Arasement



Les événements étaient bien trop rares pour que les notables désignent un fonctionnaire préposé à leur collecte et à l’organisation de leur succession, bien trop rares pour qu’on imagine la poursuite d’une histoire qui se désagrégeait aux abords de la ville, si bien que les employés communaux, à la tombée du jour, n’en faisaient que des petits tas gris qu’on escamotait dans des containers au cours de la nuit.
Des mèches de cheveux jonchaient les devantures des barbiers et les bordels n’avaient plus ouvert leurs portes depuis que les derniers clients avaient trouvé la porte close, mais les échelles demeuraient appuyées aux ruines – il faut dire que les pachons tenaient encore bon.
Conservées au centre de la place les cendres autour desquelles s’était tenu il y a longtemps le dernier conseil des guerriers. On avait placé sous les chenaux rudimentaires de l’hôtel de ville de vieux casques rongés par le vert-de-gris pour récupérer l’eau des averses destinée à nourrir les anciens faits d’arme enterrés dans le jardinet jouxtant le cimetière désaffecté, mais personne n’avait eu le courage de tenir cet engagement. Rien ne poussait plus sur les rebords des fenêtres des petites maisons de la place, ni coton brodé ni clochettes domestiques.
Plus rien à distribuer et aucun ennemi à houspiller. On parlait pourtant, mais la peine ouverte et à voix si basse que les intentions anciennes, encalminées dans les boîtes crâniennes, n’ensemençaient plus que des terre-pleins sur lesquels on marchait avec la crainte de se faire remarquer. Parfois pourtant, un vent de folie soufflait, et l’on assistait craintif au spectacle de l’un d’entre nous traversant les vieilles dalles de la place de l’église sans toucher ni aux joints ni au lézardes. C’était le seul plaisir qu’on s’octroyait, à tour de rôle. Car plus personne ne se rendait plus jusqu’au front de mer pour noyer son désarroi dans le fracas et l’écume des vagues, trop risqué.
On avait renoncé depuis longtemps à devenir l’égal des dieux qui désertèrent un beau matin l’île qu’ils avaient honorées, un peu par ennui. Qui se souvient des aigles et des tigres  ? On fait disparaître aujourd’hui à grands frais les plumes des grands oiseaux voiliers apportées par le vent dont on garnissait autrefois les coiffes de nos enfants. Oubliés les pagnes, oubliés les glaives. Nos ruminations bavent sur les saisons et les colonnes brisées ont perdu de vue leur chapiteau. La descente aux enfers des collectivités est aussi longue que leur éclosion.

Jean Prod’hom