’est à Biasca que le Brenno cesse de sautiller sur le granite qu’il a chantourné pour disparaître dans les vieilles eaux du Ticino. Fini son travail de creuse commencé au Lukmanier. C’est à Biasca que les chansons du val Blenio prolongent un peu leur vie, c’est à Biasca que Vittorio Rè, Ezio Rossetti, Guido Pellanda, Esmeralda Guidotti, Giuseppina Delmuè, Enrica Zanga, Laura Jradi, Pietro Monighetti, Olindo Rodono, Lorenzo Carobbio les ont remises, avant qu’elles ne disparaissent, à Remo Gandolfi, Luisa Poggi, Aurelio Beretta, Gianni Guidicelli et Francesco Toschini. Dans l’ancien cimetière les visages bientôt effacés des ouvriers du Gothard et de leur veuve fondent dans la pierre comme des osties. Plus personne sur les chemins des Grisons, le silence y pâture, on n’y mâche plus guère les vieux noms au goût âpre.
Vox Blenii, Il prigionero, A dieci ore, 1994
Les enfants allaient autrefois se baigner au Ri della Froda qui descend de la Cima di Biasca, dans une baignoire qu’on peut rejoindre en longeant les 14 stations du chemin de croix. Je m’y rends aujourd’hui, caracolant sur un sentier qu’éclairent les châtaigniers, un peu au-dessous de l’ancien aqueduc tracé dans la pierre.
Les pieds dans l’eau, la tête dans les mains, les odeurs confondues de la transparence et du fer, les tourbillons assourdissants, le vent dans le dos, j’imagine absent le ciel à l’envers.
Vox Blenii, Son deciso di montare, Polenta gialda, 1997
Jean Prod’hom